J2 - Métissage d’émotions entre ciel et terre

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Le chœur du clocher sonna dans le lointain neuf battements.

Antoine confirma l’horaire à l’inclinaison des ombres portées sous les couverts. La trajectoire du soleil s’infléchissait par rapport à celle de l’été, mais la lumière passait très bien à travers les houpiers qui commençaient à se déplumer, offrant parfois de jolis drapés. Au sol, les feuilles vivaient encore en proposant un trésor de couleurs et les fougères accompagnaient ce camaïeu en roussissant.

Dans les buissons, l’homme et le chien, dans un regard mutuel complice, entendaient des bousculades et des piétinements. Sans doute quelque pigeon voyageur ou poule faisane esquivaient-ils les attaques sournoises de l’hermine dans un cache-cache mortel.

Tout là-haut dans l’azur, la buse variable tournait en planant. Son cri régulier et glaçant prévenait d'une part, ses congénères des limites de son territoire, mais aussi d'autre part, ses prochaines victimes qui fuyaient sous les ronces et les pieds de sureau. Partout, à fleur de prairie, des amas de terre se multipliaient, témoignage des activités souterraines de la taupe besogneuse.

Rempli de satisfaction par ses observations, Antoine décida de prendre une pause casse-croute dans une petite clairière à l’abri des courants d’air. L’endroit versait vers les berges du Ru du moulin, à quelques encablures de celui du Longpré et plus loin encore l’Automne dont il percevait les remugles d'eaux stagnantes après le plan d'eau du Moulin du Wallu.

Depuis le temps qu’il répétait ses cueillettes et ses randonnées, il finissait par prendre des habitudes pour s’économiser. Dans une anfractuosité rocheuse, pas loin du Roc branlant, il camoufla avec habileté, plus tôt dans la matinée, sous des branches de houx et des pieds de fougères, l’un de ses deux paniers, en le posant sur un lit de sable.

Comme dans les forêts de Fontainebleau ou d'Ermenonville, on trouvait souvent de grands espaces sableux et des amoncèlements de rochers, parfois épars, aux belles formes arrondies et au contact très doux. Il aimait ces blocs massifs qui lui produisaient l’effet de monstres ancestraux saisis à jamais par une puissance occulte, provenant d'une époque où la gravité devait être tout autre.

Les champignons, soigneusement emballés dans le papier journal, resteraient protégés et indétectables. Il les retrouverait sur le chemin du retour car jusqu’à présent, son petit stratagème fonctionnait à merveille. En plein milieu de semaine, il croisait peu de promeneurs sur ses itinéraires malgré la période automnale, propice à la promenade et la cueillette.

Assis sur l’arrondi d’une souche, à l’intérieur de laquelle s’affairaient bon nombre de xylophages, il ouvrit sa musette. Moustache vint s’asseoir à ses pieds le museau dressé et actif et la queue en panache faisant l'essuie-glace. Avec méthode, il posa le contenu de sa musette, sur un torchon blanc à fines rayures rouges quadrillées.

— Pas bouger ! Tu attends que je te donne !

L’animal lui répondit par de jolies plaintes et des sortes d’éternuements. Moustache résistait tant bien que mal et finit même par aboyer. De la bave ruisselait de chaque côté de sa gueule accompagnée de grands coups de langue pour éponger.

Antoine ouvrit une boîte hermétique en plastique et en sortit des morceaux de lard fumé, des bouts de cartilage et quelques os à ronger préparés par son boucher. Très vite, trop vite même, le bouvier satisfit à ses appétences puis s’allongea dans l’herbe tendre pour croquer et lécher à grands bruits son déjeuner.

Notre cueilleur déplia la lame de son couteau et se confectionna un solide sandwich : des rondelles de saucisson, une part copieuse de camembert, quelques lamelles d’oignon le tout entre deux bonnes tranches de pain de campagne. Il prit alors du plaisir à le savourer. De temps à autre, il interrompait sa mastication par une rasade de vin rouge de Beaujolais nouveau.

La matinée prenait une tournure agréable et le temps doux permettait d’apprécier l’instant présent. Une fois tous ses ingrédients rangés dans son sac, il alluma une cigarette avec son Zippo et prit une petite gorgée de gnôle. Un goût de caramel et de miel vint bousculer son palais et lui provoqua une intense sensation de bien-être, dans une sorte de métissage de saveurs et d’émotions.

Il inclina en arrière sa casquette et ses yeux plissés glissèrent de façon périphérique sur tous les mouvements de terrain. Telle une abeille zélée, il se mit à butiner du regard, s’arrêtant sur des irrégularités saillantes dans les lisières. Il contempla le vol d’un corbeau et le tronc fatigué d'un vieux chêne isolé au milieu d'un champ tout juste retourné. Il s'étonna de ces balles de foin emballées dans du plastique vert pâle, oubliées à l’orée d’un bois. Il frissonna en voyant ces étendues de hautes graminées pliant comme la houle d'un océan en belles ondulations sous l’effet de courants d’air capricieux.

Il s’arrêta sur la veste et le pantalon à l’étoffe usée d’un épouvantail dont le tissage rendait l’âme, brûlé par le soleil et les intempéries. Il se dégageait l’illusion étonnante d’un personnage, avec son chapeau, sa poitrine rembourrée de paille et ses extrémités décorées par des cédéroms qui captaient en tournoyant la lumière avec de belles irisations.

  • Tu vois mon brave Moustache, moi je m'habille correctement dans ce treillis et ces rangers ! C'est pas comme ce pauvre croquemitaine !

Moustache resta indifférent à la remarque de son maître. La moëlle des os présentait un plus vif intérêt.

Ici en Picardie, on trouvait partout des stands de vieilles tenues souvent d’origine américaine. Lors des commémorations du D-Day ou de l’Appel du 18 juin, des associations du souvenir exhibaient force de drapeaux, d’uniformes, les fameuses jeeps Willys, des Dodge ou des Ford ainsi que des GMC increvables.

Il rangea le mégot de sa cigarette dans une boite à cirage puis vérifia la fermeture de son barda ainsi que les poches de sa tenue. En prenant de l’âge, il constatait quelques pertes de mémoire sans doute en raison d'un manque de concentration. Ce dernier l’obligeait à sans cesse répéter ses gestes et cela l'épuisait. Une fois rassuré, il reprit sa progression et se dirigea, sous les couverts de peupliers, le long du ru, pour rejoindre le plateau. Il passerait alors près de l’ancien puits de mine entretenu par une association locale.

En regardant son panier, il repensa au stage de vannerie effectué chez Corinne, entre la Thiérache et la Haute-Marne. Le savoir-faire et la patience de la vannière éblouissaient ses élèves de tous âges dans ses ateliers à la journée. Chaque participant repartait avec ses propres créations à base de pousses de saule de l’année que l’on baptisait osier. Certains trempages permettaient de teinter par des couleurs rousses ou ambrées le bois souple. Elles se mariaient aux nuances de l'automne.

Soudain Antoine perçut dans ses tripes une menace.

Puis des bribes de cris lui parvinrent, portées par le vent léger. Il ne distinguait pas ce qu'il se disait. Une voix d’homme forte et agressive dominait un échange avec d'autres plus jeunes. Il percevait de l'angoisse. Son ventre se noua d’un seul coup. Cela venait du plateau, sans doute vers l’ancien puits de mine.

Il hâta le pas pour dépasser le mouvement de terrain et rejoignit la croix rouillée d’un vieux calvaire, à la croisée de chemins. Là-bas, à deux cent mètres, on distinguait un véhicule de type SUV qui stationnait à hauteur de l’enclos qui cernait un ancien puits de carrière. L'association de bénévoles, Roches & Carrières, assurait la gestion et les visites. Des gamins se manifestaient autour du véhicule avec force de gesticulations et d'éclats de voix.

L'âme de bon samaritain d'Antoine prit les commandes. Il pressentait que quelque chose de grave se passait …

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