Chapitre 5: source souterraine

5 minutes de lecture

Je quittai l’agence, emportant ma veste et l’en-cas que j’avais préparé. Je remontai Whateley Street et pris la direction du nord. Au bout de vingt minutes de marche, j’arrivai à hauteur d’un pont surplombant ce qui fut, jadis, la Tamise. Il y avait bien longtemps que le fleuve avait été détourné en amont afin d’approvisionner les réserves en eau de la ville. Aujourd’hui, l’ancien cours d’eau n’était plus qu’une cicatrice aride traversant New-London.

Je traversai le pont et pris à droite en longeant la rive. Les riverains avaient peu à peu remplit le lit asséché en décharge à ciel ouvert. L’air était épais, moite et l’odeur était atroce. Par endroit, je pouvais voir un chien errant ou des enfants escaladant les montagnes de sacs poubelles, cherchant quelque chose à manger ou à revendre. Moi aussi, j’aimais les chasses au trésor, quand j’étais petit.

Enfin, j’arrivai devant l’entrée d’une ancienne station de métro désaffectée. Bien que le lieu eut perdu son utilité première, il avait été investi par plusieurs dizaines de sans-abri et recyclé en refuge de fortune. Je descendis les marches et passai le portique. Sans eau courante et avec une électricité capricieuse, l’endroit était dans un état lamentable, plongée dans une semi-obscurité permanente. Sur ma gauche, un couple essayait de faire cuire un rat à la broche au-dessus d’un feu qu’ils avaient allumé dans un vieux baril rouillé. J’entendais tousser, renifler, cracher et pleurer tout autour de moi.

Je m’enfonçai un peu plus, en direction des rames, à la recherche d’un de mes informateurs. Depuis que j’avais ouvert l’agence, l’idée de me constituer un réseau d’indics parmi les gens des rues m’avait semblé judicieuse. Clochards, orphelins, prostituées, vendeurs à la sauvette, ces gens en savaient bien plus sur ce qu’il se passait en ville que n’importe quel vlog d’information.

Le seul hic, c’est qu’ils n’accordaient pas facilement leur confiance. D’autant plus à un grand balaise à l’air patibulaire qui pose beaucoup de questions. J’avais, malgré tout, réussi à me faire apprécier de certains d’entre eux. C’était un bon début. En général, il suffisait de découvrir ce qui était le plus efficace pour gentiment leur délier la langue.

J’arrivai aux rames et montai à bord. Je parcouru l’intérieur du wagon du regard et y trouvai celui que je cherchais : Freddy. Il était allongé sur les bancs, ses pieds nus et crasseux appuyés sur une barre, se grattant l’entre-jambes et bavardant avec un autre clodo. Je m’approchai et lui fit un signe de la main amical.

— Salut, Freddy. T’as deux minutes ? J’aimerais qu’on cause, lui dis-je.

Il tourna la tête vers moi et se redressa sur son séant. Un sourire édenté se dessina sous son épaisse moustache mal taillée.

— Tiens, Lothar. Ça fait une paye. Tu veux causer d’quoi ?

— J’aimerais qu’on puisse parler plus au calme, si ça t’embête pas, répondis-je.

J’agitai légèrement le sac plastique dans lequel j’avais apporté son paiement en guise d’argument.

— Ça roule. Viens par là, dit-il en se dirigeant vers la porte avant du wagon.

Je le suivis et nous nous enfonçâmes de quelques mètres dans le tunnel obscur. Il s’appuya contre le mur et tendit sa main.

— Qu’est-ce tu veux savoir ?

Je lui donnai le sac. Il l’ouvrit sans attendre et, avant même de jeter un œil à ses sandwichs, sortit la bouteille de vodka et en avala une grosse lampée.

— Santé. Il paraît qu’on raconte des histoires à propos de gens qui disparaissent sans laisser de trace, depuis quelques temps. Ça te dit quelque chose ?

— Bah, t’sais, des gars qui partent, pis qui r’viennent, y en a plein, ici, répondit-il en déballant son premier sandwich.

—  Je vois. Et tu n’as rien vu ou entendu de bizarre ou d’inhabituel, ces derniers temps ?

— Bah, d’puis que’ques temps, t’en as qui disent qui z’ont failli s’faire buter ou enlever, ça dépend des fois, dit-il, la bouche pleine. Ça encore, c’est pas vraiment bizarre. C’est les yeux qui sont bizarres.

—  Les yeux ? Quels yeux ? demandai-je alors.

—  Bah, les yeux dans l’noir. Ceux qui racontent ça, y disent qu’y avait des yeux rouges et brillants qui les r’gardaient dans l’noir. C’est toujours quand y sont tout seuls que ça arrive.

—  Et qui raconte ce genre d’histoire ?

—  Des clodos, des putes, des gosses des rues, la merde humaine, quoi.

—  Tu n’y crois pas, on dirait.

Il termina son sandwich en un temps record et déballa presque aussitôt le deuxième.

—  Au début, j’voulais pas y croire, t’sais. Pis, j’les ai vu aussi.

—  Tu les as vu ? Où ? Quand ?

Il pointa du doigt le fond du tunnel noyé dans les ténèbres.

—  Mon pote, Francis, y disait qu’y pouvait trouver une entrée pour les Hautes Tours en passant par en-d’ssous. Il est parti et on l’a jamais r’vu. Y a p’têtre une semaine, j’ai voulu allé voir c’qui lui était arrivé. Alors j’ai pris une torche et ch’ui allé la-d’dans. Pis, quand la torche est morte, j’ai entendu des murmures et j’ai senti qu’y avait que’que chose qui m’tournait autour. C’est à c’moment-là qu’ j’les ai vu. Y en avait plusieurs et y me r’gardaient. Alors j’ai couru comme un clebs et j’retournerai là-d’dans pour rien au monde.

Il prit une autre longue gorgée de vodka. Ma curiosité et mon instinct me poussaient à creuser plus loin.

— Tu as une idée de ce que ça pouvait être ? demandai-je.

— Non, ch’sais pas. En tout cas, c’était vivant. Ça, ch’ui sûr. Y avait pas d’bruit d’moteur ou de «bip bip» de machine. Mais j’ les ai entendu respirer et chuchoter. J’te jure qu’ c’est vrai.

—  Tu as pu entendre ce qu’ils chuchotaient ?

—  Ch’ui pas sûr. J’entendais juste un truc genre “Myas” qui répétaient en boucle. Ch’sais pas si ça veut dire que’qu’ chose ou pas. Franch’ment, ch’préfère pas y penser.

“Myas”, ce mot ne m’évoquait absolument rien. À supposer qu’il s’agissait bien d’un mot. Je vis Freddy tourner nerveusement la tête en direction du gouffre abyssal de l’ancienne voie ferroviaire. On eut dit qu’il s’attendait à voir jaillir des profondeurs une abomination digne de ses pires cauchemars. Il se redressa et referma la sac contenant le reste de son pique-nique. Il devait estimer qu’il en avait dit assez pour aujourd’hui. Je lui serrai la main et lui donna une tape amicale sur l’épaule.

—  Merci pour ton aide, Freddy. Garde les yeux et les oreilles ouverts pour moi et fais gaffe à toi, OK ?

—  T’en fais pas, va. J’ai jamais fait aussi gaffe de toute ma chienne de vie.

Nous nous quittâmes ainsi, alors que je regagnai la surface en direction de ma prochaine visite. Direction Whitechapel.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Yautja ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0