Chapitre 14 : la fin du dossier Barber

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Combien de temps avais-je dormi ? Cinq minutes ? Trois heures ? Toute la journée ? La pâle clarté de cette journée sans soleil passait encore par la fenêtre. La migraine s’était fortement estompée et une énergie nouvelle semblait avoir envahi mon être. Comme si, pour la première fois depuis des lustres, je me sentais réellement reposé. Ce dut être une sacrée sieste, en fin de compte. À peine eus-je le temps de me redresser que j’entendis comme des bruits de portes claquer et des pas lourds dans l’escalier. Suite à quoi, la porte de l’infirmerie s’entrouvrit et la tête de Joanna passa par l’ouverture.

— T’es réveillé ? me demanda-t-elle.

— J’aurais du mal de rester endormi. C’est quoi tout ce vacarme ?

Tobias et elle entrèrent et s’approchèrent de moi. Tous deux étaient recouverts de vase de la tête aux pieds, puaient l’eau croupie, mais affichaient un large sourire, comme deux coéquipiers  venant à l’instant de faire marquer un point décisif à leur équipe.

— Alors, ça va mieux ? demanda Tobias, l’air enjoué.

— On t’a retiré ta sonde ? surenchérit Joanna sur le même ton.

— Écoutez-moi bien, tous les deux, commençai-je en grimaçant de dégoût. Je ne veux même pas savoir où vous êtes allé traîner, j’en ai déjà une bonne idée. Mais qu’est-ce qui vous a prit de retourner là-dessous ?

— Il fallait bien aller récupérer le corps, répondit Tobias en ayant repris son sérieux. C’est toi qui l’a dit : elle mérite mieux que de pourrir là-bas.

— Admettons pour cette fois-là, mais on m’a dit que vous étiez retourné plusieurs fois depuis. Je peux savoir ce qui vous est passé par la tête ?

— Ben... on avait pensé que ce serait utile de faire un peu de repérage, dit Joanna. Voir si on pouvait localiser des nids de Charognards ou en apprendre plus sur le gros truc visqueux.

— Ça ne sera pas la peine. Je l’ai déjà dit aux autres. On boucle le contrat et ce, dès aujourd’hui.

— T’es vraiment sûr ? demanda Joanna. On a fait une très bonne prise, tout à l’heure. On a ramené un Charognard vivant qu’on a enfermé à la cave.

— Vous avez quoi ?! Mais pour quoi faire ?

— Pour l’interroger, pardi, rétorqua Tobias. Habille-toi et descends voir, on allait just...

— Dites donc, vous deux ! On peut savoir ce que vous faites là ? coupa alors Érika surgissant derrière nous.

— Ben, on venait voir comment il allait, qu’est-ce que tu crois ? répondit Joanna.

— Dans cet état ? Regardez-vous, tous les deux. Vous êtes répugnants. C’est une infirmerie, ici. Déjà que vous nous ramenez des invités surprises à la maison, vous n’allez pas en plus tout saloper derrière vous. Vous montez immédiatement prendre une douche et vous changer. Sinon, je demande à Maret de vous poser une sonde urinaire, à vous aussi. Allez, ouste !


C’est ainsi que deux tueurs professionnels furent contraints par une employée de bureau en tailleur de fuir sans demander leur reste, ni oublier de retirer leurs chaussures avant de monter au premier. Elle se tourna ensuite vers moi et reprit son sourire.

— Je t’ai apporté des vêtements, dit-elle.

— Merci. Alors comme ça, ils ont enfermé un Charognard au sous-sol ?

— Oui, dans la petite pièce vide, près de la chaudière. Ils pensaient que, si on parvenait à comprendre son langage, il pourrait s’avérer très instructif.

— C’est toi qui leur en a donné l’ordre ?

— J’avais donné pour consigne de collecter des informations et d’être discret. Je ne m’attendais pas plus que toi à ce qu’ils aillent jusque là. Comme nous faisons face à quelque chose de parfaitement inédit et à peine croyable, en découvrir le plus possible sans se mettre en danger m’a paru être la meilleure chose à faire en attendant de voir comment ta blessure évoluerait.


Une fois vêtu et débarrassé de mon cathéter, elle me tendit une béquille que je saisis et calai sous mon bras. En serrant les dents, je me redressai en appuyant mon poids sur la canne coincée sous mon aisselle.

— On réglera ça plus tard. Contacte Amanda Barber. Il est temps de conclure ce dossier.

— Tu comptes lui dire toute la vérité ?

Sa question me coupa dans mon élan. Je n’y avais pas vraiment réfléchi jusqu’ici mais, elle méritait que je m’y pencha sur le champ.

— Je... ne crois pas, non. Que pourrais-je dire ? Que des fanatiques se terrant dans les égouts l’ont sacrifié en l’honneur d’un tas de viande pourrie vivante qui leur sert de dieu ? Non. Cette histoire est bien trop gore et tirée par les cheveux.

— Donc, tu vas mentir à une cliente ? Ça ne te ressemble pas.

— Peut-être que, dans certaines circonstances très particulières, un mensonge peut aider à mieux faire accepter une réalité douloureuse. Qu’est-ce que tu en penses ?

— On fera comme tu voudras. Je comprends que tu veuilles épargner Amanda le plus possible. J’appelle aussi les cendreux, je suppose.


« Les cendreux » était un terme désignant les employés des crématoriums. Ces pompes-funèbres devaient ce sobriquet à leurs tenues, constamment recouvertes des retombées de poussières de cadavres émanant de leurs fours et cheminées.

— Bien sûr. Qu’ils viennent emporter le corps, dis-je en me dirigeant péniblement vers mon bureau.


Une heure plus tard, Érika, le docteur Maret et moi-même accueillîmes notre cliente à l’agence. Les yeux de la jeune femme étaient déjà complètement rouges lorsqu’elle passa la porte. Mon administratrice lui avait annoncé la triste nouvelle par appel vocal. Dans ses mains, elle tenait un paquet. De forme rectangulaire et plat, emballé dans un papier blanc cassé, elle le tenait fermement contre son cœur. Avec tout le respect et la compassion qu’exigeait la situation, nous l’emmenâmes vers le lit de l’infirmerie où gisait le sac mortuaire. Dans un geste délicat, Maret entrouvrit le sac et laissa entrevoir le visage pâle et aux lèvres bleutées de Nicole Barber. Bien que visiblement effondrée, Amanda ne pleura pas. Ses yeux avaient laissés s’écouler toutes les larmes dont ils disposaient depuis des jours et furent incapables d’en produire une seule de plus. Gorge serrée et la main droite posée sur la bouche, elle contemplait une dernière fois le visage de sa sœur tant aimée d’un regard débordant de chagrin, d’amour, de choc et d’acceptation douloureuse.
Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. J’allai ouvrir et invitai les cendreux à patienter quelques instants dans le hall. Tout en glissant discrètement quelques queenmarks dans leur paume, je leur demandai d’être particulièrement précautionneux et délicat avec leur colis. Érika emmena notre cliente à prendre une tasse de thé dans la salle de réunion. Les cendreux emmenèrent alors le sac mortuaire sur une civière avant de l’emmener en corbillard jusqu’au crématorium. Suivant la procédure en vigueur dans leur métier, ils allaient laisser un délai de quarante-huit heures à la famille pour réclamer les cendres avant de les disséminer. Je me joignis alors aux demoiselles et renouvelait mes condoléances. Amanda semblait avoir encaissé le plus gros du choc. Sans doute s’y préparait-elle mentalement depuis le début de cette histoire.


— Vous... vous avez pu découvrir ce qu’il s’est passé et qui a fait ça ? demanda-t-elle en se grattant nerveusement un résidu de vernis à ongle sur son pouce.

Érika me lança un regard fébrile qu’elle tenta de dissimuler derrière un visage à l’expression neutre.

— Votre sœur... s’est faite agresser dans une des ruelles alors qu’elle rentrait après son rendez-vous, mentis-je. L’individu était certainement armé d’un couteau ou d’une lame quelconque, mais je ne crois pas que nous puissions un jour l’identifier avec certitude. Je suis sincèrement désolé.

— Je... oui, je comprends, acquiesça-t-elle sur un ton trahissant une légère déception. Ça pourrait être n’importe qui. Qu’est-ce qui vous êtes arrivé ? À la jambe, je veux dire, osa-t-elle demander.

— Rien de bien grave, ne vous en faites pas, répondis-je. Une vilaine morsure.

— Une morsure ? De quoi ? Un chien errant ?


J’aurais pu lui dire la vérité. Mais à quoi bon ? Avait-elle besoin de savoir ce qui se terrait dans les entrailles de la ville ? M’aurait-elle cru ? Aurait-elle exigé que nous vengions sa sœur en massacrant les Charognards et le monstre ? Aucune des réponses possibles à ces questions ne me plaisaient. Garder ces horreurs sous silence était la seule chose sage à faire.

— Oui, un sacré molosse, mais un petit pansement et une piqûre contre la rage en prévention et, dans quelques jours, il n’y paraîtra plus.

— Tant mieux, soupira-t-elle. Je... je voulais tout de même vous remercier. Votre équipe a fait tout ce qu’elle a pu pour nous aider. J’aurai aimé que Nicole soit encore là, mais je vous suis quand même reconnaissante pour tous les efforts que vous avez fait pour moi.


De son sac à main, elle sortit timidement les 1500 queenmarks dont nous avions convenu et les fit glisser sur la table dans ma direction. Ensuite, elle procéda de même avec le paquet rectangulaire qu’elle avait apporté et qui attendait, lui aussi, posé sur la table.

— Vous m’aviez dit, l’autre jour, que vous les aimiez bien. Alors j’ai pensé que, peut-être, ça vous ferait plaisir, en petit bonus, pour vous montrer ma gratitude.


Sans même toucher à l’argent, je saisis délicatement le paquet. Il était plutôt léger, rigide. Avec précaution, je le déballai et découvris alors avec surprise l’un des dessins de Nicole, enfermé dans un cadre, prêt à être accroché au mur. Un auto-portrait, souriant, les yeux tracés au crayon pleins de vie, de pétillements et d’amour. Un pincement me prit au cœur. Un sourire léger se dessina sur mon visage tandis que mes yeux se tournèrent à nouveau vers Amanda.

— Il est magnifique. Merci infiniment. Mais, nous n’avons fait que notre job.

— Vous avez fait bien plus que ça, rétorqua la jeune femme. Même si vous étiez payés, vous m’avez montré de la compassion, du respect et de la gentillesse. Vous m’avez montré qu’il y avait encore des gens dans ce monde qui en ont quelque chose à faire du malheur des autres. Tout ça vaut beaucoup plus que 2000 queenmarks. Vous êtes quelqu’un de bien, monsieur Heldmann.


J’acceptai donc le paiement et ce cadeau avec gratitude, renouvelant plusieurs fois mes remerciements. Lorsque nous eûmes terminé notre thé, Amanda se prépara à nous quitter.

— Est-ce que ça va aller ? demandai-je.

— C’est dur, répondit-elle. Mais je crois que ça ira, avec du temps. Encore merci à vous et à votre équipe.


Érika et moi la raccompagnâmes à la porte lorsqu’elle prit congé. Serrant le col de sa veste autour de sa gorge afin de se prémunir du vent glacial qui s’engouffrait dans les rues, elle quitta Whateley Street, les yeux baissés et sans se retourner.

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