Quand le silence devient coupable

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Qu’elle était belle. Je m’en souviens. Ses sourcils formaient deux arcs. Sûrement égarés par Cupidon, pensais-je, car chaque fois qu’elle les fronçait, je tombais amoureux. Comme si, d’un simple regard, elle décochait vers moi les flèches de l’amour. Ils s’incurvaient vers ses longs cils noirs, d’une élégance sylphide, envoûtante. Si longs qu’ils dressaient, à eux seuls, la forteresse menant à son érotisme. Droits, résolus, braqués sur ce qu’elle observait. Tandis que ses cils inférieurs s’abandonnaient, las de protéger son regard, ils s’effondraient dans l’attente du moment où elle clignerait des yeux. Alors seulement, ils rejoindraient ces cils fiers, gardiens de sa beauté. Entre eux s’étendait un océan troublé : cette blancheur noircie, fissurée de crevasses rougeâtres. Des éclairs bruns s’étaient gravés dans l’abîme de ses iris. Et lorsque sa paupière brûlée se retroussait, c’était un paradis en flammes qui s’ouvrait devant moi. J’étais amoureux d’anges déchus, fuyant l’incendie de l’île que formait son iris. Un sable bleu, cerné d’une marée orange, oppressait le volcan grisâtre de sa pupille. Cette fumée lourde était une malédiction sur son visage.

Et pourtant, elle était si belle.

Si ses boucles dorées formaient une cotte de mailles, aucun chevalier la portant ne serait mort au combat. Ses cheveux, si lumineux, faisaient pâlir la Lune elle-même, jalouse de ne plus être la seule lumière guidant les hommes dans l’obscurité. Son visage était une lanterne. Ses taches de rousseur s’illuminaient dans mon cœur, et en moi se propageait le désir de m’y perdre, d’attiser cette flamme éclatante. Parfaitement dessinée, je la vois. Cette bouche rouge, sculptée comme la coque d’un navire, chavirant les âmes, les trésors enfouis et les mâts levés. Voguant vers l’horizon, s’échouant dans mon cœur. Surplombée par son nez, un marbre ciselé par une centaine de muses et de nymphes. Ce nez qui se gonflait à mesure que sa beauté s’intensifiait. De son front à son cou, à chacun de ses souffles, j’étais là. Errant dans ce paradis en flammes.

Et même si l’enfer venait me sauver, je refuserais. Parce que je suis tombé amoureux d’elle.

Mais un jour, le paradis s’est embrasé en entier. Les cendres de ses cils sont tombées sur ses joues, se mêlant aux rivières salées qui s’y traçaient. Son regard, jadis flamme souveraine, vacillait sous le poids d’un chagrin ancien. Son visage, autrefois lanterne, s’était mué en terre de batailles, où les larmes levaient leurs étendards dans un dernier assaut contre l’ombre qui l’assaillait.

Ce jour-là, elle pleura.

Elle laissait transparaître ses larmes transparentes, qui s’écoulaient le long de son sourire humide. Des larmes qui, comme des cavaliers, parcouraient l’horizon qui surplombait sa plaine. Chevauchant, dans cette verdure élégiaque, sa peau. Où, entre chacun de ses courts poils, l’amère offensive s’était lancée. Car, dans le pays de son visage, en proie à la guerre et à la souffrance, elle pleurait. Elle pleurait, pour toutes les fois où les pays voisins l’avaient envahie. Pour toutes ces fois où son visage avait croisé les siens. Son front luisait, brillant de mille feux, et aveuglait les troupes ennemies. Mais elle croisa encore le regard d’un des siens, hostile, provocateur, empreint d’un dessein funeste, au destin funèbre. Elle laissa alors tomber sa chevelure dorée et entrelacée par-dessus le haut de son visage, et protégea son pays de la guerre, continuant à envoyer quelques troupes, quelques larmes. Au péril de leur vie, ils iront mourir entre sa bouche et son nez. Ils iront mourir sur ses fines joues, ou peut-être entre son cou et sa nuque. Certains iront mourir sur le nez, voire les oreilles, et les plus courageux iront mourir entre ses seins. Comme là où s’étaient couchés les siens. Où les pays voisins avaient pourtant signé un traité de non-agression. Un traité qui, comme elle, comme son visage, comme son corps, fut violemment violé. Violentée, dans son propre champ de roses et de violettes, elle pleurait. Et aucune de ses larmes n’avait su repousser l’ennemi. Il les essuyait aussitôt. Action vaine, tant l’oppresseur profitait d’elle. De l’aine à ses hanches, elle n’était qu’un champ désolé, essayant de chantonner les cris de son pays, personne ne l’écouta crier. Et pourtant, un bourdonnement subsista, encore et encore. De ce pays en guerre, de cette cavalerie décimée, on me murmura une légère brise.

J’étais là, et ce fut moi là-bas. L’ombre fut mon ombre. L’ennemi fut mon corps. Et les violences furent mes passions. Le plaisir de se déchaîner, de détruire et d’enflammer les terres, furent ma dévotion.

L’Enfer a si bon goût quand on le crée.

Le paradis s’est embrasé trop tôt, il est si loin maintenant. Si lointain que je ne l’aime plus. Elle me plaît encore, certes. Mais je ne l’aime plus. J’y prends du plaisir, certes. Mais je ne l’aime pas. Ou pas encore. Si, je l’avais déjà aimée, avant. J’aurais voulu l’aimer encore plus. Sauf que maintenant, je déteste le pays de son visage. Qu’elle le cache avec sa chevelure, tant mieux. Encore et encore ; de l’aine à ses hanches, je l’envahis. De ses seins à ses mains, je la réquisitionne. De son visage à son cou, je lui hurle sa défaite.

Le traité de paix ne sera jamais signé. Aucun pacte de non-agression ne sera formulé. C’est décidé, ce pays n’aura de cesse d’être en guerre.

Après moi, ce seront d’autres nations. Plus avides les unes que les autres. Tous goûteront au blé de son corps, à la récolte de son visage, au ruisseau de son bassin et à l’arbre de son ventre. Et tous combattront les larmes de son infanterie. Vouée à n’être qu’un champ de bataille, elle aurait préféré n’être qu’une rose. Piquant les hommes, dans son champ de fleurs. Ou encore qu’une larme, dans sa cavalerie. Mais il a fallu qu’elle soit une femme. Une reine de ses terres. Des plus belles terres du monde. Les plus convoitées et les plus fragiles. Hélas, les hommes s’approprient toujours des terres qui ne leur appartiennent pas. Hélas, les hommes.

En pensant que les femmes doivent rester silencieuses, les gens pensaient qu'elle pourrait parler, hurler. Qu’elle aurait dû, au nom de la justice, crier : « À l’aide ». Elle aurait aimé jouir de son droit à la légitime défense, au lieu de cela, elle a joui de non-droit et sans défense, avec un homme qu’il lui était illégitime.

Elle aurait voulu crier. Mais elle était muette.

Le silence comme un complice. Une haine envers le calme. Elle voudrait crier. Comme le ferait un nourrisson.

Impossible. Elle ne peut pas crier. Et sa langue, traîtresse de cette ignominie, laisse toujours le sang de la femme coaguler sous l'effet de la peur. La peur de ne pas être assez entendue, quand l’on écoute que ceux qui crient. Mais à force de n'écouter que ceux qui crient, l’on devient sourd. Un silence perpétuel et absurde, où l'homme se plaint de n'avoir rien entendu. S’il savait pourquoi, peut-être qu'il se serait tu ? Qu'il aurait écouté les chuchotements et les silences. Peut-être qu'il aurait compris que le bruit ne dit rien et que le silence dit tout. Et que cette femme, muette, déshabillée par la parole, violée par les cris, frappée par les ébats et abandonnée par les hurlements, avait demandé au secours. Le secours des hommes qui ne savent pas que la bouche n'est pas le seul outil de parole, et que les larmes parlent, les yeux communiquent et le silence dénonce.

Cette femme en avait assez de cette incompréhension humaine. Et elle dénonça le silence, comme coupable, et non les hommes. Car à ce moment, ce qui était inhumain n'était pas la violence, mais le silence fébrile de sa voix, qui avait laissé la douleur se propager. Le véritable monstre, c'était le handicap, que les hommes détestent. C'était elle. Elle le savait. C’est pourquoi elle aurait voulu crier, mais les monstres ne crient pas, ils rugissent. Mais pour le savoir, il faut d'abord parler. D'une parole déjà condamnée, il ne lui restait que le silence. Et même s'il était coupable, elle ne peut l'emprisonner aussi.

Que lui resterait-il, si même son silence lui était enlevé ?

Le vide, le néant, bien pire, si le silence et la parole se rejoignent dans les abysses d'un cachot, plus rien ne lui permettra de s'exprimer. C'est là son problème à cette femme : sa parole fut condamnée à mort, et son silence est seul coupable de son viol. Mais elle a quand même besoin de ce silence, pour être plus éloquente que de mauvaise parole, que de mensonge et de calomnie.

Que resterait-il si l'on soutirait la parole et le silence aux hommes ?

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