Chapitre 11 : un totem de cauchemar
Nous regagnâmes l’entrée du parking souterrain. Là, nous nous assîmes à même le sol et attendîmes. Non seulement, les drones allaient certainement continuer à quadriller la zone jusqu’à la tombée de la nuit ; mais, j’avais également besoin de faire le point sur tout ce qui était arrivé depuis ce matin. Une légende urbaine avait pris vie sous nos yeux. Quels autres secrets hideux pouvaient encore se terrer dans les entrailles de New-London ? Afin d’empêcher mon esprit de se perdre dans un océan de questions, je le concentrai sur un objectif précis : continuer de chercher à découvrir ce qui était arrivé à Nicole Barber. Chambers ne m’avait rien appris, mais peut-être venais-je de flairer une autre piste.
— Qu’est-ce que tu peux me dire sur ces... Charognards ? demandai-je à Tobias.
— Comme je te l’ai dit, on raconte qu’ils vivent dans les sous-sols de la ville. Les égouts, les tunnels, les décharges souterraines. Tout ça, c’est censé être leur domaine. Il paraît que, dans certains quartiers, ils déposent les corps des défunts à l’entrée des anciennes stations de métro. Et on dit que les cadavres disparaissent mystérieusement pendant la nuit et qu’on en revoit jamais la trace nul part. J’ai même entendu dire une fois qu’il ne faut jamais marcher sur une bouche d’égout si des lettres bizarres sont gravées dessus. Les Charognards poseraient des pièges en-dessous pour capturer des innocents pour leur faire Dieu sait quoi.
— Et est-ce que tu as déjà entendu dire qu’ils s’en prenaient directement à des proies vivantes et en surface ? demandai-je ensuite.
— Non, pas que je sache. Mais, il y a encore moins d’une heure, j’aurais parié mon meilleur flingue que ce n’était que des histoires. Mais maintenant qu’on les a vu pour de vrai... Je ne suis plus sûr de rien. J’imagine que c’est pas totalement impossible.
— Tu penses qu’ils ont un rapport avec notre affaire ? demanda Joanna.
— Peut-être, répondis-je. Un de mes informateurs m’a dit qu’il était passé tout proche de tomber sous leurs griffes dans les tunnels. On peut donc en déduire qu’ils n’hésitent pas à attaquer un homme adulte quand ils sont sur leur territoire et en position de force. Miss Barber était seule dans une ruelle sombre. Son sac a été retrouvé près d’une grille d’égout. Peut-être que certains Charognards se sentent suffisamment courageux pour s’aventurer à la surface et y chasser. Ou peut-être que quelque chose d’encore pire les y pousse. Ça pourrait expliquer toutes ces histoires de disparitions étranges qu’on rapporte depuis quelques temps.
— Mais d’où est-ce qu’ils sortent ? relança-t-elle.
— Je n’en ai pas la moindre idée, avouai-je. En tout cas, ils ont l’air de parler une langue différente. Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà pu entendre. Je sais que la ville a connu plusieurs grandes vagues d’immigration depuis un siècle et demi et que ça ne s’est pas toujours très bien passé. Mais, honnêtement, ce n’est pas la question qui me taraude le plus en ce moment.
— Ça tombe bien, j’en ai une autre, dit Tobias. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On attend ici que les drones soient rappelés et on organise la suite.
Il nous fallut patienter jusqu’à la tombée de la nuit afin d’être sûr que la voie ne fusse libre. Une fois remontés à la surface, nous rasâmes les murs jusqu’à un autre arrêt de bus. Nous fûmes chanceux car nous ne croisâmes rien ni personne, en dehors de deux mendiants et d’un chien à trois pattes. Le retour à l’agence se fit dans un silence de mort. Durant notre attente, nous avions mis au point la prochaine étape de notre investigation. Avant tout, Maret devait soigner Tobias. Nous devions également reprendre des forces et nous réapprovisionner. Ensuite, nous retournerions là où nous avions découvert le sac à main et allions tenter de trouver une piste pouvant mener aux Charognards et, peut-être enfin, à Nicole.
Une fois de plus, le bon docteur avait fait des merveilles. L’épaule de mon agent avait été nettoyée, désinfectée, suturée, bandée et enveloppée dans une gaine de protection étanche. Érika, Angus et Maret furent choqués lorsque nous leur eûmes raconté ce qu’il s’était passé. Nous passâmes une bonne partie de la soirée tous ensemble à élaborer des hypothèses et des stratégies. Certaines, totalement farfelues.
Le lendemain, à l’aube, Tobias, Joanna et moi nous préparâmes à explorer les entrailles de la ville. Nous revêtîmes des blousons en cuir renforcés au kevlar, des bottes militaires, des gants de cuir et des pantalons imperméables. Chacun d’entre nous emporta un sac à dos contenant tout le nécessaire pour une exploration en milieu potentiellement hostile. Je n’oubliai pas de recharger et de vider la mémoire de mon monocle. Pour finir, l’ex-soldat emporta un fusil d’assaut léger et facilement démontable. Il cacha les pièces détachées dans son paquetage et nous nous mîmes en route. Grâce à nos com-links et à des balises que nous portions sur nous, Érika resterait en communication avec nous durant toute la descente. Depuis son bureau, elle observait nos déplacements tout en gardant un œil sur les plans des égouts sur son terminal.
Une fois arrivés dans la petite ruelle, nous nous mîmes à fouiller le sol des yeux. Nous trouvâmes rapidement une bouche d’égout assez large pour laisser passer un adulte. En l’examinant de plus près, nous vîmes comme des lettres étranges gravées sur le dessus. Je crus reconnaître un B, un X ... peut-être un O. Ça n’avait aucun sens. Peut-être s’agissait-il d’une sorte de référence, un numéro de série à moitié effacé ou un message uniquement compréhensible par les égoutiers. Peu importe. Tobias et moi soulevâmes le couvercle à la force des biceps et ouvrîmes l’entrée.
— Tu nous reçois toujours ? demandai-je dans mon com-link.
— Cinq sur cinq, répondit mon administratrice.
— OK, on amorce la descente. Tiens nous au courant si tu commences à perdre le signal.
— Soyez prudents.
Afin de faciliter notre passage dans l’ouverture exiguë, nous enlevâmes nos sacs à dos. Je descendis le premier dans les boyaux nauséabonds de la Fosse. L’odeur me prit immédiatement à la gorge. Un pot-pourri d’excréments, de renfermé et d’eau croupie. Un haut le cœur me prit avant même que j’eus le temps d’atteindre le dernier échelon. Les prochaines heures s’annonçaient déjà très pénibles. Arrivés en bas, je sommai à mon estomac de se calmer et observai tout autour de moi. Plissant les yeux dans la pénombre, je ne vis pas le moindre mouvement suspect.
— La voie est libre.
Tobias descendit à son tour. Lui non plus ne manqua pas de remarquer le délicat fumet qui régnait en ces lieux. Enfin, Joanna jeta nos sacs l’un après l’autre par le trou. Tobias les attrapa et les posa au sol. Le premier... le deuxième... le troisième... Joanna ?! Elle s’était jeté tête la première dans l’égout, fit un mouvement de culbute dans le vide et son collègue l’avait rattrapé au vol aussi facilement que si elle avait été un autre paquetage. Elle posa les pieds au sol, légère comme une fleur et agrippa son sac, comme si ce qu’elle venait de faire était aussi normal que de se lever de son lit.
— Préviens, la prochaine fois, râla-t-il en remontant sur fusil automatique.
— Allez, on y va, dis-je alors.
Durant ce qu’il nous parut être des heures, nous errâmes aléatoirement dans ce méandre sordide de tunnels, de boyaux et de passages plus ou moins submergés. Ces intestins urbains avaient l’air d’un autre monde. Un royaume d’ombre, de moiteur suffocante, de vase fécale et de vermine grouillante et innommable. Il y régnait une chaleur à la limite du supportable. L’air était lourd, chargée en particules répugnantes et peinait à oxygéner notre sang. Chaque marre d’eau stagnante et brune devait receler tout un écosystème de bactéries inconnues de la science. Les infrastructures étaient entretenues de façon très inégale. Certaines parcelles semblaient avoir subi des réparations récentes. D’autres, tombaient littéralement en ruine. Les faisceaux de nos lampes balayaient les sols et les murs à la recherche du moindre signe d’activité. De temps en temps, Érika testait la communication en nous demandant si tout allait bien.
D’un seul coup, Tobias s’arrêta net. Il tourna la tête et huma l’atmosphère.
— Vous sentez pas ?
— Oui, ça schlingue. On sait, merci, rétorqua Joanna.
— Mais non, pas ça. Y a comme un odeur de sang.
Je reniflai par à-coups. Notre odorat avait fini par s’accoutumer à la puanteur ambiante. Cependant, il y avait bien quelque chose d’autre dans l’air. Une odeur ferreuse, âcre, familière.
— Je crois que t’as raison, confirmai-je. Continuons. On doit trouver d’où ça vient.
Nous nous remîmes en marche et atteignîmes rapidement un recoin des égouts particulièrement sombre et délabré. À en juger par les parpaings qui constituaient les murs et l’état pitoyable des rambardes de sécurité, nous devions nous trouver dans l’une des parties les plus anciennes du réseau souterrain. L’odeur de sang et de viande avariée se faisait de plus en plus forte à mesure que nous avancions. Chacun de nos pas devait se faire avec prudence. La façon qu’avaient les grilles sous nos pieds de grincer et de tanguer ne me rassurait pas du tout. Plus nous nous enfoncions dans cette antre fangeuse et oubliée du monde, plus les signes d’une horreur difficilement concevable se manifestaient. Au détour d’un croisement, nous tombâmes sur ce que nous crûmes être la source de l’odeur de sang. Sur le sol de pierre, un amas de viscères et de tripes, de toute évidence humaines, gisait dans une flaque de liquide écarlate et puant. Une nouvelle nausée fit sursauter mon diaphragme. Ma lampe révéla ensuite une traînée qui s’éloignait toujours plus loin dans l’abîme. Nous serrâmes les dents et intimâmes l’ordre à nos jambes d’avancer. En suivant la ligne rouge, nous débouchâmes finalement sur une chambre morte. La vision qui s’offrit alors à nous allait imprimer ma rétine et mes cauchemars pour les années à venir. Une sculpture grotesque de chair et de morceaux de cadavres. Enchevêtrement monstrueux de corps découpés, réarrangés en un autel impie. L’ensemble avait vaguement l’aspect d’un pilier de charognes sur lequel avait été crucifié le corps d’une femme éviscérée et partiellement écorchée. Des membres et des visages à différents stades de pourriture formaient le gros de la structure. Ce totem, ode au gore et au putride dans sa forme la plus blasphématoire, était surplombé de guirlandes de viscères et de boyaux. Tobias se signa. Joanna rendit son petit déjeuner. Même moi, je dus détourner les yeux. Quelques minutes nous furent nécessaires pour encaisser le choc. Malgré le dégoût, je m’approchai à nouveau de l’autel et braquai ma lumière dessus. À sa base, un monceau de masques à gaz artisanaux gisaient au sol. Des masques de Charognards.
— Alors c’est eux qui ont fait... ça ? demanda mon assassine.
— On dirait bien, répondis-je. Ces détraqués ont l’air bien plus dangereux que je ne le pensais, voire complètement fanatiques.
— Eh, regardez sur les murs, intervint mon autre agent.
En éclairant les parois visqueuses, nous vîmes des espèces de graffitis orner la quasi-totalité des murs. Des mots écrits en caractères étranges. Certaines lettres ressemblaient aux nôtres, tandis que d’autres paraissaient atrophiées, voire inventées.
— On dirait du ... euh... Aah vous savez, l’alphabet des Russes, dit Tobias.
— Du cyrillique ? proposai-je.
— Ouais, voilà.
Il n’avait pas tort. En y regardant de plus près et avec un peu d’imagination, on pouvait y deviner une forme archaïque de cette écriture. Je promenai le faisceau de ma lampe le long des murs et revint progressivement vers la structure de chair. Ayant sorti mon monocle de ma poche, je prenais de nombreux clichés de toute la pièce. Les tags, les masques au sol, le totem répugnant. Soudain, un visage. Il me fixait. Je sursautai. Puis, réalisai que c’était juste une autre tête coupée. Ses yeux et sa bouche étaient grands ouverts. Je pouvais voir les fils de fer ayant servit à la coudre au reste de l’autel. Quelques asticots se tortillaient dans le trou béant qui lui seyait le front et une mouche sortit de son orbite vide. C’est alors que ma mémoire m’envoya un électrochoc. Cette face, je l’avais déjà vue.
— C’est Bosman ! m’exclamai-je.
Mes acolytes orientèrent leur lumières sur la tête et se rapprochèrent. Tous deux confirmèrent. Le salopard que nous avions descendu quelques jours plus tôt et jeté aux ordures se trouvait face à nous, en pièces détachées. La vision fugace des yeux brillants que j’avais eu ce soir-là me revint à l’esprit. Je pris quelques photos supplémentaires avant qu’une pensée ne me glaça le sang. J’éclairai le haut du corps de la femme éventrée exhibée à l’avant du monticule. Elle paraissait jeune. Son corps meurtri était couvert de sang, de coupures, de plaies et de crasse. Quelques mèches de cheveux blonds pendaient devant son visage. Celui-ci affichait une expression d’extrême terreur. De mes mains tremblantes, je saisis la tête de la malheureuse et la fit pivoter sur le côté. Ma pire crainte se confirma alors. Un tatouage de papillon était encore visible derrière son oreille.
— On a trouvé Nicole Barber...

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