J5 - Deux cerfs à Rambouillet

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Finalement, Simone avait accepté qu’ils se voient.

Pas juste pour un café, ni même un restaurant et encore moins un cinéma. Non, d’abord ils devaient apprendre à se connaître. Certes, ils avaient cheminé plusieurs années côte à côte, si l’on pouvait dire, mais — et Antoine lui donnait raison — ils ne se connaissaient pas vraiment. Le courant passait bien et ils entretenaient une véritable complicité. Au point que les collègues échafaudaient une liaison entre eux. Cela ne faisait aucun doute.

Mais si connivence ou attachement, il y eut, avec les années, celle-ci s’était distendue. L’eau avait coulé sous les ponts, mais peut-être pas au point de tomber dans l’indifférence, puisqu’elle lui avait ouvert la porte de son bureau à la MJC. Comme elle travaillait et que sa journée s’avérait plutôt chargée, ils avaient échangé quelques paroles agréables et leurs 06.

Spontanément, Antoine se dit, en reprenant le chemin du retour qu’il aurait été incapable de citer sa couleur ou ses fleurs préférées, ses goûts littéraires ou culinaires ou énumérer la moindre de ses passions. Et sans doute qu’il en était de même pour elle. Il savait juste qu’elle était une belle personne, avenante, non dénuée d’humour, de bon conseil et toujours prête à rendre service pour aider un collègue ou même un inconnu dans le besoin.

Il aimait beaucoup ce côté bon samaritain dans lequel il se retrouvait. Elle était autonome et n’attendait après qui que ce soit. Il apprit ainsi dans un message, une fois arrivé chez lui qu’elle restait ouverte à partager sa vie avec un compagnon, si l’occasion se présentait un jour. Était-il cette personne ?

Les échanges suivants lui permirent d’en apprendre davantage. Elle travaillait sur Soissons mais elle avait gardé sa maison à Vivières, en limite de la Forêt de Retz. Elle ne s’était pas décidée à la vendre. Elle voulait conserver la tranquillité d’un village de caractère et surtout elle entretenait des liens amicaux avec son réseau associatif et ses activités sociales.

Cette ville provinciale, attachée à l’histoire par le Vase de Clovis et réputée pour sa Fête du Haricot, offrait la proximité de grandes surfaces, des activités culturelles et une longue artère commerçante. Mais le charme et l’intimité n’étaient pas les mêmes qu’à la campagne. 

La première chose qu’ils firent ensemble fut de courir. Antoine, grand bavard devant l’éternel, aimait aussi chausser les mots. Il voyait là l’occasion de raconter des souvenirs en lien avec ses vies précédentes où le sport et la course à pied avaient occupé une place prépondérante.

À chacune de leurs retrouvailles sportives suivantes, ils évoquaient, à tour de rôle, un bout de leur passé, une anecdote. Et n’était-ce pas le meilleur moyen de faire connaissance. Ils se retrouvaient le dimanche matin, vers 08 H 30, à l’emplacement de l’ancienne caserne de pompiers et de là, ils partaient dans le parc du Château François 1er.

Ils passaient sous la Nationale 2 par un tunnel ouvert aux piétons, VTT ou cavaliers puis ils remontaient en empruntant l’Allée royale jusqu’à l’ancien émetteur de télévision, positionné en belvédère sur la crête. Cette altitude permit au Général Mangin, lors de la Grande Guerre, d’observer les lignes de fronts sur les bords de l’Aisne depuis une tour, située un peu plus à l’est, le long de la Piste des Crapaudières.

Ils redescendaient par l’Hermitage Saint-Hubert en faisant une pause boisson. Puis par la laie éponyme, ils longeaient l’Étang de Malva. Dans les sous-bois, les oiseaux, parfois des poneys du centre équestre ou des gibiers, en l'occurrence des sangliers, pouvaient croiser leur route ou tout simplement écouter les histoires que Simone ou Antoine distribuaient à l’envi.

À la fin, ils revenaient au point initial, fourbus mais contents. Le temps de partager des impressions de parcours, faire quelques étirements, évoquer des activités futures et ils se donnaient rendez-vous au dimanche suivant. Lors ce premier matin en question, Antoine s’était mis en tête de lui parler de deux cerfs qui trônaient dans le parc du Château de Rambouillet. En cette période automnale de Brâme du Cerf, cela semblait approprié.

Il avait puisé dans sa mémoire, qui parfois s’émoussait, le récit retranscrit dans un de ses carnets d’écriture. Il y en avait tant qu’il ne manquait pas de ressource. Il fallait juste qu’il n’épuise pas sa belle de trop de souvenirs ou d’anecdotes. Mais très vite, il se rassura. Elle se montrait bon public et profitait de la moindre occasion pour demander des précisions ou le charrier avec gentillesse.

Une fois de retour chez lui après cette première sortie et une bonne douche, il se replongea dans ces écrits. Assis dans son fauteuil au cuir usé, il relança le chauffage de l’insert par l’ajout de quelques bûches. Moustache posa sa tête sur les pantoufles de son maître et finit par s’endormir en écoutant sa lecture à voix haute et le bruit de la pluie qui crépitait sur les carreaux et sur les dalles de la cour, servit de transition à cette autre époque de sa vie.

*

Huit heures trente -- Je chausse mes chaussures de sports.

Dehors, la journée s'annonce très fraîche et grise en ce mois de février, l'hiver n'ayant pas encore renoncé à tous ses excès. On devine dans l’air ambiant de fines gouttes de pluie en crachin. Bien que difficiles, les conditions climatiques conviennent à la pratique d’un footing. Entré par la porte à l’angle de la maison de l'Office national des forêts, je me mets sur orbite.

Ce matin, le Parc du château grouille de monde en promenade, avec leurs animaux de compagnie. Mais ne serait-ce pas plutôt des chiens qui promènent leurs maîtres, le corps et le bras tiraillés par la laisse ? Plus loin, je croise des coureurs à pied, visibles dans leurs tenues fluos. Je me redresse pour afficher une fière allure. On échange de manière fugace un bonjour. J'apprécie cette attitude ouverte et amicale entre sportifs. Je trouve dans cette pratique, un moyen transversal de réunir les gens, au-delà de toute considération philosophique, politique ou religieuse.

Sourires, grimaces, transpirations constituent les codes apparents de l'effort physique. Et courir à plusieurs permet d'entretenir une conversation tout en se maintenant en équilibre d'oxygène. Je croise aussi des marcheurs et quelques vététistes qui reproduisent à d'autres rythmes le même processus d'échange et de partage.

Partie de la Route du Coupe-gorge qui jouxte la Rue Groussay, j'arrive au plan d'eau près de la Bergerie nationale.

Une chorale s'improvise dans un hangar. Des moutons célèbrent sans doute l'office dominical. En réalité, il s'agit du moment où les soigneurs apportent de la nourriture. Je sais que l'élevage compte de l’ordre de six cents bêtes dont deux cents mérinos importés d'Espagne à l'origine, à la demande de Louis XVI. Ils arborent une belle et fière tête noire, et un corps puissant au pelage épais et blanc. 

J'attaque à présent la descente par le Centre de formation professionnelle avicole et équestre. Des poules en élevage s'activent à leur marché dans les prés à l’herbe rase, parsemés de fientes et de duvets. Elles cherchent, en avançant de manière frénétique, l'âme en peine et la crête fébrile, des vers de terre sur un sol vierge de toute verdure, le bec couvert de boue. De l'autre côté de la chaussée, des agneaux gambadent en quête de graminées tendres, au milieu de buissons et de ronces.

Cela me rappelle que la Ferme royale acquit, dès sa création en 1794, la vocation de centre d'élevage et de formation pastorale. Ceci explique pourquoi, encore aujourd'hui, de nombreux bâtiments sont dédiés à l'enseignement professionnel des apprentis et des adultes.

Le Parc du château s'ouvre à la circulation toute la semaine mais celle-ci reste limitée en raison de nombreux ralentisseurs. Des aires sont dédiées au stationnement. En été, plusieurs familles rambolitaines viennent s'étendre dans les prairies herbeuses, en profitant des ombrages et d'un bon repas.

Aujourd'hui, point de de pique-nique. J'entre dans la partie anglaise des jardins en laissant sur ma droite d'autres infrastructures échelonnées le long de la route de Guéville et sa porte éponyme. De ce côté-là, on peut visiter un grand centre équestre et une vènerie. Et bien plus loin, pour des raisons évidentes, la ville a réalisé une station d'épuration.

J'entends au loin les aboiements des chiens de meute. Il s'agit sans doute de l'heure du repas pour ces animaux, véritables sportifs de race anglo-française. Très affutées, un magnifique poil court et luisant, des oreilles battantes, un œil vif et un flair très développé, caractérisent ces bêtes extraordinaires. Elles participent aux équipages lors des chasses à courre qui attirent beaucoup de curieux et d'observateurs dans la Forêt domaniale de Rambouillet, toute proche.

Je passe à présent à hauteur de la Chaumière aux coquillages, réputée pour ses excroissances osseuses étonnantes sur les murs extérieurs et surtout sa décoration intérieure. Un joli ruisseau sinueux traverse cette partie du parc, aménagée avec de petites écluses manuelles, qui donne au regard du photographe, des clichés d'une prairie à l'aspect bucolique. Il arrive souvent de surprendre quelques hérons cendrés en villégiature. 

Ce parc compte de nombreux habitants.

J’entre alors sous les couverts, empruntant l’Allée de Diane très escarpée et dont l'incidence forte alourdit mes jambes et active le cœur et le souffle. Les muscles me tiraillent. J'augmente la cadence de respiration et le balancement des bras pour maintenir mon allure.

— Cela bouge dans les taillis ! dis-je à voix haute

Alors de grands gibiers se dressent d’un seul coup et s’enfuient, secouant avec force la masse des futaies. Sur l’instant, cela produit un formidable émoi et un véritable émerveillement quand je découvre les robes sombres de chevreuils qui détalent.

Plus loin, un pic-vert ou bien un pic épeiche révise ses gammes rythmiques sur les troncs de tilleuls ou de charmes, avec l'espoir insistant de déloger des larves ou des vers.

Le parc livre à l'observateur patient, un spectacle musical permanent.

Je débouche en décélérant sur une sente de graves blanches, dite Allée verte, et me retrouve sur un espace herbeux appelé le Tapis vert qui s'ouvre face aux alignements de voies d’eaux dans lesquels se reflète le château. Le maillage des bras de canaux offre aux ragondins et aux oiseaux sédentaires ou migrateurs, six îles extraordinaires, véritables havres de paix.

Ce moment n'appartient qu'à moi en raison de l'absence de monde à cet endroit. Je sors mon smartphone et je prends quelques clichés, figeant sur la cellule de magnifiques statues de deux cerfs allongés. Je repars aussitôt, croisant un peu plus loin dans un chemin en descente, une femme très élégante à l'allure élancée. Vêtue de bottes, d'un pantalon blanc et d'une veste de tweed sur un chemisier clair avec un beau foulard au nom d'un célèbre messager, elle s'accompagne d'un lévrier racé, dans une livrée gris beige.

J'arrive à la grille qui donne sur le Quartier du Bel-Air et je poursuis vers le jardin à la française. Je rejoins alors une pièce d'eau circulaire, Le Rondeau. En été, la ville tire depuis cet emplacement son feu d'artifices en sons et lumières, pour les festivités du 14 juillet. 

À cette époque encore hivernale, l'endroit sert de plage pour des concentrations d’oies bernaches et de tadornes. Après une séance de navigation et des atterrissages de surfeurs sur leurs pattes palmées, ces magnifiques palmipèdes tiennent conférence. Je les soupçonne de décortiquer ou de se vanner sur la qualité de leurs vols, en raison des conditions humides du moment.

Le bassin s'agite d'ondulations en tous sens, sous l'impact de fines gouttes de pluie, et parfois des poissons semblent vouloir prendre l'air. Les oies sont éloignées de nos considérations humaines, en cette période d'élections régionales. Quelques foulques macroules au corps noir de geai, bien bavardes et soucieuses de fouiller les fonds vaseux, côtoient en bon ménage des colverts élégants en goguette tentant de s'assseoir dans cet agora très cosmopolite et bruyante. Les places sont chères pour participer à ces universités.

Le temps d'une éclaircie, le nombre de marcheurs, de poussettes et de coureurs semble augmenter. Ils s'échelonnent le long des berges du canal principal qui jouxte l'Allée des ormes du jardin à la française menant à l'une des façades du château. J’empreinte l’Allée de la Prison, assez calcaire. Derrière les haies importantes, se dissimulent la mairie et l'office du tourisme.

La grille d'accès privatif au château s'ouvre pour laisser les visiteurs se présenter à une exposition. J'emprunte la Voie communale des gardes le long d'un corps de bâtiment-caserne impressionnant. La fatigue se fait sentir. L'impact de mes Asics sur les pavés encore humides me secoue, mais je serre les dents car j'arrive au bout de mon périple.

Je passe la grille de l’Allée du coupe-gorge pour affronter les deux derniers kilomètres cette fois, sur du macadam. La route en pente se montre bombée et bordée de lignes arborées de charmes en contre-allées, qui très malades devront être, un jour prochain, remplacés. Je longe à présent le mur d'enceinte de l’ancienne caserne du 501° Régiment de chars de combat, illustre formation de la 2ème Division blindée du Général Philippe de Hautecloque, surnommé Leclerc. Depuis la dissolution, les lieux hébergent une antenne du Commissariat de l’Armée de Terre. 

Je bifurque à droite par la Route de la Grille de Versailles. Sur la gauche, on devine des jardins potagers réservés à des particuliers. Une balade au milieu de cette production maraîchère mérite sans aucun doute le détour. Une fois la grille franchie, je reprends la Route de Groussay en marchant en douceur pour récupérer.

Fatigué, en sueur, le dos encore glacé, mais très satisfait, j'affiche une grande joie sous l'effet d'une grande production d’endorphines, nécessaire à mon apaisement mental et physique. Encore une belle course dans le parc où j'improvise mes circuits à l'affût de nouvelles découvertes . Un bonne douche m'attend ainsi que des voix élevées et parfois impénétrables à l'office dominical.

*

Suite à la lecture de ces souvenirs si agréables, Antoine se laissa glisser dans une sorte de bien-être en ajoutant un plaid sur ses jambes. Il se dit qu'il avait bien fait de tenter sa chance auprès de Simone et il espèrait la revoir le dimanche suivant. Alors il se laissa aller dans la chaleur ambiante et profita des rayons du soleil enfin revenu pour s'offrir une petite sieste réparatrice car ses muscles se montraient douloureux.

Mais ne fallait-il pas souffrir pour être beau ?

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