" Toute mère au bal est un notaire déguisé "

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" Toute mère au bal est un notaire déguisé "

Léon Gozlan

 Odessa, la couturière et meilleure amie d'Isobel, arracha ses cheveux roux et bouclés avec ses mains, tout en écarquillant ses yeux bruns d'effrois devant le massacre de sa création.

 « Tu penses que ça fait trop, c'est ça ?

 — Eh bien, Isy, c'est surtout que c'est très ... Voyant et moche ! Horriblement moche ! C'est un véritable cauchemar ambulant.

 — C'est l'objectif Odessa ! Il faut que je fasse étalage de ma richesse et de mon excentricité. Tout le monde jase sur mon soi-disant mauvais goût à cause de mes robes trop colorées. Cette horreur leur donnera peut-être de quoi réfléchir à ce qu'est réellement le mauvais goût ! Ne crois-tu pas ? »

 Isobel se retint de glousser devant la mine effarée de son amie.

 « Quand bien même ! On dirait qu'une licorne s'est oubliée sur ta robe ... »

 Cette fois-ci, elle ne put se retenir, elle éclata de rire. Elle était vraiment ravie et excitée devant le résultat de son image dans le miroir à pied devant elle.

 Quand on aimait, autant qu'elle, assembler les différentes teintes, il fallait suivre quelques règles élémentaires : pas plus de trois couleurs, on ne mélange pas les motifs (les carreaux avec les pois, quelle infamie !) et en art, les opposés s'assemblent (le bleu se marie à la perfection à l'orange).

 La tenue qu'elle portait allait à l'encontre de ces trois principes. Il s'agissait d'une grosse meringue à froufrou qui lui arrivait à mi-genoux. Elle épousait parfaitement son corps et surtout son embonpoint. Elle était dégradée horizontalement selon les couleurs de l'arc-en-ciel. Une multitude de diamants avait été cousue dessus la faisait briller de mille feux. Elle portait des collants à losanges orange et violet avec des bottines vertes pétantes en peau de serpent.

 Aux oreilles et au cou brillaient des émeraudes et des diamants. Elle portait des gants en peau de chèvre blanche, qu'elle avait recouverts par de grosses bagues à chaque doigt. Et d'immondes bracelets en or habillaient ses poignets. Elle avait enroulé ses cheveux autour d'un bandeau orné d'une grosse licorne blanche.

 Quant à son maquillage, elle aurait pu tout aussi bien mettre sa tête dans un pot de peinture, le résultat aurait été sensiblement le même. Trop de blush, trop de fard à paupières bleu, un rouge à lèvres fuchsia, de faux-cils XXL et un fond de teint blafard. Elle avait tout l'air d'un clown ! Et elle était au paradis.

 C'était encore plus moche qu'elle ne l'avait imaginé ! Si d'habitude, on la prenait pour un sapin de Noël, aujourd'hui, elle ressemblait à une boule à facettes épileptique !

 « Tu as fait un travail remarquable Odessa, j'adore cette robe !

 —Isy ! Mais elle est horrible !

 — Eh bien, associée ainsi, oui, mais avec les bons accessoires, j'aurais plaisir à la reporter. En plus, la soie du tissu est tellement douce et légère, c'est extrêmement confortable.

 — Et bien, s'il existe bien une personne capable de faire de cette ... Œuvre d'art, une tenue présentable, c'est bien toi. Mais en attendant, je peux savoir ce qu'il t'est passé par la tête pour me commander un truc pareil ?

 — Tu sais que depuis mon retour ici, je n'ai assisté à aucun bal, celui-ci sera mon tout premier de la saison. En plus, bien qu'étant la plus jeune de ma fratrie, je suis l'héritière du duché des Galloway, c'est donc à moi d'ouvrir le bal.

 — Oh, ce n'est pas vrai ! Gaston va en faire une syncope !

 — Oh oui ! Et c'est bien là, le but recherché ! Mes sœurs aussi vont faire une attaque, surtout que cette robe vaut une fortune et tout le monde le remarquera. Autre avantage, chacun sait qu'une mère dans un bal est un notaire déguisé. Et moi, je ne veux pas me marier !

 — Je vois ! Tu as l'intention de faire fuir tout éventuel prétendant.

 —Non, je veux faire fuir les chasseurs de dot. Si un homme me remarque malgré la particularité de ma robe, alors je reconsidérerai peut-être mon célibat. »

*******

 Odessa pouffa, heureuse de voir le sourire éclatant sur le visage de son amie. Elle connaissait Isobel depuis le jardin d'enfants. En réalité, si elle n'avait pas hérité d'un duché, elles auraient probablement fini dans la même école de couture - leur rêve d'enfant - et tiendraient ensemble la petite boutique de prêt-à-porter.

 Mais quand sa mère décéda dans cet accident de voiture, Isobel devint plus que l'ombre d'elle-même. Elle était le stéréotype même de la mangeuse émotionnelle. Plus jeune, elle avait déjà la mauvaise habitude de manger dès qu'elle ressentait une émotion trop forte.

 Quand elle était heureuse, elle commandait une glace ou une gaufre pour fêter ça et partait la manger sur la baie près de chez elles. Quand elle était en colère, elle s'ouvrait un paquet de chips ou raflait des sucreries. Pareil quand l'ennui la gagnait.

 Enfant, elle bougeait beaucoup et adorait jouer dehors. En grandissant, étant issue d'une famille plutôt modeste, voire presque pauvre, elle se rendait au collège puis au lycée à pied. Du coup, elle brûlait toutes les calories et n'avait aucun problème de poids. Mais après la perte de sa mère, tout avait changé.

 Elle ne voulait plus étudier, passait ses journées à pleurer dans sa chambre et finit par se réfugier dans la nourriture. Chocolat, malbouffe, bonbons : tout était bon pour noyer son chagrin. Avant même qu'elle ne s'en rende compte, elle était entrée dans un cercle vicieux où chaque émotion s'accompagnait de grignotages intempestifs.

 Quand elle se sentait mal, elle mangeait des aliments très caloriques et quand elle se sentait bien, elle se dirigeait vers ceux un rien plus sain. Mais dans tous les cas, ses états d'âmes tournaient toujours autour de la nourriture ! C'était devenu plus fort qu'elle.

 Odessa avait assisté à sa descente aux enfers, impuissante à ses côtés. Son mal-être se calculait aux kilos qu'elle prenait et cela ne semblait jamais s'arrêter. Puis, un jour, une lettre est arrivée.

 Elle venait du duché Galloway, situé au Nord-est de la Lapanzie, dans la terre des Angles. Sa grande-tante avait eu un accident l'obligeant à garder le lit et priait ses petites-nièces, seule famille restante, de venir lui tenir compagnie.

 Les jumelles voulaient au début y aller, rêvant déjà des bals et des grands événements mondains. Mais quand elles avaient compris qu'il n'y aurait rien de tout ça, qu'il fallait plutôt jouer les infirmières pour grand-mères gâteuses, elles cédèrent, bien vite, leur place à leur petite sœur sans demander leur reste.

 Odessa avait donc poussé Isobel à se rendre chez cette aïeule presque inconnue espérant que le changement d'air lui ferait du bien et l'aiderait à faire son deuil. Si leur séparation avait été douloureuse, la jeune fille s'était vite consolée de voir l'effet bénéfique qu'avait son séjour sur sa meilleure amie.

 Et au lieu d'y rester seulement une vingtaine de jours, elle n'était revenue que cinq ans plus tard, détentrice d'un titre et toujours aussi corpulente, mais infiniment plus épanouie. Quand elle lui avait demandé pourquoi elle n'avait pas maigri, l'autre lui avait répondu que ses rondeurs avaient leurs avantages et qu'elles la dotaient d'un petit charme unique en son genre.

 Se satisfaisant de sa réponse, elle n'avait pas insisté. Et aujourd'hui, elle comprenait leur intérêt. Les hommes préféraient les femmes au physique élancé et bien proportionné. Isobel en héritant du titre et de la fortune de la Duchesse de Galloway était devenue la célibataire la plus fortunée de tout le royaume.

 Les chasseurs de dot ou de titre rêvaient tous de l'épouser. Et Gaston avait bien failli réussir ! Le naïf Maurice, persuadé d'avoir affaire à un honnête homme, s'était empressé de signer le contrat d'épousailles. Heureusement qu'Isobel avait pu intervenir à temps, sinon elle serait déjà mariée à cet horrible personnage.

*******

 Dépassant son amie d'au moins une tête, Odessa posa ses deux mains sur ses épaules et sourit à son reflet.

 « Je pense que tu vas faire fureur ce soir, et je me ferai une joie d'observer ton petit manège posté derrière l'une des colonnes de marbre de la salle de bal.

 — J'y compte bien ! Essaye d'entendre les racontars, je veux savoir exactement ce que les invités auront dit ! Je vais me forger une réputation de pestiférée. »

 Elle se retourna soudain et regarda sa complice dans les yeux, légèrement inquiète.

 « Tu viendras me tenir compagnie dans mon château quand je serai une vieille peau rabougrie avec mes dix-huit chats pour seule présence ?

 — Dix-huit ? On n'avait pas dit trente-deux ?

 — Odessa !

 — Tu es ma meilleure amie ! Ma presque sœur, bien sûr que je viendrais prendre soin de toi !! Ou alors je t'enverrais ma ribambelle d'enfants voir leur tatie gâteuse quand j'aurais besoin de vacances ! »

 Elles rirent toutes deux de bons cœurs. Une fois calmée, Odessa observa à nouveau Isobel à travers son reflet et lui pressa doucement les épaules.

 « Mais si tu n'es pas sûr de toi, tu peux toujours mettre une tenue présentable et tenter de harponner un respectable gentilhomme...

 — Mais comment savoir que c'est moi qui l'intéresse et pas mon héritage ?

 — Oh Isobel, tu te sous-estimes tellement ! Tu es belle, drôle, intelligente comment peux-tu penser qu'un homme puisse être intéressé par ta fortune uniquement ? »

 Le regard éloquent d'Isobel fut sa seule réponse. Odessa soupira.

 « Soit ! J'ai compris. Espèce de bourrique ! Tu ne changeras pas d'avis, me voilà donc condamnée à te supporter éternellement. »

 Sa remarque lui valut un coup de coude dans les côtes ce qui la fit pouffer de plus belle.

 « Quelle va être ta ligne de conduite ? As-tu l'intention de jouer les écervelées durant toute la durée de la soirée ?

 — Évidemment ! Faisons un pari ! Combien de temps mes sœurs et Gaston vont-ils tenir avant de me sommer de partir sur-le-champ ?

 — Je parie sur une heure !

 — Une heure ! Si je tiens aussi longtemps, c'est que je n'ai pas bien fait mon travail ! Je parie sur trente minutes maximum avant qu'elles n'aillent chercher papa.

 — Oh non ! Elles n'impliqueront pas ton père dans cette affaire ! Il a bien fait savoir qu'il ne souhaitait pas venir et puis ce n'est pas assez sournois pour elles. Non, elles vont plutôt tenter quelque chose de plus fourbe.

 — Comme me renverser leur verre sur ma robe.

 — Trop gentille !

 — À quoi penses-tu ?

 — Je n'en ai pas la moindre idée... Mais connaissant tes sœurs, je ne te quitte pas des yeux pour la soirée pour intervenir de toute urgence. Espérons que l'envie de mettre le feu à ce tas de froufrous ne leur prenne pas.

 — Elles n'oseraient pas !

 — Tu es trop gentille, Isy. Trop gentille et beaucoup trop naïve ! Tu seras prudente ? Promets-moi !

 — Promis Odessa ! Promis !

 — Bien ! Maintenant ma petite, il est temps de se lancer dans l'arène. »

 La prenant par les épaules, Odessa la conduisit vers le grand escalier pour qu'elle rejoigne les invités pour lancer le début des festivités. Isobel avait choisi cette maison, entre autres, pour son isolation phonique. Et le résultat était plutôt efficace.

 Le bruit de leur pas claquait dans le murmure silencieux présent à l'étage. Et plus elles approchaient du lieu de la réception plus le brouhaha se faisait entendre. Mais alors que la salle était pleine de monde, le son restait étouffé.

 Isobel sourit.

 « Bien ! Au moins, la fortune que j'ai investie pour faire insonoriser cette foutue pièce n'aura pas été gaspillée. On pourra dormir tranquillement sur nos deux oreilles.

 — Certes, mais si quelqu'un tente de t'assassiner là-dedans, personne ne t'entendra crier. »

 Dit comme ça, c'était tout de suite moins attrayant.

 Arrivée au pied de l'escalier, Isobel sourit à Finn, son majordome qui faisait office de héraut pour l'événement. Il lui fit un petit clin d'œil avant d'annoncer son arrivée par la grande porte. Venant de la part de ce vieil homme, qui paraissait immense à côté de la jeune fille, toujours à cheval sur l'élégance, cela avait de quoi faire froid dans le dos. Malgré tout, elle l'aimait bien, lui et ses manies de vieillard grincheux.

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