J1 - Dans les pas de Moustache
Il s’était levé juste avant le jour.
Assis dans la cuisine, il buvait son café. Moustache, son bouvier bernois, se plaça à son côté, la tête posée sur sa cuisse et les yeux levés dans l'attente d'une caresse ou un regard. Le poste de radio débitait les informations du premier journal de six heures.
Partout dans le monde, on évoquait des violences et des conflits latents. Un seul leader politique se vantait d’avoir mis un terme à sept guerres. Un plan au Moyen-Orient visait à pacifier ce huitième foyer. Mais difficile de savoir si c’était une réalité ou l’hubris et l’orgueil d’un homme de médias en quête d’un prix Nobel.
Antoine mâchait à grands bruits une tartine recouverte d'une couche de beurre salé et de confiture de figues. À chaque bouchée, Moustache réclamait, en pleurant dans une sorte de sifflement plaintif, un morceau de pain, à moins que l’envie d’uriner ne le titillât davantage. Indifférent en apparence, l’homme trapu se leva, mit son bol dans l’évier blanc et alluma une gauloise. Une fumée bleue l'enveloppa aussitôt.
Il ouvrit la porte vitrée de la cuisine qui donnait dans la cour de la ferme. Moustache bondit aussitôt à l’extérieur et entreprit sa ronde pour laisser des phéromones sur chaque dauphin de gouttières et sur les quelques bornages en pierre afin de recouvrir les urines très fortes des chats mâles vagabonds.
Après avoir tiré sur sa clope qui grésillait à chaque tirage, Antoine l'éteignit sous le robinet. Il se mit un coup de rasoir, se lava les ratiches et s’aspergea le visage, la poitrine et les dessous de bras en abondance. Il évita de se parfumer, enfila un treillis et des bottes, un ceinturon, une casquette.
Dans une musette kaki, il plaça une bouteille de rouge, une gourde d'eau, du pain de campagne, un gros oignon violet, un saucisson de la région et un camembert de Normandie. Il glissa son couteau fermé dans la poche et s’enquit de retrouver ses paniers. Il ajouta du papier à journal en quantité pour protéger le fond.
Il attrapa son bâton, prit la laisse et coupa la radio et la lumière. En sortant, il glissa la clé sous la margelle près du puits. Dans le ciel, les lueurs très belles offraient un nuancier de bleu pastel et de rouge orangé. Le coq entra en scène par un cocorico dont il détenait le secret et le clocher de l'église du XIIe marqua d’un bang en écho la demie de six heures. Il fixa des brassards équipés de bandes fluos à ses bras et ses jambes et tira la porte cochère.
Après deux cents mètres sur le bord du sentier vicinal, il rejoignit un ancien chemin de randonnée de la commune. Celui-ci cernait tout son village en passant en revue les limites communales. Antoine possédait des coins de prédilection à cèpes et il espérait la cueillette abondante. D’après les potins de ses voisins et du conseil municipal, ce serait une bonne année.
Alors il entra dans la partie boisée encore couverte de rosée et s’arrêta cinq minutes pour écouter la forêt. En se retournant, il prit le temps d'admirer les champs de betteraves sucrières dont la récolte commençait. Déjà, depuis quelques jours, on voyait des norias de camions-bennes se remplir et rouler à tombeau ouvert sur les départementales pour rejoindre des zones de stockage.
Son cœur battait dans sa carcasse et à ses oreilles. Il libéra Moustache qui partit sur la piste d’un gibier. Alors il reprit sa marche de façon mesurée. Il passerait par les affûts des chasseurs le long du ru du Moulin et filerait à flanc de talweg vers le Roc branlant et la Cabane des contrebandiers.
Le sol très calcaire recélait d'anciennes galeries assez hautes de plafond que l'on n'exploitait plus. Certaines servirent de casernement et de prisons durant la Grande Guerre. Souvent autour des puits de mines, on réalisait quelques bâtisses sommaires pour entreposer l'outillage et les combinaisons de travail. L'hiver, on brûlait du bois dans un vieux poêle poussif.
Mais aujourd'hui, tout semblait abandonné, parfois squatté, d'où le surnom de la fameuse cabane. Les enfants des villages voisins venaient très souvent se perdre par là pour s'inventer des histoires, façon Guerre des boutons.
Antoine reprit sa marche dans le jour qui grandissait. La visibilité devenait à présent bien meilleure. Une harde de sangliers avait, semble-t-il, durant la nuit et la pleine lune, soulevé de leurs groins les abords du chemin ombragés laissant derrière eux un carnage. Ces animaux ne faisaient pas dans la dentelle et les agriculteurs ne les appréciaient guère.
Cela représentait une source de conflits.
Le garde champêtre ou le responsable local de l'ONF avaient du travail pour gérer les troubles et les plaintes. Sans compter, dès l'ouverture, les chasseurs, les pêcheurs. Les weekends et les randonneurs, mais aussi les 4x4 et autres motocross.
Il ne fallait pas oublier non plus les braconniers. De ceux-là, Antoine se méfiait le plus. Des forts en gueule, pas aimables, toujours shootés à la gnôle, et le surin facile. Mais notre homme prenait toujours sur lui ce qu'il fallait : un solide bâton à l'extrémité en pointe métallique renforcée, un couteau et une matraque télescopique.
Alors, pourquoi se mettre martel en tête avec des idées sombres, se reprocha-t-il intérieurement. Il siffla son bouvier qui déboula en couchant sur son passage, les fougères et la bruyère.
— Allez, va chercher mon garçon !
Aussitôt l'animal abaissa son museau et se mit à humer la terre en quête de ce fumet si particulier de mycélium ou de spore qui circulait dans des courants d'air. En peu de temps Antoine remplit son panier de cèpes, quelques morilles et des trompettes de la mort. Il imaginait déjà les bonnes omelettes qu'il se cuisinerait en rentrant.
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