"La fuite est honteuse mais parfois salutaire"

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"La fuite est honteuse mais parfois salutaire"

Proverbe roumain

 Isobel chargea Ferdinand d'informer ses sœurs à propos de l'état de santé de leur père. Elle ne se sentait pas la force de les affronter, encore trop affectée par cet odieu crime dont elles s'étaient rendues complices.

 Elle espérait, non elle voulait sincèrement croire, qu'elles ne pensaient pas la dose aussi dangereuse. Mais elle n'était pas naïve au point d'imaginer qu'elles ignoraient tout de ce qu'il se tramait. En temps normal, Gaston ne déjeunait jamais à la maison, la coïncidence était bien trop grosse pour se voiler la face.

 Elle se hâta de s'enfermer dans sa chambre, Odessa sur ses talons. Une fois derrière la porte close, elle sortit une grosse valise fuchsia de son placard ainsi qu'une autre verte pomme.

 « Ça sera compliqué de transporter ces deux grosses valises, Isy. Tu ne crois pas qu'il soit préférable de voyager léger et de s'acheter des vêtements sur place ?

 — Odessa ... Je ne vais pas partir avec toi.

 — Comment ça, tu ne pars pas avec moi ?

 — Tu m'as bien entendu, tu pars seule.

 — Et je peux savoir pourquoi ?

 — Je ... J'y ai longuement réfléchi et je pense avoir une meilleure solution. Je ne voulais juste pas dévoiler mon plan devant Ferdinand parce qu'il n'y consentira jamais.

 — Si tu es sûre qu'il va refuser, c'est que ce n'est sans doute pas une bonne idée...

 — En réalité, c'est très certainement une très mauvaise idée, mais c'est la plus sûre pour nous tous.

 — Isobel ! Accouche ! Arrête de tourner autour du pot. Dis-moi ce que tu comptes faire. »

 Elle lui détailla donc son plan, en commençant par le récit entier des événements depuis que son père lui avait offert la rose de la Krasnaya Roza.

 « Oh oh oh ! Oui, tu as raison, c'est effectivement très dangereux. Mais je pense aussi que tu as besoin d'un peu de piment dans ta vie et si tu penses pouvoir faire confiance à ce Sevastian... Eh bien, ma foi, vas-y, fonces ! »

 Isobel ne lui fit pas remarquer qu'elle avait quelques réserves quant à la bonne réussite de ce projet. Mais elle savait aussi que Gaston n'abandonnerait jamais. Il ne lui restait plus qu'à disparaître ou mourir.

 « Et ce ... Sevastian ... Il est beau ?

 — Très ! Pourquoi ?

 — Et bien, tu pourrais peut-être envisager de passer du bon temps dans les bras d'un bel homme. Rien ne t'empêche de joindre l'utile à l'agréable.

 — Je t'ai déjà dit qu'il avait refusé de m'épouser.

 — Je ne te parle pas de mariage, Isobel. Je te parle de ce qu'un homme et une femme matures et consentants font dans une chambre quand ils sont soumis à une attirance mutuelle.

 — Oh ... »

 Lorsqu'elle comprit ce que son amie sous-entendait, elle rougit et devint aussi écarlate que sa chevelure. Se cachant le visage dans ses mains, elle tenta de masquer son trouble.

 « Je n'arrive pas à croire que tu aies pu sous-entendre cela, c'est ...

 — Oh Isobel ! Arrête donc d'être si prude ! Ces choses-là se font naturellement.

 — Mais pas moi ! Enfin, je veux dire, je sais que c'est naturel, tout ça... Mais moi, j'ai besoin de plus. J'ai vingt-cinq ans et je n'ai jamais connu d'homme. Et ce n'est pas forcément par choix, juste que je n'ai jamais trouvé le bon. Celui qui me fera me sentir suffisamment en confiance pour passer cette étape. C'est terriblement intime et je n'ai pas envie d'offrir ce moment au premier venu. Et même si je sais que Sevastian me respectera et ne m'humiliera sans doute pas une fois que j'aurais le dos tourné, c'est un peu trop pour moi. Surtout de faire ce genre de choses avec un quasi-inconnu.

 — Donc tu ne le connais pas assez pour coucher avec mais tu lui fais suffisement confiance pour lui remettre ta vie et ton destin entre ses mains ?

 — Et bien... oui ? »

 Odessa souffla, mais n'insista pas. Elle ne savait que trop bien combien son amie était têtue. Et que lorsqu'elle avait une idée en tête, il fallait user d'un trésor de patience et d'arguments pour lui faire changer d'avis.

 Isobel comprenait bien que son raisonnement ne tenait pas debout. D'autant qu'elle ne précisa pas que c'était plutôt entre les mains d'Adam qu'elle remettait son destin. Cet homme qui n'en était plus vraiment un, tant la folie le rongeait. Elle comptait simplement sur le secours de son nouvel ami, qu'elle espérait aussi être son allié, pour plaider sa cause auprès de la Bête de Strania.

 « Bon, je sais qu'il me sera inutile de contrecarrer tes plans, tu trouveras le moyen de le faire quand même alors autant t'aider maintenant. Plutôt que de partir seule, je vais emmener quelqu'un avec moi. Je me suis fait une très bonne amie assez récemment. Et il se trouve qu'elle a sensiblement la même corpulence que toi. Avec tes vêtements sur le dos et une chevelure rouge, elle jouera à merveille le rôle de ta doublure. Et la connaissant, elle ne pourra pas refuser un road trip à travers le globe. Surtout au frais de la duchesse de Galloway !

 — Tu es un amour, Odessa ! Je savais que je pouvais compter sur toi !

 — Je sais, je sais ! Pendant que je l'appelle, dépêche-toi de faire tes valises ! Ensuite, on va chez moi. »

 Elle se dépêcha d'obtempérer, priant pour que ce double inopiné soit disponible et accepte de participer à toute cette mascarade. Elle bourra ses bagages de tenues aléatoires, ne perdant pas de temps à réfléchir à ce qu'elle y mettait vraiment dedans. Elle glissa tout de même ses seuls vêtements noirs qu'elle utiliserait pour la deuxième phase de son opération : l'infiltration.

 Elle récupéra ensuite le joyau de la mafia et le dissimula au milieu de tout son fatras. Elle avait choisi de prendre la valise rose, car elle bénéficiait d'un système de sécurité renforcé, ce qui était parfait pour protéger son précieux colis. Elle avait aussi l'avantage d'être plus petite et plus facile à transporter. Si le besoin de courir se faisait, elle ne serait pas gênée.

 « La chance est de ton côté ! Mathilde débute une période de chômage et commence à devenir folle dans son appartement. Elle aurait dit oui à n'importe quoi, du moment qu'elle sortait de chez elle. Alors tu parles, cette épopée, c'est le saint Graal à ses yeux ! Elle nous attend chez moi.

 — Super ! Je suis prête ! On peut y aller.

 — Tu as pensé à prendre une perruque, ou doit-on en acheter une sur la route ?

 — Non, j'ai ce qu'il faut.

 — Parfait ! Alors va vite prévenir Ferdinand que l'on part maintenant et que tu lui laisses gérer la suite. Tu n'as pas oublié la "tu sais quoi" qui te permettra de marchander ta sécurité ?

 — Non. J'ai tout pris. Suis-moi, on part ensemble, je ne veux pas te laisser seule dans la voiture. Je suis peut-être devenue paranoïaque, mais je ne serais pas surprise que nos quatre comparses décident de mettre le feu à Philibert pour m'empêcher de partir.

 — Sympas... Je te suis dans ce cas ! »

******

 Elles s'engagèrent à pas de loup dans les couloirs, croisant les doigts pour ne pas se faire voir de leurs ennemis. Elles atteignirent leur destination sans croiser un chat.

 Au sens propre, comme au figuré, puisque Méryl lui avait aussi légué une paire de Persans. Isobel n'était pas assez attachée à eux pour prendre le risque de les emmener avec elle. Surtout qu'ils seront bien plus heureux de retourner à Galloway House.

 Les jeunes filles s'engouffrèrent ensuite dans le bureau du secrétaire pour lui annoncer leur départ imminent.

 « Ferdinand, je remets la suite entre tes mains. Odessa et moi pensons que nous devons partir dès ce soir pour que l'attention de Gaston soit maintenue sur nous pendant que vous organisez votre arrivée au duché.

 — C'est plus prudent en effet, bien qu'un peu précipité je l'avoue.

 — Pour être honnête, j'ai peur de ne pas avoir le courage ni la force de quitter mon père si j'attends trop. Je préfère profiter de l'euphorie du moment, avant de perdre courage et de me dégonfler...

 — Je comprends. Je vous promets de bien veiller sur Maurice et de vous tenir informer de l'état de la situation à tout moment.

 — Merci Ferdinand. Tu m'excuseras auprès des autres de ne pas pouvoir leur dire au revoir, mais ...

 — Ils comprendront. Soyez prudente !

 — Promis »

 Elle s'en voulut de le quitter ainsi, mais ne pouvait se permettre le luxe d'avoir des remords maintenant. Sevastian avait dit qu'il partait au matin, elle devait s'arranger pour être dans l'avion avant qu'il ne décolle. Et ça promettait d'être plus difficile que prévu.

 Les deux fugueuses partirent ensuite rejoindre leur prochaine destination où les attendait une Mathilde folle d'excitation. À peine avaient-elles ouvert la porte que la tornade brune leur sauta dessus.

 « Mathilde ! Comme tu m'as manqué ! Je suis tellement contente que tu sois libre, mais je suis désolée d'apprendre que tu aies perdu ton travail...

 — Pas moi ! J'ai démissionné parce que mon patron était un sacré patte-pelu, aliboron, chattemite, orchidoclaste et coprolithe* de surcroît. Et je ne regrette absolument pas. Si ce n'est que maintenant, je m'ennuie comme un rat mort ! Alors quand tu m'as appelé tout à l'heure, évidemment que je n'allais pas refuser cette opportunité ! En plus, toi aussi, tu m'as beaucoup manqué ! »

 Elle claqua deux bises sonores sur les joues de son amie et se tourna vers Isobel, les yeux pétillants d'excitation.

 « Tu dois être la duchesse !

 — Euh ... Oui, c'est exact, enchantée de faire ta connaissance. Je m'appelle Isobel !

 — Tu n'as pas besoin d'être aussi formelle avec moi ! Alors Dessa, tu me briefes, c'est quoi le projet ?

 — Isobel est toujours formelle, ça fait partie de son charme ! Pour le plan, tu dois te faire passer pour elle, au moins jusqu'à ce que nous ayons quitté le pays. Après, tu peux reprendre ton identité.

 — C'est risqué... Mais j'adore ! »

 Isobel était un peu perdue face à l'exubérance de la brune. C'était une vraie pipelette. Elle ne s'arrêtait de parler que pour reprendre son souffle ou lorsque Odessa la coupait pour répondre à ses questions. Elle les laissa organiser leur voyage pour calculer approximativement le montant de leur dépense.

 Leur prochaine étape étant de passer à la banque avant la fermeture pour qu'Isobel retire de quoi leur permettre d'acheter les billets d'avions. Elle en prendra un peu pour elle, dans le cas où Adam refuserait de lui apporter son aide.

 Elle alla se poster devant la fenêtre pour observer les passants qui marchaient en contrebas. Elle trouva un certain apaisement à ce flux continu qui l'aida à appréhender la suite avec plus de sérénité.

 En réalité, elle se montrait forte devant tout le monde, mais elle tremblait de peur. Elle avait beau être d'une nature spontanée, ce n'était pas dans ses habitudes de s'engager dans une entreprise aussi risquée.

 Elle avait tout fait pour minimiser le danger quand elle avait parlé de son idée à son amie, mais la vérité était qu'elle pourrait bien mourir que ce soit de la main d'Adam, ou de celle de Sevastian. Elle espérait que son amitié avec ce dernier lui assurerait une mort rapide.

 Elle était bien d'accord avec le proverbe "il est facile de mourir pour ses amis", mais c'était une toute autre question quand il s'agissait de souffrir pour eux. La mort ne l'effrayait pas, mais la perspective d'endurer mille souffrances ne lui semblait pas du tout attractive.

 S'arrachant à la vue, elle prit sa valise et se rendit dans la salle de bain. Les deux autres ne s'étant toujours pas mises d'accord sur l'ordre et le nombre de pays qu'elles allaient visiter. Elles s'étaient tout de même fixées sur une durée et avaient choisi de partir un an.

 C'était le temps qui restait au chômage de Mathilde. Après une longue réflexion de sa part, Odessa, quant à elle, avait estimé que son commerce n'en souffrirait pas trop. Surtout qu'elle avait embauché deux nouvelles employées et qu'elle pouvait gérer une grande partie de son travail à distance. L'appui financier de la part de sa meilleure amie, en cas de besoin, lui assurait aussi une sécurité rassurante.

 Isobel espérait que cette histoire serait réglée avant la fin de l'année, mais elle préférait se préparer au pire. Elle décida de prendre une rapide douche avant son départ, ignorant quand elle pourra en prendre une à nouveau. Une fois lavée et séchée, elle sortit ce qu'elle décida d'appeler sa tenue d'agent secret.

 Il s'agissait d'une robe large à manche longue a imprimés fraises. En dessous, elle passa un sous-pull et un collant thermorégulateur qui remontait bien haut sur son ventre. Son ensemble, en plus d'être sombre, était adapté au climat Stranien. Le thermomètre affichant rarement des températures au-dessus de 0 °C, les vêtements chauds étaient de mise.

 Décidant qu'elle portait suffisamment de noir, elle enfila aux pieds des boots rouges, fourrées d'une moumoute bien chaude. Elle procéda ensuite à la pose de sa perruque, un carré lisse de couleur grises aux mèches noires.

 Le procédé lui prit un temps fou, mais le résultat final lui parut satisfaisant. Elle secoua sa tête de gauche à droite pour s'assurer que tout tenait bien. Attrapant un large ruban noir, elle le noua en bandeau avant de libérer ses cheveux synthétiques.

 Elle décida de ne pas se maquiller pour rester le plus passe-partout possible. Observant une dernière fois son reflet dans le miroir, elle fut satisfaite du résultat. Plusieurs coups furent frappés à la porte avec beaucoup d'énergie.

 « Isobel ! As-tu fini ta transformation ? C'est à mon tour maintenant ! »

 La jeune femme déverrouilla la porte et l'ouvrit pour faire entrer Mathilde à l'intérieur.

 « Woo ! On ne te reconnaît pas du tout !!! C'est génial ! Ça te va super bien en plus.

 — Ouais ! T'es super belle. »

 Elle rougit devant tant de compliments, mais remercia les deux filles d'un petit sourire.

 « Est-ce que tu veux te doucher avant, Mathilde ou on peut attaquer ta transformation dès maintenant ?

 — J'ai pris ma douche ce matin ! Allez, mesdames ! Que l'on me transforme en duchesse. »

 Elle s'assied de tout son poids sur la chaise qu'Odessa venait de placer devant le miroir et attendit avec une arrogance toute ducale, que l'on procède à sa métamorphose. Son attitude procura un fou rire général.

 Isobel procéda aux mêmes étapes que sur elle afin de fixer la chevelure carmin sur le crâne de la jeune femme. Pendant ce temps, Odessa tenta de reproduire le maquillage habituel de sa meilleure amie. Quand ce fut terminé, elles choisirent la tenue la plus voyante du lot que contenaient les deux valises.

 Le résultat final était époustouflant. Pour qui ne connaissait pas Isobel parfaitement, Mathilde en était la parfaite copie. Elles étaient persuadées que même si leur poursuivant montrait une photo, la supercherie fonctionnerait à merveille.

 Possédant passeport et carte d'identité, Isobel tendit cette dernière aux deux filles.

 « Je garde mon passeport, car j'en aurais besoin quand je serai arrivée à destination. Mais pour votre première escale, elle vous sera utile pour prouver mon identité. Une fois là-bas, vous procéderez à nouveau au changement et vous essayerez de vous fondre dans la masse. L'objectif est de disparaître.

 — Mais, le plan n'était pas d'emmener Gaston sur des fausses pistes ?

 — Je ne veux pas que vous preniez le risque d'être découverte. Mes sœurs ont autorisé la mise en danger de la vie de notre père, je n'ose même pas imaginer ce qu'ils seraient prêts à faire à deux étrangères à leurs yeux, mais qui sont chères aux miens. »

 Mathilde pâlit légèrement.

 « Ces types sont-ils si dangereux ?

 — Oui. Et si tu souhaites abandonner maintenant, personne ne t'en voudra.

 — Abandonner ! Bien sûr que non ! Ça rendra cette aventure plus périlleuse. C'est si excitant ! »

 Isobel jeta un coup d'œil à Odessa qui haussa les épaules et lui sourit en retour.

 « Et bien, si tout le monde est prêt, je crois que nous pouvons y aller ! »

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Les insultes de Mathilde ou comment insulter de manière distinguée :

patte-pelu : gros manipulateur qui arrive à ses fins en couillant les autres.

aliboron : L'aliboron est quelqu'un qui croit tout connaître alors qu'il ne connait rien. Très bon mot à utiliser quand ton pote essaie de t'expliquer ton métier.

chattemite : Le chattemite est une « personne affectant des manières doucereuses et hypocrites pour tromper ou séduire quelqu'un ». Un sale faux-cul en somme.

orchidoclaste : Ah! la belle insulte savante. Littéralement, « casse-couille »!

coprolithe : Le dictionnaire l'atteste encore. « Merde fossilisée », telle est grosso modo la définition du terme.

Si vous voulez enrichir votre vocabulaire d'insultes distinguées allez voir ici : https://www.topito.com/top-des-insultes-rares !

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