J6 - Dans les profondeurs de la terre

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Simone se décida à proposer une invitation à Antoine qui se réjouissait à l’avance de la retrouver.

Le footing restait bien sûr à l’ordre du jour mais elle se dit que partager un repas asiatique et regarder un film sur son abonnement Amazon Prime, après l’effort matinal, serait sans doute agréable. Et peut-être, une petite marche dans son village en bordure de forêt pour conclure une sortie dominicale.

La vie était courte et s’ils s’entendaient bien dans ces différentes activités, ce serait sans doute une bonne chose, un moyen détourné de mieux se connaître cependant elle ne voulait pas non plus s'emballer avec des plans sur la comète.

Elle se maria très jeune mais son union ne dura pas en raison d’une grande incompatibilité. Chacun voyait le quotidien et l’avenir avec des valeurs et des critères d’appréciations très opposés. Son mari, bien plus âgée qu’elle, se focalisait sur son travail et ses besoins propres. Dès lors, il cantonnait son épouse dans un rôle de maîtresse de maison et de soin exclusif à sa personne. Cette situation se solda par un divorce à l’amiable.

Depuis, elle entretint plusieurs flirts ou relations suivies, en dehors de ses activités professionnelles, mais rien au-delà de six mois. Son travail lui plaisait à l’agence de La Poste mais elle s'interdisait de mélanger boulot et sentiment.

Ses collègues étaient fort sympathiques et si elle ressentait une attirance particulière pour Antoine, cela ne dépassait jamais le stade d’une forme d’amitié professionnelle. D’évidence, tout le personnel voyait que le courant passait super bien entre eux deux. D’une grande connivence, leur duo se montrait toujours prêt à offrir un cadeau, organiser un pot pour une naissance, des fiançailles ou un mariage, une arrivée ou une retraite.

Ils aimaient blaguer et raconter des anecdotes, contribuaient à mettre une bonne ambiance dans l’agence alors que tous les signes de tension sociale secouaient l’enseigne nationale. Le volume de courrier chutait — moins 43 % en pourcentage cumulé entre 2008 et 2020 — et l’acheminement de colis, de revues ou de publicité subissait une forte concurrence.

Pour lutter contre cet environnement hostile, on développa la dématérialisation des services et des automates en agence. L'accueil au guichet perdaient en affluence. La clientèle changeait ses habitudes et utilisait d’autres médias pour communiquer. L’entreprise devait s’adapter. Et les syndicats réclamaient des garanties et plus encore depuis que la Poste se privatisait.

Devant cette évolution et ses perspectives, Simone se lança dans une formation en utilisant les crédits de son compte personnel. Cela lui permit de quitter son entreprise par une rupture conventionnelle. À cinquante-cinq ans, elle trouva un travail de salarié à temps partiel à la MJC de Soissons.

S'agissant de son logement, elle tenait sa maison de ses parents, décédés depuis longtemps. Elle pourrait s’en sortir en faisant attention. La vie s'avérait trop courte et elle voulait en profiter avant que la vieillesse, les rhumatismes et, qui savait, la perte de mémoire ne viennent limiter ses ambitions et ses envies.

Ils déjeunèrent dans sa maison, tous les deux, avec des plats à emporter qu’elle acheta chez le traiteur asiatique de Villers-Cotterêts suite à la séance de footing. Ce dimanche matin, ils coururent avec trois autres personnes, très sympas et de bonne compagnie et qu’Antoine connaissait du temps où il fréquentait le club d’athlétisme de la ville.

— Hum, super agréable. Merci pour le repas, une très bonne idée.

— J’en prends de temps à autre quand je ressens la flemme de cuisiner. Et pas problème de digestion.

— Oui, très goûteux et j’aime beaucoup le riz cantonais.

— Tu veux un café, une infusion ou un thé ?

— J’aimerai bien un café allongé.

— Sucre, lait ?

— Non nature.

Antoine se demanda s’il ne devait pas se montrer plus entreprenant.

— Tu prévois quelque chose pour cet après-midi ?

— Eh bien, si tu es d’accord, je te propose un ciné mais ici-même avec mon abonnement Amazon prime. J’ai un bon film à visionner. Et puis après, on pourra marcher un peu dans le village. Comme ça, tu verras mon cadre de vie.

— Super. Tu as choisi un titre.

— Cela s’appelle 13 vies de Ron Howard, sorti en 2022, sous le titre de Thirteen lives.

— Non je ne l’ai pas vu.

— Tant mieux. Tu vas voir la distribution. Colin Farrell

— Ah oui. J’aime bien cet acteur. Il a fait pas mal de rôles déjantés !

— Viggo Mortensen.

— Ah oui. Lui aussi a tourné dans des films violents. Je l’ai bien aimé dans La route.

— Ah oui, c’est une adaptation du roman culte de Cormac McCarty.

— Exact.

— Et le dernier acteur, Joel Edgerton.

— Son nom ne me dit rien mais je le connais sans doute.

— Tiens, dit-elle en agitant une feuille de papier. Le résumé pour te mettre l’eau à la bouche. Le film se base sur des faits réels. Suspense et action garantis.

Antoine se mit à lire le teaser.

« L'incroyable histoire vraie de l'immense effort mondial pour sauver une jeune équipe de football thaïlandaise qui se retrouve piégée dans la grotte de Tham Luang à cause d'une tempête de pluie.

Face à des difficultés insurmontables, une équipe de plongeurs très compétente et expérimentée se joint aux forces thaïlandaises et à plus de dix mille volontaires pour tenter de sauver les douze garçons et leur entraîneur.

Avec des enjeux élevés et les yeux du monde braqués sur eux, le groupe se lance dans la plongée la plus difficile de son histoire, démontrant ainsi l’aspect sans limite de l'esprit humain. »

— Effet du hasard. J’ai écrit un texte sur un sujet similaire, voici quelques années.

Il s’agissait d’une histoire qui se focalisait sur une équipe spéléo chargé de prospecter différentes chambres naturelles. Ils devaient inventorier des ressources minérales, d’anciennes habitations troglodytes ou des mouvements souterrains. En raison de fortes précipitations, le groupe d'intervention interrompait sa mission et remontait vers la surface en urgence où des secours s’organisaient pour écarter le risque qu’ils finissent piéger.

— Tu l’as avec toi.

— Euh oui. Il est en ligne sur mon blog et sur un site d’atelier d’écritures.

— C’est chouette. Un autre talent.

— Si tu veux, je te le lirai après la projection ou une prochaine fois, répondit-il les joues en feu.

— Avec plaisir.

— Tu as déjà fait de l’escalade ou de la spéléo.

— J’n’aime pas trop les espaces confinés et en plus sous terre, je souffre très vite de claustrophobie. Faut tout de même un sacré mental.

— Ok. On regarde ton film et après on verra si on le temps pour que je te lise mon texte.

*

Peu à peu, le destin œuvrait et tendait des passerelles entre nos deux amis. Antoine ne lut son texte qu’au bout de l'après-midi alors que ce beau dimanche tirait à sa fin. Ils profitèrent, juste avant, d’une promenade pour se remettre des émotions suscitées par le scénario et la qualité du film. Les images, le suspense, l’ascenseur émotionnel et le jeu d’acteurs s’avéraient bluffant. Et plus encore, cet évènement passionna des gens sur toute la planète.

Simone lui proposa une promenade dans le village, sur le circuit des Cheveux de Sainte-Clotilde, de deux kilomètres. Ils passèrent près de l’église éponyme du XIIème sans pouvoir y accéder. Ils longèrent le mur d’enceinte et jusqu’à la grille principale du Château de Mazancourt des XVIème et XVIIIème.

Ce village dévoilait son charme, adossé au sud par des champs labourés bordés par la Forêt de Retz et comptait bon nombre de maisons hérissées de ces pignons à pas-de-moineau, signe caractéristique des constructions anciennes de Picardie.

Tous les deux prirent place dans des fauteuils dressés en miroir et, de part et d’autre d’une cheminée, à l’âtre immense, accueillant des flammes orangées. Une très belle horloge dorée, sous une cloche transparente, sonna 18 h 00 avec une petite musique au clavecin.

Et comme un signal au lever de rideau, Antoine commença sa lecture. Moustache philosophe s’étira de tout son long sur le grès froid. D’un œil entrouvert, il surveillait à bonne distance la maîtresse des lieux, Persépolis, une belle chatte angora blanche aux yeux d’émeraude.

*

Les dernières pluies torrentielles de la matinée et de la nuit précédentes expliquaient notre situation. Pour des raisons de sécurité, il nous fallait attendre dans une chambre, sorte de sas de décompression, pour permettre aux eaux de ruissellement de s'évacuer dans les profondeurs vers des cavités souterraines.

Il arrivait parfois que l'on découvrît des sources liées à des infiltrations. Par des recensements, des équipes spécialisées mettaient à jour avec minutie des cartographies. Et cela concernait notre groupe.

Dans le cas particulier d'accumulation de volumes d'eaux conséquents, qui constituaient des facteurs aggravants, il fallait redoubler de prudence. Un PC opération du SDIS et de la Protection civile déployaient ses équipes à la surface pour organiser une intervention, si nous nécessitions d’être secourus.

Par intermittence, nous recevions des messages par radio. On nous conseillait la plus grande vigilance. Il fallait remonter sans délais. Les dégradations météorologiques s'intensifiaient. Une grosse dépression à caractère orageux s'annonçait pour vingt-deux heures. Cela laissait à notre équipe encore six unités de temps pour atteindre l'un des accès de la carrière souterraine par l'un des nombreux puits de mine.

Même si la fatigue pesait sur nos jambes, Paul, notre chef spéléo, très expérimenté, prit l'initiative de relancer notre progression sans attendre pour atteindre la galerie supérieure. Celle-ci se situait une quinzaine de mètres plus haut.

— Ok, on écoute. On reprend la progression. Vérifiez vos équipements. Tout le monde va bien ?

Chacun réagit en levant la main, un pouce dressé vers le haut, en opinant du menton ou en murmurant un acquiescement.

— On rallume les frontales. Vérifiez vos harnais et serrez les sangles de vos musettes.

Au fur et à mesure, les visages s'éclairèrent, bordés d’un halo de lumière, révélant pour certain un sourire ou une grande lassitude.

— Jacques, tu fermes la marche. Coupe le ventilo et éteins l'éclairage du local.

Le cheminement reprit en file indienne, encordés en binôme, vêtus de combinaison rouge orangé, avec des gants, un casque et un baudrier. Parfois, nous franchissions des passages étroits entre deux parois verticales de roches lisses.

On déboucha sur l'arrivée d'un énième puits de mine de section ronde. En levant la tête, on pouvait distinguer l'éclairage jalonné de lucioles lumineuses traçant une sorte de ligne ferroviaire vers rejoindre l’étage supérieur. Il fallait grimper sur des échelles métalliques.

L'effort devenait soudain intense devant la verticalité et demandait une vigilance de tous les instants pour ne pas glisser. Nos bottes ripaient à cause de la boue ou de l’humidité. Cette immense carrière non exploitée., offrait un véritable dédale et il fallait une très bonne condition physique pour absorber les dénivelés. On envisagea même ce site comme plate-forme d’enfouissement. Mais les ingénieurs du CEA y renoncèrent en raison des infiltrations.

Nous venions d'atteindre une nouvelle cavité. Paul actionna l’éclairage d’ambiance. On découvrit un nouveau refuge aménagé de façon pragmatique. On trouvait des bancs, des réserves d'eaux, des batteries de rechange, une matelas coquille et des trousses de premiers secours. Des outils en panoplie permettaient de creuser, percer ou déblayer en cas de nécessité.

Soudain, l'éclairage d'ambiance de la zone de repos vacilla. La tempête en surface devait peut-être interagir sur les câblages alimentés par des transformateurs. La pénombre persista. Nos lampes frontales entrèrent en action, donnant à la scène un aspect surréaliste. Il fallait attendre que les groupes électrogènes prennent le relais.

Dans ce clair-obscur, on devinait des constellations de vapeur d'eau qui se dégageaient de nos corps à la suite de nos derniers efforts physiques. À cela s'ajoutait l'humidité et la chaleur naturelle des lieux donnant à cet espace une ambiance tropicale autour de 30 ° Celsius.

— Je me vois bien en maillot de bain, déclara Anne dans un sourire dont on ne voyait que les dents blanches dans le halo de son casque.

— Oh oui ! Je me verrais bien dans un pagne pour profiter de ce spa naturel, renchérit Jeanne.

On devina des gloussements et des commentaires, venant de la gent masculine. L'anxiété et la fatigue baissèrent d'un coup. Malgré les cartographies dont nous disposions, il nous paraissait difficile d’embrasser la complexité du réseau souterrain. Chaque mission d'investigation permettait aux équipes spéléos d'appréhender de façon plus nette les dimensions de ce monde fermé comprenant plusieurs kilomètres de puits et de galeries.

Je me pris à feuilleter dans ma tête les ouvrages consultés sur les exploitations minières. Leurs existences remontaient à la Préhistoire. À cette époque lointaine, certains puits et galeries, creusés dans la craie, permettaient de récupérer des gisements de silex tandis que d'autres servaient à extraire des minerais de fer ou de cuivre.

Sans doute gagné par mon angoisse qui parfois prenait toute la place, je savais que l'extraction minière provoquait un grand nombre de morts. Coincés dans des galeries, atteints par la silicose, l'asbestose ou décédés des suites de développements de cancers dus à la radioactivité naturelle.

Et encore moins serein, en me souvenant que les mines abandonnées se signalaient par des effondrements en surface. D'autres produisaient des séismes lorsque des couches minérales inférieures se fissuraient et cédaient dans un jeu colossal de contraintes et d'érosions.

À tout moment, chassant ma sérénité précédente, l'angoisse me gagnait et sans doute mes collègues de même, chacun se gardant de l'avouer aux autres. Pour banaliser la tension liée au confinement on se mit à plaisanter pour tromper la peur. Mais les pensées aléatoires et insidieuses se chargeaient de saper notre bonne humeur dès que l’on percevait une bruit insolite.

Il fallait un sacré mental pour ne pas lâcher prise. Des pulsions venteuses, amplifiées par la présence d'un conduit d'aération, nous permettaient d'accéder à un air renouvelé. Cela nous apaisait aussitôt tout en faisant descendre la température. Paul reprit la progression en ouvrant à nouveau la voie dans ce cheminement de taupe. Il nous guidait comme un berger, un conducteur.

Des écoulements d'infiltrations d'eau chantaient et roulaient de partout, procurant l'impression d'être entourés par des ruisseaux ou des rivières. Cette présence sonore créait une émotion duale entre une fascination émerveillée et une crainte irrépressible.

Je pensais aux prélèvements et aux échantillons que nous transportions dans nos sacs à dos. Nous avions mis au jour plusieurs veines cristallines qui mériteraient sans aucun doute de lancer de nouvelles investigations pour préciser la nature des gisements et valoriser l'importance des filons.

Dans nos combinaisons couvertes d'une sorte de glaise grise, les filles autant que les gars ne se sentaient guère très sexy. Les visages et les équipements se couvraient de boues marneuses. Tout le groupe arborait un fond de teint grisâtre ce qui lui donnait l'apparence d'une bande de zombies. Et l'espace d'un instant, je nous vis participer au remake des morts-vivants dans une chorée super rythmée de Michaël Jackson.

Après un déplacement encore très physique d'une demi-heure, nous prîmes à nouveau une pause. Jeanne sortit des fruits secs et des barres énergétiques. L'image d'un burger prit naissance dans mon esprit torturé par l'effort et la diète forcée.

J'eus, d'un seul coup, l’envie irrépressible de revoir la lumière et de partir en virée. Il me fallait boire, une bière ou un mojito, déguster une pizza ou un sandwich américain. Je voulais accéder à toutes ces choses de la vie quotidienne, pourtant si banales.

À cet instant précis, cela s'avérait sans aucun doute inapproprié car dans cet enfermement je devais garder le contrôle pour ne pas péter un câble. D'un seul coup, j'ouvris les yeux, les joues en feu, allongé sur le sol. Paul me fixait avec intensité et sa lampe frontale me brûlait la rétine. Je venais juste de subir un malaise vagal.

— Antoine, tu m'entends ?

— Oui

— Combien de doigts ?

— Cinq.

— Tiens, prends une gorgée. Jeanne, passe-moi des abricots secs.

La progression reprit une demi-heure plus tard et vers 18 h 00, on atteignit l'entrée de la mine pas mécontents de sortir de cet enfermement et prêts à affronter les rigueurs climatiques.

Les équipes de secours leur réservèrent un formidable accueil et les mirent en sécurité dans un ancien bus aménagé pour ce type de situation. On annonçait une fenêtre de calme à partir de minuit et des routes praticables vers deux heures du matin.

Malgré la fatigue qui se lisait sur tous les visages, les membres de l’équipe spéléo purent rentrer chez eux et rassurer leurs familles. Ils garderaient un souvenir inaltérable de cette mission dans les profondeurs de la terre.

*

Simone lui adressa des félicitations pour les détails et le suspense en lien avec le film, certes dans des circonstances différentes et sans doute moins spectaculaires. Mais elle se montrait enthousiaste et reconnaissante de ce partage.

Le jour baissait derrière les grandes baies vitrées et le ciel se teintait de couleurs pastel, de bleu et de rose. Antoine jugea le moment opportun et prit alors congé. Il se permit une accolade chaleureuse qu’elle accepta sans résistance, un large sourire sur les lèvres. D'évidence, elle appréciait la journée et sa présence.

La séparation des animaux de compagnie se déroula de façon un peu moins amicale. Moustache se dressa en s'étirant et se dirigea très digne vers la sortie. Il contourna avec prudence cependant la boule de poils qui miaulait avec des accents rauques.

Chacun à sa façon compterait les jours avant de se revoir.

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