Chapitre 12 : la chair vivante

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Avec peine et lourdeur, je capturai quelques images supplémentaires, dont le corps et le tatouage. Même si, depuis le début, je m’attendais à ce que cette histoire ne se termine de façon funeste, je n’aurais jamais imaginé quelque chose d’aussi atroce.

— Érika ? On l’a trouvé, dis-je dans mon com-link.

— *grésillements*... Vivante ?

— Négatif.

— *silence*... *soupir* Qu’elle repose en paix. Que s’est-il passé ?

— Crois-moi, tu ne veux pas connaître les détails.

— Je vois... Pour information, vous êtes sous Arkham Avenue, à un kilomètre au sud-est de votre point de départ.

— OK. On ne va pas tarder à remonter.

La communication s’interrompit. Mes deux agents de terrain fixaient toujours le montage hideux avec répugnance.

— La pauvre, marmonna Joanna. À quoi ça leur sert de faire ça ? C’est quoi le message ?

— Ce n’est pas un message, répondis-je. C’est une offrande.

— Comme... un sacrifice ? relança Tobias. Pour qui ?

— Pour qui ou pour quoi, je n’en sais rien. Et, franchement, je ne tiens pas à le savoir. Mais, maintenant qu’on l’a retrouvé, on ne vas pas la laisser pourrir ici. Elle et sa sœur méritent mieux.

Il nous fallut plusieurs minutes pour détacher le corps de la structure. Armés de pinces coupantes et de couteaux, nous fîmes de notre mieux pour sectionner les fils de fer et les lambeaux de chair qui la retenaient. Après quoi, nous l’allongeâmes sur le sol et l’enveloppâmes dans l’une des bâches mortuaires que nous avions apportés. Ces toiles permettaient d’y enrouler un défunt en le protégeant des chocs et des éléments tout en prévenant les fuites d’odeurs ou de fluides. Je ne saurais dire si c’était par peur ou par zèle professionnel, mais je crus bon de placer une de nos balises de traçage supplémentaire dans la bâche. Alors que nous nous apprêtâmes à quitter ce lieu maudit, des pas claudicants se firent entendre derrière nous. Des Charognards. J’en étais sûr. Nous dégainâmes nos armes et nous plaquâmes contre les parois. À en juger par leurs démarches et les bruits de leurs respirateurs, j’estimai qu’ils devaient être au moins cinq. Un autre bruit se distinguait. Comme un poids mort que l’on traînerait au sol. Avaient-ils trouvé de quoi agrandir leur totem ? Allaient-ils entrer ici ? Leurs ombres commencèrent à se dessiner sur le sol. Ils approchaient. Leurs yeux brillants apparaissaient progressivement dans les ténèbres. À cet instant, j’étais convaincu qu’ils allaient pénétrer dans la pièce où nous nous cachions. Pendant encore quelques secondes, nous pourrions profiter de l’effet de surprise.

— Essayez d’en attraper un vivant, murmurai-je. Tuez les autres.

Mes agents hochèrent la tête de concert. Puis, nous nous postâmes comme un seul homme dans l’encadrure en pointant nos armes sur les cannibales.

Halte ! sommai-je.

La surprise d’être ainsi interrompus pétrifia les Charognards sur place. J’en vis bien cinq, traînant un autre corps par les chevilles. L’espace d’un instant, ils nous fixèrent, figés, sans un bruit. Deux battements de cœur plus tard, ils nous chargèrent. Lâchant leur proie comme un vulgaire sac poubelle, ils se ruèrent sur nous tels des bêtes enragées. Ils grognaient, pestaient et fondaient sur nous armés de barres de fer et de couteaux artisanaux. Nous tirâmes dans le tas, sans autre sommation. Trois d’entre eux furent criblés de balles et s’effondrèrent sur le sol. Le quatrième parvint au contact avec moi. Il se saisit de mes poignets et tenta de retourner mon arme vers moi. Je lui assénai mon meilleur coup de boule au niveau du nez et sentit le cartilage se briser à travers le masque à gaz. La douleur le fit lâcher prise. La crosse de mon Crossfire heurta sa tempe avec violence. Puis, je reculai d’un pas et lui fit sauter la cervelle.

— Le dernier tente de se barrer, cria Tobias. Choppez-le !

Il partit dans un sprint impressionnant pour un homme de sa masse. Nous le suivîmes et nous enfonçâmes dans le noir total et l’inconnu.

— Et pour le corps ? demanda Joanna tout en courant.

— Il est balisé. On reviendra le chercher, répondis-je.

Nous cavalâmes pendant plusieurs dizaines de mètres sur le sol glissant avant que mon agent ne parvienne à rattraper le fuyard. D’un plaquage digne d’un champion de rugby, il l’avait écrasé au sol et le releva d’une seule main. Un crochet dans le foie et un uppercut dans la mâchoire eurent raison de la volonté du paria. Tobias le plaqua contre le mur en le tenant fermement à la gorge.

— J’te tiens, raclure ! Tu vas venir avec nous. On aimerait te poser quelques questions.

J’arrivai à sa hauteur et pointa ma lampe sur la tête du Charognard. Je pouvais enfin le voir de près. Il expirait bruyamment et du sang coulait à travers le cuir de son masque. Sous ses guenilles trouées pouvait-on apercevoir une peau grise, couverte d’hématomes. Bien que visiblement sous alimenté, ses muscles noueux laissaient deviner qu’il était plus fort qu’il n’en avait l’air. Dans un râle mouillé, il tenta d’articuler quelque chose :

— Tam Neskol’Tov... Oni tebya syebat... Neskol’Tov, noch i golod...

— Nesko quoi ? dit Tobias. N’essaye pas de négocier. Tu viens avec nous, un point c’est tout !

À ce moment précis, je ne me doutais pas que, d’ici un court instant, quelque chose d’encore plus horrible et inconcevable que tout ce que nous avions vu jusque là était sur le point d’apparaître. Une chose si innommable, si repoussante, qu’un simple regard eut aisément pu faire basculer un esprit faible dans une folie sans retour. D’abord, il y eu un son. Un bruit lourd, humide, visqueux. Comme une succion hideuse ponctuée de râles emplis de glaires et de douleur. Des expirations monstrueuses pulsaient au rythme d’une respiration lente qui n’avait rien d’humain. Les grognements étouffés se rapprochaient, nous entouraient, nous hypnotisaient autant qu’ils me terrifiaient. Puis, vint l’odeur. Une puanteur inimaginable. Mélange écœurant charogne, de fosse sceptique et de pourriture. L’air semblait s’être encore plus épaissi. Je pouvais sentir l’odeur se déposer ma peau et mes vêtements. Cette aura olfactive nauséabonde nous enveloppait de sa chaleur moite et malveillante.

Enfin, la chose se présenta face à la lumière de nos torches. Un flot anarchique et lépreux d’abominations organiques, amalgamé en une boursouflure répugnante et informe. Étendant des parties d’elle-même comme autant de pseudopodes protoplasmiques, la chose se déplaçait lentement, inlassablement. Gluante, grouillante, ruisselante, bouillonnante, cette masse semblable à un sac de chair pourrissante née des pires cauchemars du maître de Providence s’avançait vers nous. Plusieurs dizaines d’yeux de tailles et de formes diverses s’extirpaient et replongeaient aléatoirement à l’intérieur de l’abomination. Sa masse et ses pseudopodes étaient garnies de bouches baveuses aux dents acérées, animales, irrégulières. Pendant une seconde, je vis l’un des yeux — ressemblant un peu trop à un œil humain — me fixer avant de disparaître sous un repli de chair grise. La créature leva quelques uns de ses tentacules en l’air. Les gueules béantes qui les terminaient s’ouvraient et se fermaient à un rythme plus régulier. On eut dit qu’il... humait l’air autour de lui.

La terreur et le dégoût nous figea sur place. Comment une telle abomination pouvait-elle seulement exister ? C’était trop cauchemardesque pour être une hallucination. Trop grotesque pour être l’œuvre de la nature. La panique s’empara de mes compagnons et de moi-même. Nous fîmes feu sans sommation. Nos balles atteignirent leur cible et trouèrent la chair nécrosée, mais cela ne sembla avoir pas perturber le monstre le moins du monde. Tout au plus émit-il un nouveau long râle de mécontentement. Dans le feu de l’action, Tobias en avait presque oublié le Charognard qu’il avait maîtrisé. Ce dernier profita du fait que nous étions concentré sur autre chose pour s’enfuir. Contre toute attente, il ne courut pas dans la direction opposée. Il longea le mur en direction de la créature et, lorsqu’il fut à un ou deux mètres, se prosterna comme un fidèle devant une idole. Babillant ses murmures incompréhensibles, il avait l’air de prier ou de supplier la chose. En guise de réponses, de nouveaux appendices, près d’une dizaine, s’extirpèrent de la masse grouillante et s’approchèrent de lui. Consternés par le spectacle qui s’offrait à nos yeux, nous cessâmes de tirer et attendîmes. D’un mouvement aussi vif que l’éclair, les pseudopodes agrippèrent le Charognard. Les crocs ses plantèrent dans ses bras, ses jambes et son cou. Il hurla de douleur à travers son masque. Son sang coulait abondamment de ses nombreuses plaies. Le goût ferré rendit la chose plus nerveuse et frémissante. On eut dit qu’elle savourait son repas avec une gloutonnerie perverse. Une autre bouche plus grande que les autres s’ouvrit lentement du centre de la masse. Cette ouverture offrit au malheureux une dernière vision d’horreur ultime avant d’être englouti tout entier dans un bruit de déglutition abominable. Ses cris furent étouffés avant se taire définitivement. Tobias fut le premier à recommencer à agir. Il vida le chargeur de son fusil d’assaut dans la carcasse et rechargea. La rafale détonante me fit sursauter.

— N’insiste pas, ça sert à rien, dis-je. On se barre.

Au moment même où nous tournâmes les talons, la chose s’intéressa subitement à nous. Ses multiples membres se mirent en branle et, bien plus rapidement que je ne l’aurais cru, se lança à notre poursuite. Nous courûmes au hasard des tournants et des croisements à la recherche de la première sortie qui se présenterait à nous. La chose nous suivait et gagnai rapidement du terrain. Sans avoir besoin de jeter un œil par-dessus mon épaule, je pouvais sentir son aura fétide et entendre ses grognements glaireux dans mon dos. Nous atteignîmes la passerelle bancale que nous avions traverser plus tôt. Cette fois, elle ne put soutenir notre poids. Tobias et Joanna la traversèrent tout juste, puis elle céda sous mon poids et s’effondra dans le chenal d’eau croupie. La créature et moi chutâmes dans la solution nauséabonde dans un grand bruit d’éclaboussure. Sans perdre un instant, je me mis à escalader la grille de sol toujours rattachée au reste de la structure. Une douleur foudroyante me saisir alors au mollet droit. Une rangée de lames acérées  venaient de se refermer sur ma jambe avec une force extraordinaire. L’un des tentacules avait saisi mon mollet et la bouche qui le terminait y avait enfoncer ses crocs. Je pointai mon arme sur le membre préhensile.

— Lâche-moi, charogne ! grognai-je en tirant.

Mes balles parvinrent à sectionner l’appendice de sa masse, me libérant ainsi de son emprise. Cependant, le monstre n’allait pas abandonner si facilement. D’autres tentacules jaillirent et fondirent sur moi alors que je me cramponnai à grand peine à la grille. Mes deux agents tirèrent alors sans retenue, crevant une douzaine d’yeux à la créature. Cette fois, elle recula. La douleur infligée la contraignit à battre en retraite. Tobias me tira hors de l’eau et m’aida à tenir debout. La douleur était atroce. Je serrai les dents et m’appuyai sur mon autre jambe. Nous profitâmes du bref répit qui nous était accordé pour fuir. Par chance, une échelle de service s’offrit à notre vue. Enfin arrivés à sa hauteur, Tobias monta le premier. Sa force serait nécessaire pour soulever le lourd couvercle en fonte. Alors que mon sang coulait en abondance, une sensation de brûlure infectieuse s’éveilla lentement autour de la zone blessée. Lors de la remontée, chaque mouvement me demandait un effort et ma vue commençait à se troubler. Mon cœur battait la chamade et j’avais l’impression que la douleur envahissait peu à peu l’entièreté de mon corps. Joanna ferma notre retraite, grimpant derrière moi et gardant son arme pointée vers le tunnel ténébreux. Bien que nous parvînmes à retrouver la surface et l’air frais, je me sentais de plus en plus mal. Tobias serra un garrot autour de ma cuisse. Mes deux employés durent m’aider à me déplacer et nous retournâmes à nos locaux aussi vite que possible. J’avais besoin de Maret de toute urgence.

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