Chapitre 1

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Les Dossiers Heldmann

Tome 1: le Neskol’Tov

Chapitre 1: la Heldmann Vigilance Agency

La nuit tombait sur la mégapole de New-London en cette soirée de novembre 2156. Une pluie battante recouvrait la chaussée d’une fine pellicule d’eau grisâtre. Un tintamarre de gouttes d’eau, auquel s’ajoutait le grésillement incessant des enseignes aux néons, résonnait tout autour de moi. La rue lugubre dans laquelle je me trouvais, assis sur le banc d’un abribus, était déjà plongée dans une pénombre sépulcrale qui siérait à un poème de Poe.

Les deux seules sources de lumières aux alentours émanaient d’un lampadaire publique situé au croisement en face de moi. L’autre, de la vitrine d’un restaurant coréen, un peu plus proche, à la droite de la petite rue sombre. Au-dessus de ma tête, une immense toile de câbles électriques passait de bloc en bloc dans un ordre anarchique.

L’endroit semblait parfaitement désert, ce qui était idéal pour ce que je m’apprêtais à faire. Les mains fourrées dans les poches de mon trench-coat en cuir, je gardais les yeux fixés sur la porte du restaurant. La cible de ce soir y était descendue pour dîner.

— Notre ami a décidé de manger asiatique pour son dernier repas, pensai-je. Mais, peut-être que s'il avait su, il aurait choisi autre chose.

Soudain, un grésillement dans mon oreille. J’y portai l’index et appuyai sur le bouton du com-link qui y était glissé.

— J’écoute.

— Toujours pas de visuel sur la cible ? me demanda une voix rocailleuse.

— Négatif, répondis-je dans un soupir blasé. Mais ça ne devrait plus tarder. Garde ton œil dans ta lunette et tiens-toi prêt.

Cette voix rauque était celle de l’un de mes employés : Tobias Arrabal. Pour l’heure, il était perché sur le toit d’un bloc de bâtiments lui offrant la meilleure vue possible sur la rue et la gargote. Je l’imaginais sans peine là-haut, un genou au sol, son poncho imperméable ruisselant de pluie, l’œil rivé dans la lunette de son fusil sniper Hornet M-35.

Un second grésillement se fit entendre ; suivi d’une seconde voix, féminine, cette fois.

— J’espère bien. J’ai dû lui filer le train toute la journée et j’en ai marre de ce temps de merde.

Ce commentaire plaintif venait de mon autre agent de terrain : Joanna Darrin. Elle s’était cachée dans une petite ruelle séparant deux blocs d’immeubles, entre le restaurant et le carrefour. Cette assassine aussi agile que mortelle avait rejoint mon équipe il y a quelques mois. La facilité avec laquelle elle se fondait dans les ombres et de portait son coup fatal plus vite qu’une vipère m’avaient impressionné. Bien qu’elle fasse preuve d’une précision honorable avec son arme de poing, elle préférait se servir d’armes blanches, plus silencieuses.

Quant à moi, je me nomme Lothar Heldmann, et j’avais un contrat à honorer.

Notre cible du jour s’appelait Arthur Bosman. Âgé de 51 ans, ce cadre dans une entreprise pharmaceutique avait été accusé d’attouchements et de viol sur plus d’une douzaine d’adolescentes. Les familles des victimes avaient bien tenté de se réunir afin d’engager un avocat et de monter un dossier solide contre lui. L’affaire avait été enterrée. Le juge avait acquitté notre homme à cause d’un soi-disant «vice de procédure».

Cependant, il était aisé de concevoir que les gens importants comme ce cadre pouvaient échapper à la justice en graissant la bonne patte. Le dossier fut donc clos sans autre cérémonie et les victimes n’avaient reçues ni compensation, ni justice. Tandis que les minutes passaient, je revis en pensée le moment où madame Blackwell, mère de Lucia Blackwell, la première victime, était entrée dans mon bureau. Ses yeux rougis et aux cernes marquées trahissaient l’épuisement et le désespoir.

Elle s’était battue comme une lionne pour l’honneur de sa fille en jouant selon les règles. Malheureusement pour elle, le système judiciaire n’avait jamais été un jeu équitable.

Elle et les autres parents avaient, en désespoir de cause, réunis leurs dernières économies afin de nous engager pour rendre la justice correctement. Bien que j’aimais mon métier et que j’exécrais ce genre d’injustice, je ne travaillais jamais gratuitement.

Enfin, ma vision périphérique capta un mouvement. La porte du restaurant s’ouvrit. Deux individus à la carrure impressionnante sortirent, suivis d’un petit homme fluet et dégarni. Les deux escorteurs observèrent le périmètre avec vigilance. Durant un instant, l’un d’eux posa son regard sur moi. Je ne bronchai pas. L’individu qu’ils accompagnaient était Arthur Bosman.

Bien que la rue fut plongée dans l'obscrutié, la lumière du restaurant coréen qui éclairait l’extérieur par la fenêtre grasse et poussiéreuse me permit de discerner ses traits avec certitude. Son nez démesuré, ses yeux lâches cachés derrière d’épaisses lunettes, ses joues creuses et glabres, sa silhouette frêle et légèrement voûtée.

C’était bien notre homme. Quant aux deux armoires à glace qui le suivaient, il devait s’agir de ses gardes du corps. Les trois hommes se dirigèrent vers le carrefour, me tournant le dos. Je me levai et allumai mon com-link.

— Tob, tu les vois ?

— Cible en visuel, accompagnée de deux collatéraux, répondit-il. Jo, ils se dirigent vers ta position.

— Tu t’occupes du gorille de gauche. Jo, celui de droite, près du mur. Je me charge de Bosman.

— Bien reçu, répondirent les deux voix.

Je relevai le col de mon trench-coat, enfilai la paire de gants en cuir que je gardais dans ma poche et me mis à suivre les trois individus. Je conservai une distance respectueuse de dix mètres entre eux et moi. Puis, j’accélérai le pas d’un coup au moment où ils arrivèrent à hauteur de la cachette de Joanna. Une détonation étouffée retentit derrière moi, suivie d’un sifflement dans mon oreille et la tête du gros-bras de gauche explosa dans une gerbe de sang, de fragments d’os et de morceaux de cervelle. Tobias avait pointé son viseur sur l’arrière du crâne de sa cible et avait pressé la détente avec un timing parfait.

Son compère voulut réagir. Trop tard. Silencieuse comme la nuit, Joanna avait enfoncé son poignard effilé comme un rasoir dans la nuque de sa proie. La lame pénétra entre les cervicales comme dans du beurre en transperçant la gorge. La pointe ensanglantée sortit de l’autre coté, juste sous la pomme d’Adam.

En l’espace de quelques battements de cœur, Bosman s’était retrouvé sans défense. Il tourna la tête en tout sens, regardant ses protecteurs raides morts sur le trottoir. Son visage souillé de sang était défiguré par une grimace de peur, de dégoût et d’incrédulité.

J’arrivai enfin à sa hauteur et lui assénai un crochet du gauche en pleine mâchoire. Le coup le projeta au sol. Il se tenait allongé sur le dos, une main tenant sa bouche ensanglantée, l’autre tendue dans ma direction en un vain rempart. J’entendais son souffle saccadé alors que je me tenais au-dessus de lui. Tout en fixant son regard de fouine acculée, je sortis mon arme de son holster : un pistolet Crossfire tirant des balles de calibres 12 à têtes molles.

Le dégoût que m’inspirait ce pervers, digne représentant de sa méprisable caste, contrastait et intensifiait à la fois le plaisir sadique que je ressentais à le voir ainsi réduit à l’état de ver implorant et pathétique. Bien que j’eus aisément pu profiter de la délicieuse répugnance de ce spectacle encore quelques instants, le moment de remplir mon contrat était venu.

En guise d’extrême onction, le prédateur devenu proie n’eut droit qu’à une phrase courte, énoncée d’une voix froide et formelle.

— De la part de Lucia Blackwell et de toutes les autres.

Deux détonations sèches résonnèrent dans la nuit. La tête et le torse d’Arthur Bosman furent percés d’un large trou sanguinolent chacun. C’était terminé. Le contrat de ce soir avait été rempli.

Joanna vint se placer à côté de moi et contempla la tête éclatée. Je rallumai mon com-link.

— C’est fini, Tob. Range tes jouets. On rentre.

— Bien reçu. T’as toujours une sacrée gauche.

— Tes molaires s’en souviennent, rétorquai-je avec un léger sourire sarcastique dans la voix.

Tobias coupa la communication sans répliquer. Je me tournai alors vers Joanna. Son poncho dissimulait la majorité de sa silhouette et le haut de son visage.

Je sortis de la poche intérieure de ma veste mon Photoviseur Optique — que la plupart des gens appelaient simplement un «monocle». Je le portai à mon œil et immortalisai la preuve du travail accompli avant de le ranger soigneusement.

L’espace d’un instant, mon regard fut attiré par la coulée écarlate sortant du poitrail du cadre. Elle s’écoulait dans l’eau polluée dans une valse lente et écumeuse. Cette strophe me revint alors à l’esprit:

— C’était la nuit, et la pluie tombait et quand elle tombait, c’était de la pluie, mais quand elle était tombée, c’était du sang, récitai-je pour moi-même dans un murmure presque religieux.

Joanna releva la tête et me regarda d’un air interrogateur.

— C’est du Edgar Allan Poe. Cherche pas à comprendre.

Elle haussa les épaules et secoua la tête, un petit sourire en coin.

— On devrait leur faire les poches et prendre leurs objets de valeur, repris-je.

— On en est réduits à piller les cadavres, maintenant ? demanda-t-elle, étonnée. Les affaires vont si mal que ça ?

— Heureusement, on en est pas encore là, répondis-je, amusé par sa remarque. Mais, de cette façon, ça ressemblera à un braquage qui a mal tourné. Des membres d’un gang leur sont tombés dessus, ils ont voulu répliquer et ça s’est mal fini pour eux trois. Pas de chance, mais ça arrive tous les jours dans ce genre de quartier.

— Pas bête.

Elle s’accroupit près des corps et se mit à les fouiller. Je me joignis à elle et nous récupérâmes les bijoux, smart-watches et portes-cartes. Je ramassai aussi les douilles des deux balles que j’avais tirées. Puis, nous allâmes jeter le tout dans un égout à proximité.

— Aide-moi à planquer les corps, maintenant, dis-je.

Bosman ne pesait pas très lourd, même pour un macchabée. Les deux gardes du corps, en revanche, furent des fardeaux bien plus difficiles à traîner. Heureusement qu’il n’y avait que quelques mètres à parcourir. Nous prîmes les cadavres par les chevilles et les traînâmes un à un dans la petite ruelle. Ensuite, nous les balançâmes dans une benne à ordures.

Enfin, nous nous postâmes à l’entrée de l’allée sinistre et attendîmes que Tobias nous rejoigne.

— Ce fumier aura reçu des funérailles dignes d’un homme de sa qualité, commentai-je.

Joanna souffla du nez et un rictus se dessina sur ses lèvres pulpeuses.

— C’est dommage pour les deux gros-bras. Mais ils connaissaient les risques de leur métier, répliqua-t-elle.

— Tu sais que je n’aime pas laisser de témoins. Bosman n’était pas le péquin moyen. C’était quelqu’un de relativement important. Il y a des chances pour qu’une enquête soit menée.

— Tu penses qu’ils arriveront à le retrouver et à l’identifier ?

— Vu les capacités cognitives du flicard moyen, j’en doute. Et même s’ils le retrouvent et que son A.D.N. permet de l’identifier avec certitude ; sans preuve ni témoin, je ne pense pas qu’ils pourront remonter jusqu’à nous. De plus, cette pluie devrait effacer toutes nos traces.

C’est alors que nous entendîmes des bruits de pas résonner sur le sol mouillé. Nous tournâmes la tête et vîmes Tobias se diriger vers nous, affublé du même poncho que sa collègue. Capuche relevée sur son crâne rasé et dégoulinant de pluie, il portait sur une épaule le sac de sport dans lequel il avait rangé son arme après l’avoir démontée.

Au moment où nous sortîmes des ombres pour le rejoindre, mon ouïe perçut un bruit de verre brisé venant de derrière nous. Je me retournai et fixai les ténèbres du fond de la ruelle. En plissant les yeux et en me concentrant, je crus distinguer quelque chose au loin. Comme deux paires de petits cercles rouges et lumineux flottant dans l’obscurité. Poussé par la curiosité, je fis quelques pas dans leur direction. Les orbes rouges s’étaient figés et me fixaient.

— Lothar, qu’est-ce que tu fous ? Tu viens ? demanda soudain Tobias.

Je me retournai et vis mes deux employés, visiblement impatients de rentrer. Je jetai un dernier coup d’œil en direction des orbes rouges. Elles avaient disparu. Ne s’offrait plus à mon regard qu’un gouffre de ténèbres insondables.

— J’arrive.

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