"La jalousie, comme la jaunisse, fait tout voir sous de vilaines couleurs."

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"La jalousie, comme la jaunisse, fait tout voir sous de vilaines couleurs."

Proverbe français.

 La voix de baryton de Finn porta dans la grande salle de bal.

 « Isobel Emmaline Lemarchand, duchesse de Galloway »

 Tous les convives se turent pour accueillir, comme il se devait, celle qui détenait le rang le plus élevé de cette assemblée. Isobel sourit à chacun d'entre eux, maîtrisant avec brio son envie de rire.

 Les réactions des invités valaient leur pesant d'or. Elle espérait qu'Odessa ait pensé à filmer la scène. Sinon, ma foi, elle chérirait ce moment dans sa mémoire et se rappellerait la scène dans ses jours de déprime.

 Si certains lui lancèrent des regards réprobateurs, la plupart avait la bouche grande ouverte et ressemblait à s'y méprendre à un banc de poissons apnéiques.

 Elle se dirigea à pas lent vers son fiancé, afin que tous puissent admirer son chef-d'œuvre avec attention. Arrivée à sa hauteur, elle lui sourit innocemment, battant légèrement de ses cils extra longs.

 « Mon cher, vous voilà, je pensais que vous m'auriez attendu en bas de l'escalier, enfin bon, maintenant que nous sommes tous là, dansons ! »

 Elle lui tendit sa main pour qu'il la prenne et ordonna d'un simple geste à l'orchestre de commencer à jouer. Les musiciens, remis de leur surprise, firent preuve de professionnalisme en s'exécutant immédiatement. Gaston, par contre, continuait de la fixer, bouche bée.

 « Gaston, allons-nous ? Il ne faudrait pas faire attendre mes invités, n'est-ce pas ? »

 L'homme referma la bouche dans un claquement sec et ses traits se contractèrent sous l'effet de la colère. Les dents serrées, il fulminait.

 « À quoi joues-tu Isobel ?

 — Mais à rien, voyons ! Il me semble que nous ayons déjà eu cette discussion et que je t'ai déjà expliqué pourquoi tu devais te plier à cette tradition. Une danse Gaston et après, tu pourras retrouver tout ton petit harem de groupies en chaleur !

 — Et cette... Horreur, que tu oses porter, c'est en quel honneur ?

 — Mais enfin, mon ami, j'ai fait créer cette pure merveille exprès pour l'occasion ! N'est-elle pas magnifique ? »

 Elle glissa les mains sur sa tenue et tourna légèrement pour qu'il puisse l'admirer. La candeur de son ton conférait des accents de vérité à son excuse. Gaston fut persuadé qu'elle pensait réellement chacun de ses mots.

 Il jeta un coup d'œil autour de lui, voyant que chacun les regardait avec curiosité, il s'exécuta de mauvaise grâce. Prenant la main de sa fiancée, il l'entraîna sur la piste de danse.

 Isobel aimait beaucoup danser et elle dut avouer que son cavalier était doué. Elle profita des premières secondes pour savourer le plaisir grisant qu'elle ressentait avant de massacrer les pieds de son partenaire.

 Elle compta volontairement à contretemps et lui écrasa à peu près chaque orteil au moins trois fois. Mais elle fut obligée d'admirer la retenue dont il fit preuve pour garder un air calme et impassible. Sur les dernières mesures, elle finit par avoir pitié de lui et reprit l'exécution des pas en accord avec la mesure.

 Quand l'orchestre se tut enfin, Gaston se détacha d'elle avec tellement d'empressement qu'elle eut envie de pouffer. Il repartit vers son groupe d'amis comme si la peste le suivait. Gardant son petit air candide, Isobel se dirigea avec grâce vers les invités.

******

 Malgré sa volonté de faire de cette soirée un échec cuisant, elle restait une duchesse et comptait s'acquitter de son devoir dans les règles de l'art. En y ajoutant sa petite touche personnelle, évidemment.

 Elle avait pris grand soin de mémoriser le nom et le visage de ses pairs, sans oublier la petite biographie qui allait avec. Mais finalement, elle n'eut pas besoin de faire beaucoup de mètres avant qu'une bonne femme, traînant son fils par le coude, vienne se présenter à elle.

 « Votre Grâce, bienvenue parmi nous, nous avons été désolés de votre absence lors des premiers bals du début de la saison. Mais quelle ne fut pas notre joie d'apprendre que vous en organisez un ce soir !

 — En réalité, ce sont mes sœurs qui m'ont suppliée d'organiser cette soirée, je n'ai pas eu le cœur de leur refuser ce plaisir...

 — Bien entendu, ma chère enfant, bien entendu. »

 Isobel s'était exprimée d'une voix forte, de ce fait, d'ici quelques minutes, chaque individu présent saura que Jade et Laura l'avaient suppliée.

 « Votre grâce ! Permettez-moi de vous présenter mon fils, Augustus ! Cet enfant ferait la joie de toutes femmes pour peu qu'on s'intéresse à lui... »

 La jeune duchesse n'écouta plus que d'une oreille le détail de la vie de ce pauvre garçon. Elle l'observa derrière ses cils. La trentaine, rondouillard, les cheveux gras, il transpirait à grosses gouttes dans son costume trois-pièces mal ajusté. Il trépigna d'embarras derrière sa génitrice et elle fut prise de compassion pour lui.

 Quand il sentit son regard sur lui, il l'observa à son tour. Elle lui offrit un sourire sincère et le dédain dont il la gratifia, lui fit l'effet d'une douche froide.

 « Et bien, toi mon coco, tu ne perds rien pour attendre... » pensa-t-elle. Se redressant avec arrogance, elle se concentra à nouveau sur la mère qui présentait avec une fierté évidente le curriculum vitae de sa progéniture.

 « En réalité, je pense que nous nous sommes déjà rencontrés, Monsieur, non ? »

 Ainsi interpellé, le rejeton de la pipelette bafouilla légèrement.

 « Euh... Non, je ne pense pas que cela soit le cas, Votre Grâce. D'autant que vous êtes plutôt du genre à marquer les esprits. »

 Isobel sourit avec orgueil, choisissant de prendre cette remarque pour un compliment, bien consciente qu'en réalité, cela n'en était pas un...

 « Mais si, mais si ! J'en suis certaine. Vous me semblez terriblement familier. Vous avez un je-ne-sais-quoi...

 — Peut-être auriez-vous croisé mon fils à la soirée caritative pour les enfants victimes de la guerre qui avait ...

 — Non, non, je ne pense pas, je n'y suis pas allée... Finalement, je dois sans doute faire une erreur. Vous avez l'air si ordinaire, avec ses cheveux, ce costume, que j'ai dû vous prendre pour un autre. »

 Toutes femmes cherchant à l'injurier auraient souligné le terme pour être certaines d'être bien comprises. Mais Isobel l'avait dit avec tant de naturel et de gentillesse qu'Augustus ignorait si elle avait tenté de l'insulter.

 « J'en suis désolé, Votre Grâce ...

 — Oh, mais ne soyez pas désolé pour votre apparence, mon cher, on ne choisit pas de naître avec un physique quelconque. Loin de moi l'idée de vous en tenir rigueur ! Mais pardonnez-moi, pouvez-vous me rappeler votre nom ?

 — Augustus... Augustus Lenoir, Baron de La Brède.

 — Augustus... Serait-ce un hommage de vos parents à Auguste César ?

 — Non, Votre grâce.

 — Vous ne portez donc pas le prénom de l'illustre empereur connu pour sa beauté légendaire ? Il aurait été plus judicieux de leur part de vous placer sous un bon présage. Bien que la chance ne puisse malheureusement point s'enorgueillir de savoir contrer les lois de la génétique. »

 Son sourire n'avait plus rien d'authentique, elle était trop en colère pour cela. Les saluant sans un dernier regard, elle poursuivit son périple au milieu de la foule.

******

 Les jumelles Lemarchand fulminaient devant l'audace de leur petite sœur. Cette gamine avait entrepris d'insulter chacun de leurs invités en commençant par elles. Il était temps que quelqu'un la remette à sa place.

 Chacune de ses attaques était si bien maquillée sous une couche de bienveillance, que personne ne trouvait rien à y redire. Et si sa robe était un parangon de mauvais goût, sa valeur si outrageusement exposée empêchait quiconque de faire une remarque sans avoir l'air jaloux de sa condition.

 Enfin, les demoiselles s'étaient forgé une certaine réputation dans la haute société. On pensait d'elles qu'elles étaient bien élevées, douces, gentilles et tout le monde les admirait pour cela. Faire remarquer à leur benjamine, que sa tenue allait finir par rendre quelqu'un aveugle, était ni gentil, ni doux, ni bien élevé.

 Jade fulminait. Si la confrontation n'était pas une option, il restait la fourberie. Observant son environnement avec minutie, elle cherchait un moyen de parvenir à ses fins tout en préservant les apparences.

 La salle pouvait être divisée en trois parties. La piste de danse au centre, où les invités gravitaient. À gauche, un buffet dressé sur de longues tables près des murs et à droite, de grandes fenêtres, qui donnaient sur le balcon pour qui souhaitait se rafraîchir.

 Renverser son verre sur son décolleté serait trop évident. Lui faire un croche-pied pour la faire tomber quasiment impossible, elle s'attendait certainement à ce genre d'attaque. Il lui fallait quelque chose de surprenant et de discret pour qu'elle tombe dans le piège.

 Laura et elle rêvaient de l'empoisonner ou de l'étouffer avec ses robes criardes dans son sommeil, si seulement cela leur permettait d'obtenir ce stupide héritage ! Malheureusement pour elles, tant que leur petite sœur ne sera pas mariée, elles ne pourront rien toucher.

 Et encore, c'était seulement si cet idiot de Gaston acceptait de partager. Jade courtisait cet imbécile pompeux depuis des mois pour s'assurer qu'il lui mange dans la main. Cet homme était tellement arrogant qu'il devait s'appeler Narcisse dans une autre vie ! Elle supportait chacun de ses baisers en se répétant inlassablement que bientôt, elle serait riche.

 Fallait-il encore que son amant fasse preuve d'un peu plus de crédibilité dans son jeu de séduction ? Isobel était loin d'être stupide ! Les jumelles commençaient même à remettre en cause leur choix d'étalon.

 Elles s'étaient imaginées qu'une enfant comme Isobel serait flattée d'être courtisée par un homme comme lui. Mais non ! Il avait encore fallu qu'elle se comporte comme une marginale. Toutes les filles du royaume rêvaient pourtant d'une demande en mariage de l'illustre Comte Legrand !

 Sauf que cette petite emmerdeuse n'éprouvait aucun intérêt pour ce crétin. C'est à peine si elle lui avait lancé un regard la première fois qu'elle l'avait vu ! S'en était rageant.

 Laura, qui sentait la colère de sa sœur vibrer dans l'air tout autour d'elle, posa délicatement sa main sur son bras pour tenter de l'apaiser.

 « Maîtrise-toi, Jade, nous n'avons pas fait tous ces efforts pour tout gâcher par un coup d'éclat.

 — Je sais, je sais. Mais je suis... Tellement... Tellement... Tellement...

 — En colère ? Frustrée ? Jalouse ?

 — Tout cela à la fois ! Tout ça est tellement injuste. Nous sommes les aînées, c'est nous qui aurions dû recevoir du « Votre grâce » et porter des vêtements hors de prix !

 — Je sais, ma sœur, mais c'est ainsi. Elle ne semble pas chercher l'amour et aucun de ces gentilshommes ne semble susciter son intérêt. Tant qu'elle sera célibataire, tout n'est pas encore perdu.

 — Notre pièce maîtresse est Gaston, mais ses tentatives ne semblent porter aucun fruit avec elle.

 — Et ce n'est pas faute d'avoir essayé. Le pauvre garçon en a maintenant fait une affaire personnelle. Mais rassure-toi, nous obtiendrons cet héritage. Et si elle se marie, nous séduirons son mari et quand il aura cédé, nous le ferons chanter.

 — Je t'aime Laura !

 — Moi aussi, je m'aime. »

 Elles partirent toutes les deux dans un grand éclat de rire qui attira l'attention de leurs amants respectifs.

 « Qu'y a-t-il de si drôles mes demoiselles ?

 — Ah Gaston, nous parlions justement de toi ! Quand penses-tu réussir à obtenir l'accord d'Isobel pour le mariage ? »

 Gaston se renfrogna immédiatement. Comment ce laideron pouvait-il se refuser à lui, Lui l'illustre Comte Legrand. C'était à ne plus rien comprendre ! Il avait tout essayé, mais elle semblait hermétique à ses charmes. Et l'humiliation qu'il venait de subir suffisait à rallumer le brasier de sa colère.

 Il savait qu'elle avait fait exprès de mettre cette horreur, elle devait sans doute tester ses limites pour savoir jusqu'où il était prêt à aller. Et quand il avait dansé avec elle ... Cela avait été le coup de grâce. Il ne savait pas s'il pouvait aller jusqu'au bout de cette mascarade.

 Voyant où ses pensées l'emmenaient, Jade vint se couler dans ses bras.

 « Pense à l'héritage, mon amour, nous serons riches ensuite. Tu deviendras Duc et tous tes souhaits se réaliseront ! »

 La cupidité illumina son visage d'un éclat malsain. Il serait le Duc de Galloway. Oui, il allait se venger de tous ces affronts. Une fois marié, il lui ferait payer ! Elle allait souffrir, il y veillerait personnellement.

******

 Gustave revint avec des verres pour tout le monde, qu'il était parti chercher quelques instants plus tôt.

 « En attendant que tu l'épouses, mon ami, qu'allons nous faire d'elle pour ce soir ? Je l'ai entendu insinuer que le baron de Léon était dénué d'intelligence. Il faut qu'on l'arrête avant que quelqu'un ne se décide à la faire taire pour toujours.

 — Ça ne serait peut-être pas plus mal...

 — Sommes-nous vraiment en train de suggérer l'assassinat de notre poule aux œufs d'or ? Messieurs, allons, si elle meurt sans avoir épousé Gaston, nous pouvons dire adieu à sa fortune. »

 La remontrance de Laura fit mouche, mais si l'on cessa de parler ouvertement de meurtre chacun débattait intérieurement à la meilleure façon de procéder. Quand les yeux de Jade se posèrent sur un chandelier, son visage s'illumina.

 « Je pense avoir trouvé comment la faire sortir !

 — Nous sommes tout ouïe, ma douce !

 — Je vais mettre le feu à sa robe.

 — Comment comptes-tu parvenir à tes fins discrètement ?

 — Attendez-moi sur la terrasse, je vais m'emparer de ce chandelier que l'on voit là-bas et vous rejoindre en passant discrètement derrière elle. Il y a tellement de froufrous et de couches de tissu sur elle que ça ne sera pas long à s'enflammer.

 — C'est une bonne idée, et si elle finit défigurée, tant pis pour elle. »

 Faisant comme ils l'avaient dit, Laura et les deux hommes se rendirent sur le balcon pendant que Jade se dirigea vers le buffet pour se saisir de l'arme. Saluant certains des invités au passage, elle raconta à qui voulait l'entendre qu'elle partait accompagner Gustave, Laura et Gaston pour une petite excursion dans le jardin. Ceci, afin de justifier la présence du chandelier dans sa main.

 Mais quand elle passa derrière Isobel, cette dernière se retourna presque aussitôt. Jade, dictée par la panique, cacha le chandelier dans son dos.

 « Ma chère grande sœur, quelle joie de te voir. J'étais justement en train d'expliquer à Madame la marquise les bienfaits du jus de citron sur les taches de rousseur. N'est-ce pas là ce que maman disait toujours ?

 — Isobel, je pense que Madame d'Acigné le sait déjà, c'est un remède bien connu parmi les femmes.

 — Eh bien dans ce cas pourquoi ne l'a-t-elle pas testé sur elle ? On pourrait croire qu'elle a bronzer derrière une passoire cet été. Et pourquoi tiens-tu un chandelier dans ton dos ? »

 Avant même qu'elle ne puisse lui répondre, un cri s'éleva dans la foule.

 « Jade ! Tu prends feu !!! »

 La panique saisit l'assemblée. Une dame l'éventa de son éventail, dans l'espoir d'éteindre les flammes qui attaquaient le tissu vert de la robe, mais ne fit qu'empirer la situation. On essaya de taper sur les flammes, mais la pauvre victime gesticulait et hurlait tellement que la plupart des coups n'atteignirent pas leurs cibles.

 Isobel dans un éclair de lucidité attrapa la soupière de punch et la déversa sur sa sœur. Le calme revint presque instantanément. Toute dégoulinante, la pauvre victime était au bord du désespoir.

 Pourquoi ? Pourquoi rien ne se passa-t-il jamais comme prévu avec sa petite sœur ? Elle était lasse, humiliée, en colère et déprimée. Si elle avait pu avoir une arme sous la main, à cet instant, elle l'aurait exécutée sans la moindre hésitation.

 Finn, le fidèle majordome, la recouvrit d'une nappe et ordonna à Lucile, sa femme de chambre, de l'emmener en haut.

 « J'ai fait appeler un médecin, Mademoiselle, monter vous reposer, la fête est finie. »

 Et le vieil homme avait raison. Une fois le drame passé, tous les invités commençaient doucement à s'en aller. Jade lança un ultime regard noir à sa cadette avant de s'en aller à son tour, rapidement rejoint par Laura et les deux hommes.

 Ce qui devait être une fête grandiose s'était transformé en un véritable cauchemar.

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