"La couleur est plus forte que le langage"

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"La couleur est plus forte que le langage"

Marie-Laure Bernadac

 Isobel, enroulée dans une large serviette, contemplait d'un œil critique sa penderie bien fournie. Ses longs cheveux rouges, encore humides de sa douche, ondulaient sur ses épaules pour retomber de part et d'autre de son dos et de sa poitrine, offrant un contraste saisissant avec la blancheur de sa peau. Un patchwork de tenues, toutes plus colorées les unes que les autres, se tenait devant elle. Un doigt sur son menton, elle le tapotait doucement, signe d'une intense concentration.

 Riche héritière, elle pouvait s'offrir n'importe quels vêtements. Et elle adorait les robes aux couleurs flashy ! Elles étaient originales, elles estompaient les rondeurs de sa silhouette, et enfin, elles lui donnaient l'impression d'être invincible. Sa passion du matin consistait à trouver la combinaison parfaite entre les différentes teintes que composaient son dressing.

 Au terme de sa réflexion, son choix se porta sur quelque chose de sobre : une robe bleu nuit, ornée de roses - des blanches et des rouges. Elle était ceinturée d'un cordon carmin, de la même couleur que ses escarpins à large talon, haut de dix centimètre, et que son gilet en coton tricoté. Après un regard par la fenêtre, elle attrapa un collant noir uni, car il faisait froid dehors. Une parure de rubis, composée d'un collier et de boucles d'oreilles, venait compléter le tout.

 Se plaçant devant sa coiffeuse, elle observa un instant son visage et se décida sur son maquillage. Elle choisit simplement de peindre ses paupières d'un trait noir, pour mettre en valeur ses iris bleus, et ses lèvres d'une nuance incarnate. Elle coinça enfin sa chevelure dans un bandeau associé à sa robe et sourit à pleine dent à son reflet, satisfaite du résultat final.

 Enfin prête, elle descendit avec empressement l'imposant escalier de marbre de la demeure familiale. La voix de sa grande-tante Meryl Fairthchild, duchesse de Galloway, s'imposa à son esprit « Isobel ! Une dame ne court pas, peu importe son état d'excitation et son empressement », elle ralentit donc l'allure en souriant légèrement.

 La vieille dame chez qui elle avait trouvé refuge au décès de sa mère s'était efforcée de lui inculquer les préceptes qui seyaient à une grande dame. Ne souhaitant pas lui faire de peine, elle s'était pliée à chacune de ses exigences et avait absorbé les leçons avec beaucoup d'assiduité. Elle ignorait à cette époque, que la duchesse la destinait à devenir son unique héritière.

 Refoulant le chagrin qui étreignit douloureusement son cœur à ce souvenir, elle atteignit la salle à manger la tête haute, un sourire éclatant sur le visage. Ce dernier se fana légèrement à la vue de ses sœurs aînées.

 Mais comme disait la vieille Meryl « Isobel, une dame doit savoir conserver son sang-froid en toutes circonstances et limiter au maximum l'étalage de ses émotions » si ce conseil l'avait toujours agacée, elle se réjouissait de sa parfaite maîtrise face aux deux harpies attablées à sa table.

*********

 Jade et Laura étaient jumelles et de deux ans ses aînées. Leur jalousie n'avait d'égale que leur beauté. Identiques en tout point, elles avaient hérité du physique de leur mère contrairement à elle qui devait ses traits au côté paternel. Grandes, fines, la silhouette bien proportionnée, blondes aux yeux bleus, elles débordaient de charmes.

 Quand elles rentraient dans une pièce, les gens se retournaient. Leur charisme et leur allure leur valaient une foule de prétendants. Tout le monde les aimait, et lorsqu'elles désiraient quelque chose elles étaient assurées de l'obtenir. Tout ? Non. Elles convoitaient avec l'avidité d'une pie l'héritage des Galloway, qui se trouvaient fortuitement entre les mains de leur petite sœur.

 Isobel, dont la bonté n'était un secret pour personne, leur allouait une rente mensuelle fort généreuse afin de couvrir chacune de leur dépense et leur permettait même de faire quelques folies. Mais cela n'était jamais suffisant pour étancher leur insatiable cupidité.

 L'héritage étant hors de leur portée, elles se vengeaient en menant la vie dure à leur benjamine. Et c'est ainsi que chaque matin, elles prenaient grand soin à être présentes pour manger avec elle et développaient un trésor d'imagination pour l'humilier devant la domesticité.

 « Tiens, te voilà, la grosse !

 — Oh, mais dis-moi Laura, ça sent le fumier, tu ne trouves pas.

 — Retournes dans l'étable « Belle », tes amies les vaches t'attendent sûrement.

 — Le lait sur la table, on l'a tiré de tes mamelles ? »

 Jade partit d'un grand éclat de rire, ravie de sa petite pique, très vite rejointe par celui de Laura, son plus fidèle public. Elles enchaînèrent sur des propos lubriques sur le fermier avec elle. Elle aurait d'ailleurs préféré ne jamais les entendre tant, ils lui parurent insultants et dégradants.

 Elle compta jusqu'à cinq pour s'exhorter à la patience. La plupart du temps, elle décidait de s'amuser de leurs mesquineries et jouait les écervelées pour le plaisir de les déstabiliser. Mais parfois, comme aujourd'hui, elle n'avait juste pas la volonté de le faire. Elle choisit donc de les ignorer et se concentra sur son petit-déjeuner.

 La voix de sa grande-tante s'imposa à son esprit : « Isobel, mon enfant, tu as le choix entre ces trois options : soit tu te coules dans le moule, mais tu ne seras jamais assurée de convenir à la perfection, soit tu continues de te morfondre sur une situation qui ne changera jamais, soit tu décides de briser les codes et de t'affirmer telle que tu es sans laisser les autres te rabaisser pour tes différences. »

 Elle lui avait donné ce conseil le lendemain d'un bal dans lequel on avait tenté de la rabaisser et de l'humilier. Et Isobel avait choisi de s'affirmer. Elle avait décidé d'assumer parfaitement chacun de ses choix. Ainsi, c'était plus facile d'en supporter les conséquences.

 Elle aimait manger, préférait lire des livres en boule dans son lit plutôt que de faire de l'exercice, et elle avait accepté depuis longtemps, que sa morphologie naturelle ne lui conférerait jamais la silhouette de ses sœurs. De ce fait, elle assumait son embonpoint et se trouvait même séduisante, à sa façon, avec ses nombreux kilos en trop.

 Elle aimait aussi sa silhouette volubile, car elle ne convenait pas au standard masculin. Ainsi, aucun gentilhomme ne tentait de la courtiser. Enfin, presque aucun. Car il n'existait pas dans ce royaume, plus désespéré fiancé que Gaston Legrand.

 Leurs fiançailles avaient été convenues entre son père et le fringant jeune homme, sans qu'Isobel n'ait eu son mot à dire. Il aurait pu en être de même de son mariage, mais, que le Tout-puissant soit loué, la fortune familiale provenant des coffres de la jeune fille, elle n'avait pas hésité à recourir au chantage financier pour faire valoir son refus catégorique.

 De ce fait, Gaston, débauché notoire et l'un des plus célèbres libertins de tout le royaume de la Lapanzie, lui demandait de façon quasi-quotidienne d'accepter de l'épouser. La jeune fille le suspectait d'espérer l'avoir à l'usure.

 Mais, étant donné qu'il fréquentait de façon assidue le lit de Jade, son aînée, elle était à peu près sûr que le fait qu'elle soit la plus riche héritière du comté encore célibataire n'était pas étranger à cette ténacité. Mais dommage pour lui, elle était terriblement têtue !

*********

 Une fois son repas englouti, elle prit son manteau et sortit dans le froid de l'hiver. Respirant à pleins poumons, elle relâcha son souffle dans un soupir de contentement. Se rendant dans le garage, elle ouvrit sa voiture, une Philibert Marx jaune poussin, qu'elle avait nommée Philibert, « Berty » pour faire plus court.

 Une fois confortablement installée, elle roula jusqu'au centre-ville pour se rendre à la librairie. Le propriétaire, un de ses vieux amis, avait fait une chute de l'échelle en voulant récupérer un livre et s'était démis la hanche l'obligeant à rester alité.

 Il avait demandé à la jeune fille de bien voir le remplacer puisqu'elle connaissait le fonctionnement de la petite boutique et ayant lu la quasi-totalité des rayonnages, elle était à même de conseiller les éventuels clients. Et elle avait accepté de bon cœur.

 Garant sa voiture un peu plus haut dans la rue principale, elle continua à pied pour saluer les commerçants avant de commencer sa journée de travail.

 Chacun d'entre eux lui répondait aimablement, mais dès qu'elle les dépassait elle ne pouvait manquer les murmures désapprobateurs sur la couleur criarde de son manteau ou son étrange manie de teindre ses cheveux en rouge.

 Ayant choisi d'affirmer ses choix, elle les ignora superbement et ne manqua pas de les gratifier d'un sourire tout en leur souhaitant une belle journée. Ce n'est pas parce qu'ils manquaient cruellement de savoirs vivres, qu'elle devait être malpolie.

 Et comme lui répétait sans cesse sa grande-tante : « Isobel, une dame se doit d'être polie en toutes circonstances, même lorsqu'elle se fait insulter ! » Et si ce conseil pouvait sembler avant-gardiste, elle avait remarqué que répondre poliment à une insulte déstabilisait bien souvent l'adversaire.

 Et parfois, simplement, pour le plaisir de les embêter, elle portait le lendemain une toilette particulièrement flashy accompagnée d'accessoires sordides. Leur effarement valait à ce moment-là le prix de toutes les insultes du monde.

 Une fois arrivée devant la petite librairie, elle l'ouvrit et se prépara pour accueillir les premiers clients. Elle choisit un livre qu'elle n'avait pas encore lu et s'installa bien confortablement sur le grand fauteuil moutarde derrière le comptoir.

*********

 Isobel aimait lire. Ce n'était pas simplement pour le plaisir des mots qu'elle dévorait, mais pour la sensation grisante que les histoires provoquaient en elle. Que ce soit l'ascenseur émotionnel, la découverte de nouvelles contrées, de nouveaux horizons, la rencontre avec les différents protagonistes, tout cela s'apparentait à une drogue pour elle.

 Il était rare qu'elle passe plusieurs jours sans un livre à la main. Et quand l'intrigue la captivait, comme aujourd'hui, elle en oubliait la réalité et grâce au pouvoir puissant de l'imagination, pouvait incarner qui elle voulait. Mais le retour dans le présent n'en était que plus dur, surtout quand la porte fit tinter la clochette de l'entrée, pour laisser place à la personne qu'elle souhaitait plus que tout oublier : Gaston Legrand.

 « Bonjour Belle ! Tu m'as manqué ma belle. La beauté du monde est bien fade comparée à l'éclat de ... Hum ... Ton visage !

 — Quelle tentative Gaston, mais la réponse est non, comme elle l'était hier et les jours précédents. Et je m'appelle Isobel, pas Belle. Maintenant, si tu n'as pas l'intention d'acheter de livres, je te prie de sortir pour ne pas déranger les clients. »

 La mâchoire carrée de Gaston se crispa un instant sur le coup de la colère, peu habitué à se faire renvoyer par une demoiselle. Seule Isobel s'y essayait. Il faut dire qu'il était vraiment bel homme. Grand, le corps musclé, des cheveux noirs coupés ras, une barbe à la Balbo bien taillée, la peau noire sans cicatrice, il avait beaucoup d'allure.

 Malheureusement, son physique lui était monté à la tête et c'était bien la seule chose qu'il avait soigneusement cultivée. Pour ce qui était du reste, son intelligence, ses connaissances et ses compétences se limitaient à l'art de la séduction et aux potins de la capitale. Pour ça, c'était une vraie commère.

 Gustave Lefou, son fidèle acolyte, se tenait un peu en retrait derrière lui. Grand gaillard tout en muscle, le teint mate, les cheveux blonds bouclés s'arrêtant au-dessus des épaules, emprisonnés la plupart du temps en cadogan. Il était propriétaire d'un sourire éclatant capable de charmer les demoiselles qui tombaient à ses pieds – ou plutôt dans son lit - comme des mouches. Il portait bien son patronyme, LeFou, car la moindre trace de bon sens semblait avoir déserté de ses cellules grises.

 Mais Isobel le salua tout de même. Tout d'abord, c'était ce que la politesse exigeait d'elle. Ensuite, Gustave savait se montrer gentil quand il le voulait, et elle était persuadée que s'il avait eu de meilleures fréquentations, il aurait pu devenir un homme bien. Malheureusement, son meilleur ami s'appelait Gaston et sa maîtresse du moment se trouvait être sa sœur Laura. Ils ne seront donc jamais amis.

 Voyant qu'Isobel s'était replongée dans son livre, Gaston réfléchit à un nouveau sujet pour relancer la conversation. On lui avait dit qu'il devait la séduire par son esprit, s'il voulait obtenir sa main, mais morbleu, cela faisait des semaines qu'il s'échinait à la charmer ainsi ! Cette sale petite péronnelle ne cessait de se faire désirer ! Agacé, il sortit le premier sujet qui lui passait par la tête.

 « Te joindras-tu au bal de demain soir, très chère Belle ?

 — Étant donné que ce sont mes sœurs qui l'organisent dans ma demeure avec mon argent, il serait impoli de ma part de ne pas y faire une apparition. »

 Par cette simple phrase, elle venait d'énoncer une vérité et une insulte, tout en restant parfaitement polie. Sa grande tante Méryl serait fière d'elle ! Les traits de Gaston se durcirent encore plus, ayant parfaitement compris l'allusion au fait que ses sœurs étaient on ne peut plus pauvres en l'absence de sa gentillesse, et qu'ils lui étaient tous redevables de permettre d'organiser ce bal.

 Bien décidée à enfoncer encore un peu plus le clou, elle releva les yeux de son livre pour s'exprimer de sa voix la plus innocente, battant doucement des cils pour renforcer l'effet souhaité.

 « Oh, mais j'y pense ! Mon cher Gaston, en ta qualité de fiancé, je te dois ma première danse !

 — Sans façon ma chère amie, je préfère la céder à plus galant gentilhomme.

 — Mais très cher, cela serait contraire à la bienséance ! Que diront les ragots si mon fiancé ne fait pas l'ouverture de mon premier bal de la saison avec moi ? On pensera que je suis la seule à avoir tout financé et les gens découvriront à quel point vous êtes tous les quatre ruinés ! Et tout le monde dira que tu n'es qu'un infâme chasseur de dot. »

 Et maintenant, elle soulignait tout en finesse leur différence de statut social, puisque lui, bien qu'également dépositaire d'un titre, avait désespérément besoin de sa fortune pour renflouer ses coffres.

 Gaston serrait si fort les poings que ses jointures pâlirent. Il était tellement crispé qu'Isobel eut peur qu'il ne fasse une crise d'apoplexie. Il lâcha du bout des lèvres un « Bien sûr ma chère amie, cela serait un honneur pour moi d'ouvrir le bal à tes côtés », du moins c'est ce qu'elle supposa, car avec ses dents serrées, elle ne comprit pas un mot de ce qu'il avait prononcé.

 Puis, tournant les talons, il sortit précipitamment. Il fulminait tellement qu'elle pouvait voir la fumée sortir par ses oreilles. Gustave, dont les manières étaient plus soignées, la salua de son couvre-chef et lui souhaita une belle journée.

 Isobel replongea dans sa lecture un large sourire sur les lèvres. On la prenait pour une pauvre d'esprit excentrique. Il était temps qu'elle s'en amuse un peu. Elle allait jouer les ingénues maladroites et gâcher la soirée de ses sœurs. Espérons que cela leur passera l'envie d'organiser une nouvelle soirée mondaine dans sa demeure sans son accord avec son argent et en utilisant tous ses domestiques pour abattre tout le travail. Oh oui, elle allait bien s'amuser !

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