J3 - Une bataille pour la Couronne
Le bouvier forçait l’allure comme s’il percevait une tension.
Tout en marchant à grandes enjambées, Antoine réduisit la longueur de laisse pour maintenir Moustache à ses côtés. Il ne voulait pas que son compagnon réagisse avec agressivité en percevant des cris et des ondes menaçantes. L’animal se montrait rarement craintif, bien au contraire, il échangeait de manière très sociable avec les jeunes enfants et les adolescents appréciaient sa compagnie, même ceux qui le découvraient pour la première fois.
En se rapprochant, Antoine reconnut de suite l’adulte qui sortait de son véhicule et qui avait, semble-t-il, réussi à apaiser les esprits. Il s’agissait de Gatien, ancien tailleur de pierre, dans une carrière de la région, et qui occupait sa retraite comme bénévole à l’association du site. Et sans doute faisait-il une ronde au moment de tomber sur tout ce monde.
Lors de ses sorties précédentes, Antoine avait parfois constaté une présence humaine sur le carreau, un gars ou deux équipés d’engins pour fendre du bois pour l’hiver suivant. Mais là, il s’agissait d’autre chose.
En arrivant, un peu essoufflé, il salua tout le monde et les regards se portèrent aussitôt sur Moustache qui commença son petit numéro de charme en venant renifler l’assemblée. Comme il balançait sa queue et inclinait ses oreilles, il reçut de chacun un bon accueil.
— Salut Gatien, t’as des soucis ?
— Salut l’Antoine. Tu t’promènes ?
— Faut bien s’entretenir. Y’a un soucis avec les garçons ?
— Monsieur Antoine, bonjour, moi c’est Maxime. Avec les copains, on vient souvent ici pour jouer à la guerre. On n’fait rien de mal !
— Tu les connais ? lança-t-il en direction de Gatien.
— Bien sûr que je les connais. C’est des enfants des membres de l’Aso. Je les vois lors des visites organisées et pour des petites fêtes. Mais je leur ai déjà dit cent fois qu’il n’avait rien à faire ici dans l’enclos quand c’est pas ouvert. Question de sécurité et d’assurance.
— Oui mais m’sieur Gatien, on a nulle part où jouer réagit Nicolas, un autre gamin, qui fit l’effet d’un leader de par sa façon de se tenir et de s’exprimer.
— Et lui là. Qu’est-ce qu’il a au visage ? se demanda le retraité de la Poste.
— Lui c’est Lucas. Il a pris une pomme de terre dans la tronche, réagit le plus petit de la bande, en se marrant, tout en faisant des nœuds avec ses doigts dans ses cheveux.
Tous les visages autour s’éclairèrent devant la répartie.
Plus les minutes s’écoulaient, et plus le groupe s’épaississait. Il en sortait de partout. Antoine réalisa d’un coup d’œil que plusieurs vélos tout-terrain et des BMX jonchaient les fossés sur des dizaines de mètres.
— Et t’es qui toi, le minot ?
— Gaétan, M’sieur.
— Tiens donc. Et elles viennent d’où alors les patates ?
— On les a prises dans un hangar à Vez avant d’venir, réagit Maxime pour reprendre la main.
Antoine connaissait l’endroit dont le gamin parlait. Souvent ces lieux de stockage, bien que provisoires, s’avéraient facilement accessibles.
— Ça fait moins mal que des silex. Et pourtant les cailloux, ça n’manque pas par ici. Mais on n’est pas bêtes. Sinon, on se fait pourrir par les parents en rentrant, renchérit Maxime.
Pendant ce temps, les nuages se succédaient dans le ciel et libéraient parfois de magnifiques drapés de lumière sur la campagne. Tout autour s’étiraient des champs de maïs à grains. La récolte ne tarderait pas. Mais d’ici là, les courants d’air prenaient un malin plaisir à surfer dans les alignements en réveillant des bruissements de feuilles et de bourres.
On aurait dit l’écoulement d’une rivière.
Antoine sentit une tension latente entre les deux groupes qui peu à peu s’agrégeaient autour de leur leader respectif. Mais rien de féroce ou de malsain. Il imagina deux bandes qui se retrouvaient là pour s’affronter et il pensa aussitôt, comme une révélation, à l’une de ses lectures d’enfance : La guerre des boutons de Louis Pergaud.
Des enfants de deux villages voisins, Longeverne et Velrans, s’affrontaient à la veille de la Grande Guerre. Après chaque bataille, les prisonniers de chaque camp se voyaient retirer les boutons de leurs habits par le camp adverse, en guise d’humiliation suprême. Et même une fois, ils se combattirent tous nus, pour ne plus avoir à subir de représailles.
Alors il entendit dans sa tête, cette réplique célèbre, immortalisée au cinéma par le petit Gibus : « Si j’aurai su, j’aurai pas venu ! »
Antoine reprit le fil des échanges.
— Et nous, on a pris des betteraves. On les a coupées en morceaux, sinon elles sont trop lourdes.
— Et elles viennent d’où, s’enquit Gatien qui commençait malgré tout à jubiler de l’intérieur.
— Ben, y a qu’à s’servir, M’sieur. Y’en a des tas partout le long des routes en c’moment. Y’en a même qui tombent des camions-bennes quand y passent à fond les manettes, affirma le petiot dans un grand sourire.
Cela eut pour effet de faire réagir tout le monde, ils n’appréciaient pas ces routiers qui leur foutaient la trouille quand ils pédalaient sur les départementales.
Gatien leva les bras en l’air pour demander le calme et reprendre le fil.
— Bon, j’aimerai bien quand même qu’on m’explique ce que vous foutez là. Les bois, les chemins, les sentiers, les terrains de sport, la piscine. Y’a de quoi faire pourtant. Non ?
— Monsieur Gatien, on va vous expliquer justement. Vous allez voir, on n’fait rien de mal. Et surtout on n’a rien cassé.
— Ça reste à prouver. Ne bougez pas d’là. J’vais vérifier. Maxime et Nicolas, vous me suivez. On va faire le tour et vous allez m’expliquer.
Alors qu’ils s’éloignaient pour faire l’état des lieux, Antoine réussit à écouter les discussions entre les deux groupes.
— Alors qui sait qui a remporté la couronne ? demanda Lucas.
— Ben c’est les Oisillons ! cria l’un d’eux, aussitôt repris par tous ceux de son groupe.
— Que dalle ! C’est à nous que revient la récompense. On s’est bien battus. Et vous avez plus de blessés que nous. Vive les Haisneux !
Aussitôt tout son groupe vociféra des hourras.
Deux jeunes garçons du nom de Pierre et Kevin se tournèrent vers Antoine pour lui expliquer la situation sur le ton de la confidence, tout en prodiguant des caresses à Moustache qui n’espérait pas mieux.
Il apprit ainsi qu'un serpentin en cuivre récupéré sur de l’électroménager abandonné dans une décharge sauvage, et cela ne manquait pas dans la région, avait trouvé un autre usage. En bricolant, les plus doués avaient réalisé un objet de valeur, une sorte de trophée, une belle couronne. Alors ils avaient imaginé de monter une première bataille rangée le long du chemin du Treuil d’Eméville, sur le site des Carrières du Patrimoine.
— Si ici c’est compliqué, on a d’autres coins. On a prévu de recommencer vers l’ancienne voie ferrée au-dessus d’Eméville.
— Oui je vois très bien, celle qui allait jusqu’à Pierrefonds.
— Y parait. Mais on n’a pas connu. On est trop jeunes. Y’a des photos sur Internet.
— Et moi, j’étais bien trop petit pour m’en souvenir. De mémoire, elle a fermé en 1966.
— Ah oui, c’était au temps des dinosaures.
— Et une question pendant qu’j’y suis parce que là je vais devoir me rentrer.
— Vous êtes d’où, M’sieur Antoine.
— De Largny.
— Ah oui, ça vous fait une bonne trotte. Moi j’suis de Vez
— Et moi d’Eméville.
— Et les autres.
— Y’en a de Bonneuil et d’Haramont et même de Largny. Tous les gars qui sont de l’Oise, c’est les Oisillons. Et tous ceux de l’Aisne, c’est les Haisneux.
— Original. Et il n’y a pas de filles ?
— Ben non ! Elles n’savent pas s’battre et elles pleurent pour un rien !
Finalement tout rentra dans l’ordre et tous les jeunes s’égayèrent dans la nature sur leurs destriers tunés pour rejoindre leur village. Une prochaine bataille se produirait bientôt.
Antoine reprit son cheminement tout en se hâtant car le soleil déclinait. Il récupéra son panier une heure plus tard dans la cache, intact puis il rentra chez lui à Largny avec plein d’images et de souvenirs dans la tête.
Il se dit qu’il écrirait bien quelque chose là-dessus.
Mais avant, il allait se concocter une bonne omelette aux cèpes.
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