Chapitre 6: le marché aux organes

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J’arrivai bientôt face à un immense entrepôt aux façades en taules rouillées. Cet endroit était connu dans les bas quartiers comme le « Marché aux Organes » servant à la fois d’hôpital, de morgue et d’épicentre du trafic d’organes. En arrivant devant la lourde porte en acier moucheté de rouille, je frappai du poing et attendit. Le petit guichet à hauteur de visage s’ouvrit et une paire d’yeux injectés de sang me fixèrent de l’autre côté.


— Qu’est-ce que vous voulez ? me demanda la voix grinçante rattachée aux yeux.

— Je dois voir Kähler, tout de suite, répondis-je.

— Ah oui ? Et qui le demande, exactement ?


Je sortis mon pistolet, le passai à travers le guichet et le colla entre les deux yeux.

— Un mec qui n’a pas le temps. Ouvre cette porte!


Le bruit du verrou retentit et la porte s’ouvrit. L’infirmier que je venais de braquer me toisait d’un air mauvais. Sans prêter plus attention à lui, je me dirigeai vers le hall principal. L’intérieur du bâtiment était aussi sale et humide que l’extérieur. Des ampoules agonisantes éclairaient les couloirs insalubres. Le bruit régulier de gouttes d’eau s’écrasant au sol résonnait dans l’air. L’odeur qui régnait dans les couloirs était un mélange de sang, de rouille et de désinfectant.

Je pouvais également entendre les plaintes et gémissements des malades depuis leurs chambres. Bien que la plupart des habitants préféraient attendre que la maladie ne les emporte à leur domicile plutôt que d’être alité dans cet enfer; d’autres, ensevelis sous le désespoir, venaient vendre des morceaux d’eux-même afin de rembourser une dette ou nourrir leurs enfants.


Ce n’était pas la première fois qu’un dossier ne m’obligeait à venir patauger dans ce charnier. D’ailleurs, c’est au cours d’une de ces visites que je rencontrai Maret. Après sa disgrâce, il en avait été réduit à exercer dans la clandestinité et la crasse. Le Marché ne pouvant se permettre de faire la fine douche en terme de recrutement, quiconque sachant manier le bistouri était le bienvenu. Nous eûmes une longue conversation au sujet de l’affaire qui m’occupait alors. Une sale histoire de querelle de voisinage et d’empoisonnement. À la fin de la discussion, ayant jugé que l’homme était aussi honnête que compétent malgré sa chute, je lui avait proposé de rejoindre mon agence. Il accepta sur le champ, bien trop heureux de quitter son horrible poste actuel. Disposer d’un médecin personnel était à la fois un luxe et une obligation, dans ma branche.


Je descendis un escalier et gagnai le niveau des blocs opératoires. Là, j’alpaguai une infirmière vieille et laide et lui demandai où se trouvait Klauss Kähler, le chirurgien en chef. Avec un air boudeur, elle me mena jusqu’à une nouvelle porte avant de repartir d’un pas vif. Je frappai et le bruit de scie chirurgicale venant de l’intérieur s’arrêta. La porte s’ouvrit et un homme apparut.

Il était petit, âgé, voûté presque au point qu’on eut dit un bossu. Ses yeux trahissaient le sadisme et la cupidité, bien qu’à ce moment précis, ils étaient teintés d’agacement. Il portait une blouse de médecin répugnante de saleté et des gants chirurgicaux recouverts de sang. Lorsqu’il vit mon visage, une expression de joie hypocrite se dessina sur son visage disgracieux.


— Oh, ce bon vieux Lothar Heldmann. Que nous vaut le plaisir ? déclara-t-il.

— J’ai besoin d’avoir accès à ta morgue, Kähler.

— La morgue ? Mais bien sûr. Naturellement. Euh... est-ce que ça pourrait attendre un moment ? J’ai un ...

— Non. Tout de suite. Plus vite je me casse d’ici, mieux je me porte. Et toi aussi.


Il baissa les yeux, retira ses gants en marmonnant quelque chose et ferma la porte de son bloc. Je n’aimais pas du tout Kähler. Il avait beau être un chirurgien compétent et avoir le sens des affaires, la façon perverse et expérimentale dont il exerçait son métier me dégoûtait. Il voyait ses patients comme du bétail tout juste bon à être découpé et vendu à la pièce. Et encore, ce n’était que la partie émergée de l’iceberg.

Le jour où j’avais appris qu’il organisait des réceptions clandestines de «dégustations de viandes froides», j’avais gagné un moyen de pression qui me garantissait, sinon sa loyauté, au moins sa soumission. Le marché avait été simple : il cessait ses réunions de dégénérés et, en échange, je gardais son sale petit secret. Depuis ce jour, il obéissait comme un bon petit chien dressé à chaque fois que j’avais besoin de lui.


Nous arrivâmes enfin à la morgue. La pièce était froide. Je pouvais voir mon souffle se condenser en vapeur. Kähler attrapa une tablette holographique et l’alluma.

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-il.

— Une femme, blonde, environ 25 ans, morte depuis trois jours au maximum.


Il tapota sur sa tablette, entra les données et deux chambres froides mortuaires s’ouvrirent. Les tables se déplièrent, présentant les deux cadavres réfrigérés. Je m’avançai et observai les corps. La première fut immédiatement mise hors course en raison de son obésité. Nicole ne pouvait pas avoir prit 50 kilos juste avant de disparaître.

La seconde, en revanche, m’inquiéta beaucoup plus. Blonde aux cheveux lisses, la bonne tranche d’âge, un corps parfait si l’on faisait abstraction de la cicatrice qui parcourait toute la largeur de son cou. La malheureuse avait été égorgée et la lame semblait plutôt émoussée, au vu de l’irrégularité de la coupure. Je me penchai en avant et lui pris délicatement la tête à deux mains avant de la faire doucement basculer sur le côté. Pas de papillon tatoué derrière l’oreille. Un soupire de soulagement sortit de ma gorge.


— En voilà de la belle viande, dit Kähler en léchant ses lèvres sèches. J’en connais qui seraient prêts à payer cher pour la ...

— Si tu finis ta phrase, je te jure que je te fais bouffer toutes tes dents. C’est clair ?

Il émit un petit couinement de fouine et recula de deux pas. Je me redressai et lui fit face.

— Si, dans les prochains jours, tu reçois un corps qui correspond au profil, tu m’avertis immédiatement.

— Bien sûr. Pas de problème. Avec joie. Tu sais que je suis toujours heureux de te rendre service, déclara-t-il avec une révérence exagérée.


Je le pris par le col et l’approchai de moi d’un coup sec.

— Et ne t’avises pas d’y toucher avant que j’arrive. Vu ?

— Très bien. Comme tu voudras. Inutile de faire les gros yeux, mon ami.


Je le repoussai et me dépêchai de sortir de cet endroit morbide.

— Je ne suis pas ton ami, Kähler. Si tu es encore vivant et capable de faire ta sale besogne, c’est uniquement parce que j’ai besoin de toi. Mais ta tête ne tient qu’à un fil. Alors ne me pousse pas à bout.


Je déambulai quelques minutes dans les couloirs avant de finalement retrouver l’entrée principale et sortis sans jeter un regard au portier. L’air polluée et poussiéreuse me semblait aussi frais et pur qu’en haut d’une montagne lorsque que j’eus regagné l’extérieur.

L’après-midi avançait et j’avais encore une personne à aller voir. Je mis donc en marche en direction d’une grande place appelée le Red Square. Cette place était située assez loin de l’hôpital. Il me fallut près de trois quarts d’heure de marche pour l’atteindre.

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