10. Courtois

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« Eh bien, la lignée Aquamarine n’a pas à se plaindre financièrement parlant, on dirait.

-Ce sont des marchands, Trajan. À quoi t’attendais-tu donc ? »

Devant les deux hommes s’élevait un manoir de pierre blanche aux toits violets. La demeure, relativement isolée au milieu de ses vignes, mesurait bien cent cinquante mètres de côté. Si elle ne comportait pas de douve pour assurer sa protection, sa porte monumentale en chêne noir n’en était pas moins impressionnante.

« Rappelle-moi pourquoi c’est toi qu’on envoie négocier, Néron ?

-Cette famille est certes versée dans le commerce, cependant elle est aussi très réputée pour son mécénat envers les sciences. En plus du vicomte, de son épouse et de leurs enfants, au moins trois à quatre chercheurs vivent ici. De plus, nous cherchons à obtenir à la fois une marionnette pour nous servir d’interface avec la noblesse et les dernières innovations en sorcellerie qui auraient pu nous échapper.

-Je sers uniquement d’escorte, je présume ?

-Officiellement. Mais je compte sur toi pour obtenir ce que tu peux des occupants de cette maison pendant que je discute avec le maître des lieux.

-Ça me va. »

À l’instant où il terminait sa phrase, les lourds battants épais d’un mètre s’ouvrirent. Cinq personnes, en plus des serviteurs, étaient venues accueillir les arrivants. Un homme en costume orange et ocre, d’environ quarante ans, s’avança vers le savant vêtu de blanc.

« Bienvenue au domaine Aquamarine, le salua-t-il d’un ton enjoué. C’est un véritable honneur de vous avoir pour invités. Pourriez-vous me dire qui est qui ?

-Je suis Néron, cinquième Confidens, le fou, répondit son interlocuteur au regard doré et dément.

-Ah, le fameux scientifique auquel nous devons le traité d’application militaire de la magie ! L’empire vous doit une fière chandelle à bien des égards. Et vous, sire… ?

-Trajan, quatrième Confidens, le conquérant.

-Celui dont on dit qu’il est le plus grand capitaine de son temps ?

-En personne. »

Le noble partit d’un grand rire.

« Aussi vrai que je m’appelle Gaal, je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un puisse réagir de la sorte ! Mais vous devez vous demander qui se tient derrière moi. Tout d’abord, annonça-t-il en désignant une femme d’âge mûr en robe jaune et rouge, voici mon épouse, la vicomtesse Anne-Lise Aquamarine.

-C’est un plaisir de recevoir si belle compagnie, sourit-elle en exécutant une révérence soignée.

-Ensuite, le grand jeune homme que vous voyez là est mon fils, Aymar Aquamarine. Vous ne trouverez pas plus fine lame dans tout Riphas, je vous le garantis. »

Son héritier s’inclina, puis se redressa en lançant un regard au paladin. Ce dernier hocha furtivement la tête, avant de reporter son attention sur une jouvencelle d’une vingtaine d’années à la chevelure blonde.

« Voici ma fille Amy. Comme vous le constatez au bandeau qui couvre son œil gauche, elle a perdu la moitié de sa vision. Cependant, cela ne l’empêche pas de dévorer des bibliothèques entières, et son érudition est une grande source de fierté pour moi !

-De tels hôtes de marque ne se présentent qu’une fois, et je savoure avec d’autant plus de sagesse votre venue, déclara-t-elle en considérant les Confidens de son regard vert, que je redoute que mon intuition première se révèle véritable.

-Un vrai prodige de délicatesse, commenta le chercheur aux cheveux bleu pâle.

-N’est-ce-pas ? rosit d’orgueil le père de la demoiselle. Ma dernière-née vous ravira alors : j’ai nommé Aimée, la plus douce fille qu’un homme puisse avoir. Elle n’a que seize printemps, mais ses multiples talents ne cessent de m’étonner ! »

Au fond de ses pupilles semblables à des étoiles, un pétillement de malice confirmait la vivacité d’esprit de l’adolescente. Ses iris émeraudes étaient savamment mis en valeur par sa chevelure brune volontairement lâchée, ainsi que sa robe épurée bleu canard.

« Je suis étonnée de vous revoir, sire Trajan. Le hasard fait bien les choses on dirait.

-Curieuse coïncidence en effet, répondit-il de sa voix profonde sans qu’aucune émotion ne transparaisse. C’est une surprise, assurément, mais une bienvenue.

-Je n’en doute pas, sourit-elle espièglement.

-Vous vous connaissez ? les interrogea Gaal.

-Nous nous sommes rencontrés brièvement aux jardins venteux, il y a un mois.

-Eh bien, vous pourrez discuter plus longtemps alors !

-Ce cher Trajan officie aujourd’hui comme garde du corps pour moi, expliqua Néron. Mais je présume que ce sera inutile à l’intérieur de votre manoir ?

-En effet, je suis fier de mes sentinelles, elle sont plus que fiables. Mais entrez donc ! Nous parlerons affaire vous et moi, tandis que je mets l’intégralité de mon domaine à la disposition de votre collègue. Amy va retourner à ses études, mais Aymar et Aimée pourront vous tenir compagnie !

-C’est bien aimable à vous, vicomte, le remercia le maître épéiste.

-Oh, c’est seulement naturel. Après tout… noblesse oblige ! »

***

« Voilà une bien belle cour pour pratiquer l’escrime.

-Elle a été spécialement conçue de la sorte. En plus de servir de jardin intérieur, elle fut pensée par des experts afin de remplir au mieux cette fonction. En utilisant un enchantement, on peut alternativement faire jaillir du sol une fontaine entourée d’arbres d’argent, ou bien obtenir une esplanade parfaitement plate.

-C’est assez habile, dénota le paladin. Est-ce le seul endroit du manoir où la magie est à l’œuvre ?

-Non, l’ensemble de la demeure est ensorcelée.

-Et maniez vous aussi le mana lorsque vous combattez, sire Aymar ?

-Jamais. Je suis un maître duelliste, mais je limite mes compétences à ma rapière.

-Cela se comprend. L’art compte plus que le résultat, n’est-ce-pas ?

-Je ne l’aurais pas mieux dit. Qu’en est-il de vous ?

-Pour le bien de l’empire, je me dois d’être capable de triompher de n’importe qui, quelque en soit le prix. Mais à titre plus personnel, je prends plaisir à me confronter à des adversaires de talent.

-Savez-vous combattre avec d’autres armes que votre claymore ?

-Ne vous en déplaise, j’abhorre la rapière. Sinon, étant à la fois maître épéiste, maître-mage et surtout maître d’armes, je suis à l’aise avec un très large panel d’entre elles. L’épée de côté pour les duels, l’arbalète pour la chasse, ou encore la lance pour le sport n’en sont que des exemples.

-Voudriez-vous me donner une leçon d’escrime et en recevoir une dans le même temps par le biais d’un combat amical ? »

Alors qu’il terminait sa phrase, il aperçut sa petite sœur qui boudait ostensiblement derrière Trajan.

« Je vous prie de me pardonner, répondit celui-ci, je ne me suis pas entraîné depuis longtemps avec ma spada da latto. Je ne vous offrirais qu’une piètre joute, tandis qu’il serait injuste que j’utilise mon épée lourde.

-Ne vous inquiétez pas. Je crois d’ailleurs que ceci réjouit Aimée, elle ne semblait pas ravie à l’idée que nous nous battions. »

Le quatrième Confidens tourna la tête dans sa direction.

« Je reconnais là les symptômes de l’impatience.

-En ce cas, je vous laisse, les salua Aymar. Au plaisir de vous revoir, sire Trajan, et de croiser le fer avec vous.

-Comptez sur moi. Ne me faites alors pas de cadeau, car je n’en ferai pas non plus.

-J’attendrai votre provocation en me perfectionnant encore. »

Le jeune noble aux cheveux bruns s’inclina, puis se détourna et disparut dans un escalier à double révolution.

« Vous souhaitiez visiblement vous entretenir avec moi, si je ne m’abuse, mademoiselle ?

-Effectivement, répondit-elle en s’approchant. Je suis tout d’abord heureuse de vous revoir.

-Il en va de même pour moi.

-Vraiment ?

-Pourquoi en doutez-vous ? lui demanda-t-il d’un ton imperceptiblement surpris.

-À entendre la manière dont vous parlez, cela ne semble vous faire ni chaud ni froid.

-C’est dans mon caractère de m’exprimer ainsi. À force d’interagir avec des gens qui veulent potentiellement vous tuer, on apprend à faire attention à ce qu’on dit, et à comment on le dit.

-Pourriez-vous donc changer de ton avec moi ? Je ne représente pas de menace pour vous, si ?

-Je ne promets rien, mais je peux l’envisager.

-J’en serais ravie. »

La jeune fille eut un léger sourire avant de claquer des doigts. Le sol sous leurs pieds changea d’aspect, les dalles de pierre laissant place à une fine couche de mousse couleur platine. Six arbres d’argent se matérialisèrent autour d’une fontaine à trois étages, qui jaillit au centre exact de l’espace. Malgré sa nature métallique, le feuillage chromé s’agitait doucement sous l’effet de la brise, tandis que le soleil se reflétait sur quelques-unes des pommes d’or qui ornaient les rameaux. Le son cristallin de l’eau achevait de créer une atmosphère relaxante, si bien que Trajan fut pour la première fois impressionné par le travail d’un mage civil.

« Êtes-vous donc sorcière vous-même, pour déclencher la métamorphose ?

-J’aurais aimé vous répondre que oui, mais ce n’est pas le cas. N’importe qui peut activer le mana qui parcourt ces murs. Il paraît que c’est quelque chose de rare.

-En effet. Ensorceler un place, c’est à la portée de beaucoup. Permettre à d’autres d’utiliser votre sort, ce n’est pas une grande prouesse. Mais que des amages puissent en faire usage, c’est véritablement hors du commun.

-Eh bien, je le saurai à l’avenir. Mais assez parlé de ma demeure. Comment va la vie pour vous ? Est-ce que votre enquête interne avance ? Est-ce toujours aussi pesant ?

-Pour être honnête, j’ai arrêté de chercher le traître, et je multiplie les missions comme celle-ci. La compagnie y est plus agréable.

-Vous êtes-vous décidé à me faire la cour par désœuvrement ?

-Comment le prendriez-vous si je vous disais que oui ? »

Elle ne répondit pas immédiatement, prise au dépourvu par la réplique complètement inattendue du chevalier. Après un clair éclat de rire, elle lui demanda :

« N’avez-vous pas une fiancée ? Ou peut-être une femme à votre âge ?

-Ni l’une, ni l’autre. J’ai vécu une courte expérience en la matière, mais ce n’était en rien représentatif.

-Racontez-moi donc, l’invita-t-elle à s’étendre d’un sourire.

-Par un concours de circonstances, il y a trois ans, j’ai dû jouer le rôle de l’époux d’une noble. Nous avons procédé à une l’adoption d’une petite fille pour la forme, mais il n’y avait pas le moindre sentiment entre nous ; nous étions néanmoins d’excellents acteurs quand la situation le demandait. Une fois nos intérêts respectifs satisfaits, notre trio s’est séparé. L’affaire en elle-même n’a pas duré plus de deux mois, à la fin desquels elle m’a remercié : j’ai été payé, elle a obtenu la paix concernant ses prétendants, et la fillette a intégré une prestigieuse école de magie afin d’apprendre la télépathie.

-Eh bien, c’est peu commun en effet ! Avez-vous été dégoûté de l’amour ?

-Non. Je me suis simplement dit qu’à l’avenir j’éviterai de perdre mon temps de la sorte.

-C’est compréhensible.

-Pardonnez-moi si je vous brusque, mais une question m’occupe l’esprit : vous êtes-vous renseignée sur ma situation matrimoniale afin de savoir si vous avez votre chance ?

-Comment le prendriez-vous si je vous disais que oui ?

-Vous êtes bien habile avec les mots et particulièrement sagace pour votre âge.

-Vous esquivez ma question.

-Tout comme vous avez esquivé la mienne.

-Allons-nous donc en rester là ?

-C’est à vous de voir. »

La jouvencelle fixa la visière du heaume de Trajan afin de discerner ses yeux, pour n’apercevoir finalement que leur éclat azuré. Impossible de deviner son expression, encore moins à quoi il pensait.

« Très bien, oublions ça, soupira-t-elle. Me permettez-vous une autre interrogation alors ?

-Je vous écoute.

-Est-ce que je vous plais ? »

Il fit volontairement une pause, puis répondit :

« Vous êtes impertinente à souhait. »

Après cela, il se retourna pour se diriger vers l’escalier qu’avait emprunté Aymar. Alors qu’il était à mi-distance, la jeune fille l’interpela :

« Comment dois-je le prendre ? »

Sans se retourner, il lui lança :

« Comme bon te semblera, Aimée. »

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