Chapitre 13 : convalescence
Érika sursauta sur sa chaise lorsque nous passâmes la porte avec bruit et fracas. Dès qu’elle vit que mes deux agents devaient me soutenir pour marcher et que chaque pas me faisait grogner de douleur, elle se précipita dans la cage d’escalier et cria à Maret de descendre immédiatement. On m’allongea dans l’un des lits de l’infirmerie. Chaque muscle de mon corps se crispait de souffrance et je suais à grosses gouttes. Mon cœur battait tellement vite et fort que j’avais la sensation qu’il voulait remonter par ma gorge. Ma vision était de plus en plus trouble et je sentais que mon esprit aussi commençait à s’embrumer. Les gémissements se muèrent en cris et résonnaient dans ma tête tandis que l’on s’agitait tout autour de moi. Mon équipe se rassemblait et s’agitait dans la pièce de soin, fouillant des tiroirs et tentant de me maintenir allongé alors que mes chairs me brûlaient de plus en plus. Notre médecin entra dans l’infirmerie d’un pas pressé en enfilant à la hâte sa blouse blanche.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il avec empressement.
— Un... quelque chose l’a mordu dans les égouts, répondit Tobias, haletant. Sa plaie a trempé dans l’eau croupie. Je lui ai fait un garrot. C’est vraiment pas beau à voir, toubib.
— Tenez-le bien, ordonna-t-il en remplissant une seringue. Je dois le sédater immédiatement.
Tobias et Angus mirent toute leur force pour me maîtriser le temps que Maret me fasse mon injection. Suite à quoi, je tombai dans une profonde torpeur pour les prochaines quarante-huit heures. Cette période d’inconscience ne m’offrit aucun repos. D’horribles cauchemars, alternés de sursauts d’éveil en pleine crise de panique rythmèrent ces deux jours. Des tentacules monstrueux m’étouffaient. Des myriades d’yeux hideux m’observaient en train de me débattre, suintant de sadisme. Mon corps se nécrosait, purulait, fondait sous mes yeux horrifiés jusqu’à ne faire plus qu’un avec l’ignominie rampante.
Le matin du troisième jour, une migraine fulgurante me sortit de mon état comateux. Cependant, cette fois, mon esprit semblait avoir reprit le dessus. Je respirais lentement et tentai de remuer les bras. C’est là que je sentis les liens retenant mes poignets et mes chevilles. Ouvrant péniblement un œil, je parcouru la pièce du regard. La lumière blanche du plafond m’éblouit, mais je pus constater que j’étais seul dans l’infirmerie, attaché au lit. Mes cauchemars avaient-ils été si violents qu’il eut fallu me maintenir ainsi immobilisé ?
— Hé ho ? Y a quelqu’un ?
Ma voix était cassée, faiblarde, voilée et ma gorge me brûlait, comme si j’avais hurlé à m’en déchirer les poumons. Un soulagement me parcourut lorsque j’entendis des talons hauts claquer sur le sol du hall d’entrée. Érika ouvrit la porte de l’infirmerie et sourit en me voyant conscient.
— Ça va ? demanda-t-elle d’une voix douce. T’es de retour parmi nous ?
— Je crois, oui. Je me sens complètement vidé et j’ai l’impression d’avoir des pistons dans le crâne. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu nous a fichu une sacrée peur. Voilà ce qu’il s’est passé. J’appelle Maret tout de suite.
Elle eut la gentillesse de me retirer mes lien. Je pus alors enfin retirer la couverture et découvrir que ma jambe avait été soigneusement bandée du genou jusqu’à la cheville. La douleur était encore présente, lancinante, mais supportable. C’est en essayant de la remuer que je pris conscience de la présence du petit tuyau transparent sortant de mon sous-vêtement.
— Sérieusement ? pensai-je.
Elle saisit ensuite l’holotab qu’elle avait apporté et l’alluma. Un article de presse apparut alors en lettres bleutées et elle me la tendit. La brève rubrique parlait de la disparition d’Arthur Bosman, cadre supérieur de la société pharmaceutique NovaVita Corp.
— Ils ne le retrouveront jamais, dis-je en lui rendant sa tablette.
— Je sais. Vous l’avez trouvé quand vous étiez là-dessous.
— Alors tu es déjà au courant ?
— Évidemment. Tobias et Joanna nous ont fait un rapport détaillé sur ce qui s’est passé. D’ailleurs, vu ton état, on a préféré fermer l’agence le temps que tu sois sur pieds.
Maret entra dans l’infirmerie. Toujours affublé de sa blouse blanche et de son sourire affable, il s’approcha de mon lit et observa mes constantes sur son holotab.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il sur un ton posé.
— J’ai connu mieux, mais je ne suis pas encore mort.
— Tu n’es pas passé loin, cette fois-ci, rétorqua-t-il.
— Il faut plus qu’une petite morsure pour m’envoyer dans la tombe, Eugène.
— Je ne plaisante pas, Lothar. Nous étions tous très inquiets et sur le qui-vive, ces derniers jours. Je n’avais jamais vu un septicémie aussi fulgurante et violente. J’ai dû te faire plus d’une douzaine d’injections antiseptiques en intramusculaire, plus un Baxter d’antibiotiques à spectre large pour éviter que l’infection ne te dévore complètement. Sans parler de tes crises de délires hallucinatoires. Je ne sais pas ce qu’était cette chose qui t’a mordu. Mais tu as beaucoup de chance d’être encore là.
— J’ai surtout la chance d’avoir un bon toubib. Merci de m’avoir tiré des griffes de la mort, une fois de plus.
— C’est mon job, dit-il en renouvelant son sourire.
— Par contre, est-ce que c’était vraiment nécessaire ? dis-je en soulevant légèrement le fin tuyau reliant mes organes génitaux à une poche.
— Quoi, la sonde urinaire ? Désolé. Je sais que ce n’est pas très agréable, mais il t’était impossible de te lever, alors...
— Enlevez-moi ça, s’il vous plaît. Je déteste la sensation d’avoir ce truc en moi.
Par pudeur, mon administratrice quitta la pièce, me laissant aux bons soins du chirurgien. Après extraction, je tentai de faire quelques pas. Prenant appui sur mon porte-Baxter, je me levai lentement, mais compris vite qu’il m’était encore impossible de poser mon poids sur ma jambe blessée. Inutile d’insister. La plaie n’était pas encore refermée entièrement et j’allais certainement avoir besoin d’une aide pour marcher pendant quelques temps. Vaincu, je revins péniblement à ma position couchée initiale en poussant un soupir de frustration.
— Ne sois pas trop dur avec toi-même, dit le médecin. Tu risques d’en avoir pour encore une semaine minimum avant de pouvoir gambader comme avant.
— Est-ce que j’aurai des séquelles à long terme ?
— Si tu prends le temps de bien récupérer, je ne pense pas. Tout ira bien.
Afin de tenter de faire redescendre pour agacement, je tournai la tête vers le fond de l’infirmerie. Ce n’est qu’à ce moment-là que je remarquai la présence d’un grand sac posé sur le lit du fond. Il était noir, en plastique étanche et suffisamment grand pour contenir un être humain adulte. D’ailleurs, il n’était visiblement pas vide.
— Est-ce que c’est..., commençai-je.
— Miss Nicole Barber ? Oui, c’est bien elle. Nos deux casses-cou sont redescendu récupérer son corps.
— Ils y sont retourné ?! Et aucun d’entre vous n’a essayé de les dissuader ?
— Faire entendre raison à ces deux-là ? Nous n’avons pas ton talent naturel pour l’autorité, mon ami. Ils sont parvenu à la retrouver et à la remonter jusqu’ici. Nous l’avons envelopper dans un sac mortuaire par-dessus sa bâche de protection et l’avons remplit de glace polymérique gélifiée. Ça ne la conservera pas indéfiniment, mais ça l’empêchera de se décomposer trop vite en attendant que sa sœur ne vienne la récupérer. J’en ai également profité pour examiner ses blessures.
— Vous avez appris quelque chose d’intéressant ?
Il hésita un moment. Son expression devint plus grave, presque triste. Après quoi, il reprit.
— La plupart des coupures, hématomes et plaies ont été administrées ante-mortem. La pauvre malheureuse a énormément souffert avant de mourir. Je pense qu’il vaudrait mieux taire ce genre de détail à sa famille. Sinon, aucune trace de drogue ou de composant chimique inhabituel dans son organisme. Je dirais que c’est la perte d’une trop grande quantité de sang qui a provoqué le décès.
— C’est la dégénérescence qui a provoqué ce décès, Eugène. Le fanatisme d’une bande de malades à l’encontre d’une saloperie de monstre.
Il acquiesça d’un air grave. Rares étaient les fois où j’avais pu voir une telle ombre sur un visage, d’ordinaire, si jovial et sage. Après avoir vérifié ma poche d’antibiotiques et changé mon pansement, il avait retrouvé sa bonhomie habituelle et me quitta en assurant qu’il autorisait les visites. À ma grande surprise, le premier à venir me voir fut Angus. De plus, il n’arriva pas les mains vides. Portant dans ses mains un plateau, il poussa la porte de l’infirmerie avec son derrière et vint poser son plateau sur mes genoux.
— Content de voir que tu vas mieux. Comme je sais que tu dois reprendre des forces, je t’ai préparé mes fameux pancakes et une tasse de thé. J’ai aussi pensé qu’un de tes bouquins t’aiderait à passer le temps.
Je lorgnai les petites crêpes épaisses dégoulinantes de sirop, le thé fumant et le Monde Perdu de Conan Doyle posés devant moi.
— C’est très sympa de ta part, Angus. Merci. C’est pas ton genre d’être aussi attentionné.
— Et c’est pas ton genre de te faire avoir comme un bleu de cette façon. Franchement, des supérieurs, des patrons, des commanditaires, j’en ai eu pas mal dans ma vie. Mais tu dois bien être le seul dont la mort me ferait vraiment chier. Alors fais gaffe, la prochaine fois.
Il prît place sur la chaise à côté de mon lit alors que je commençai à manger de bon appétit. Après s’être enquis de mon état de santé général, nous nous mîmes à bavarder de divers sujets. Rapidement, la conversation bascula vers sur ce quoi il travaillait depuis ces deux derniers jours.
— Érika et Maret t’en ont pas parlé ? dit-il, étonné. Bah, je suppose qu’ils voulaient que tu te focus sur ton repos.
— Me parler de quoi, bon sang ?
— Comme tu peux t’en douter, on a pas chômé pendant que tu dormais. Le... truc qui t’a attaqué dans les égouts, le toubib a réussi à en récupérer un échantillon dans ta plaie. Depuis, il passe ses journées entre ici et son microscope. Pour pas te déranger, on lui aménagé un petit labo temporaire au sous-sol.
— Vraiment ? Il doit sauter partout comme un gosse au vu de sa découverte. Ça m’étonnerait qu’aucun scientifique avant lui ait jamais pu observer un morceau de cette saloperie. Il a appris quelque chose d’intéressant ?
— J’ai pas compris grand chose à ce qu’il racontait, pour être honnête. De son côté, Érika a essayé d’en apprendre plus sur les Charognards et la bestiole. Apparemment, y a rien de solide. Officiellement, les Charognards sont aussi réels que les licornes et les farfadets. Quant au machin gluant, rien, que dalle, aucune rumeur nul part.
— Pourtant il est bien réel, Angus. Je l’ai vu de mes yeux, sa puanteur a failli me faire tourner de l’œil et il m’a bouffé la jambe. Je ne l’ai pas imaginé.
— Je sais. Fais pas ta drama-queen. Vous êtes trois à l’avoir vu. Vous lui avez tiré dessus. Il a laissé une preuve irréfutable dans ta guibolle. Je te crois, pas la peine de pleurer.
— C’est vrai qu’on l’a truffé de plomb et ça n’a pas eu l’air très efficace. Honnêtement, je ne sais pas si on peut le tuer ou même lui faire le moindre mal.
— C’est là-dessus que je bosse, justement. Grâce aux découvertes du toubib, c’est pas impossible que je parviennes à mettre au point quelque chose de suffisamment efficace pour le descendre.
Cet aveu me figea. Un frisson me parcourut la colonne vertébrale. Mon équipe avait visiblement remué ciel et terre. À la fois pour me sauver la vie, récupérer le corps de Nicole Barber et en apprendre plus sur la menace souterraine que nous avions découvert. J’étais fier de leur professionnalisme, reconnaissant de leur dévotion envers moi, mais inquiet du fait qu’ils aient pris autant de risques. Tobias et Joanna auraient très bien pu tomber dans une embuscade lors de leur descente en duo. Quant à l’échantillon qu’étudiait Maret, s’il pouvait grandir ? Se développer et devenir dangereux ? Si un rejeton de ce monstre ignoble se retrouvait alors dans nos locaux ? Non ! Tout ceci devenait bien trop dangereux et absurde. Incroyable. Je les laissais deux jours sans surveillance et ils se mettaient à jouer leur vie à la roulette russe comme des gamins inconscients. Il fallait que cela cesse avant qu’un de mes employés ne commette une erreur. J’avais fait la première. C’était déjà trop.
— Ce ne sera pas la peine, dis-je enfin à mon ingénieur.
— Comment ça ?
— L’arme sur laquelle tu bosses. On en aura pas l’utilité. Épargne-toi cette peine.
— Je comprends pas. Tu veux pas lui faire la peau, à cette charogne puante ?
— On a été engagés et payés pour retrouver Nicole Barber. C’est fait. Pas comme je l’aurais voulu, mais c’est fait. Alors on boucle le contrat et ça s’arrête là. Personne ne nous a payé pour jouer les exterminateurs de monstres lovecraftiens.
— Lovecraf-quoi ?
— Laisse tomber. Ce dossier est clos, j’ai dit. Où sont Tobias et Joanna ?
— De ce que j’en sais, ils continuent de patauger dans les égouts. Ils n’ont pas arrêtés d’enchaîner les allers-retours, depuis hier. Je crois qu’Érika les a en liaison com-link.
— Qu’elle leur dise de rentrer au bercail immédiatement. Et je n’accepterai aucune excuse. Ils se ramènent illico-presto ! C’est clair ?
— Ok, Ok. Détends-toi. Je vais lui dire tout de suite.
Il se leva, récupéra le plateau vidé de ses victuailles en me laissant le roman et quitta l’infirmerie. Une sensation étrange s’empara de moi alors que je me retrouvai à nouveau seul. Le silence, uniquement rompu par le bruit régulier et entêtant de la cardiofréquence, ne m’avait jamais semblé aussi pesant qu’à cet instant. Je redoutai que quelque chose n’arrive, n’importe quoi, à un seul des membres de mon équipe. C’était absurde. Depuis le premier jour, je savais pertinemment que notre métier nous exposai régulièrement à la mort. Telle une promesse dissimulée dans les ombres, elle nous adressait son terrible sourire lorsqu’elle nous voyait quitter nos murs à destination d’un nouveau contrat. Pourtant, cette fois, je ne pu m’y résoudre. Mon seul désir à cet instant était de tous les savoir en sécurité avant que nous ne concluions cette histoire une bonne fois pour toute. Mes agents de terrain seront rentrés d’ici quelques minutes. Tout ira bien pour nous tous. Je vais juste fermer les yeux un instant en les attendant.

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