J7 - L'étoile des mers du Sud
Antoine passa une bonne partie de la nuit à écrire une nouvelle histoire autofictionnelle. Le récit de vie trouvait grâce à ses yeux et il aimait inventer des parcours et des personnages dans lesquels il injectait des bribes de son trajet personnel.
Au fil des heures d’insomnie, Moustache le sollicita à plusieurs reprises pour sortir dans la cour. Antoine en profita pour lever le nez de son écran d’ordinateur et pour se servir un mug de café dont la vapeur se diluait dans la fraîcheur nocturne. Très souvent, lors de ces nuits de pleine lune, il trouvait l’inspiration. Il ne fermait pas l’œil jusqu’au petit matin ou bien il s’endormait dans son fauteuil, un plaid sur les jambes et la tête de son chien sur les pieds, qui ronflait tout autant que l’insert.
Cette fois-ci, le thème de cette nouvelle puisait dans une tranche de son passé, mêlant son enfance et son adolescence, en Bretagne et dans le Finistère. Pour une plus grande crédibilité, il transposa ses souvenirs dans un contexte de nos jours, en ajoutant les réseaux sociaux, les téléphones portables et les chasses aux trésors.
Lors de sa plongée dans ses souvenirs, il se remémora, chose assez incroyable, le nom de ses copains et copines de l’époque sans aucune difficulté. Pourquoi passait-il parfois, des heures à chercher ses lunettes de vue, les clés de la maison ou de sa voiture.
Plus encore, Il ressentit presque dans son corps combien cette période de son enfance lui était agréable. Partager des plaisirs simples, partir à l’aventure, retrouver les potes, et tout cela sans avoir à se préoccuper de l’avenir, de l’argent, des études ou du travail.
Les parents s’occupaient de tout.
*
Tôt ce matin-là, en ce premier samedi des vacances de Pâques, le Clan des Guimiliens se retrouvait au Café des Sports de leur village. Le débit de boissons assurait aussi la vente de tabac et l’enregistrement de paris sportifs, ainsi que tout un tas de jeux à gratter.
Anthony se désespérait d'observer tous ces gens qui, chaque jour, claquaient le peu d’argent qu’ils détenaient dans des jeux et dans l’alcool. Une telle addiction lui faisait de la peine. Il voyait défiler des saisonniers du monde agricole, d’autres qui percevaient une aide sociale, des employés modestes de l’agro-alimentaire…
Mais il se sentait bien trop jeune pour s’en inquiéter. Sûr que jamais de sa vie, il tomberait dans ce délire. Il voulait réussir et ses résultats scolaires plaidaient en sa faveur. Il espérait juste que cela dure le plus longtemps possible.
L’arrière-salle constituait pour lui et ses potes, le siège de leur groupe de chasse au trésor. Ils se retrouvaient là pour échanger des idées ou des stratégies. Autour d’eux, se succédaient des bips et des sonneries frénétiques de flippers et parfois le claquement d'une partie gratuite.
De jeunes adultes jouaient autour des seuls billard et baby-foot de la pièce. Ils les entendaient se la péter comme ils disaient, avec leurs canettes de bière fortement alcoolisée à 10 h 00 du mat, des tatouages plein les bras et une cigarette calée derrière l’oreille. Des scooters ou des motos stationnaient sur le trottoir d'en face, le long de la devanture de l'ancienne épicerie fermée depuis dix ans.
Le clan d'Anthony et de tous ses membres devaient résoudre une nouvelle énigme avec son lot d'objets à collecter et de caches numériques à détecter. Le temps jouait contre eux car ils ne disposaient que de quarante-huit heures pour remporter cette chasse.
La concurrence d'autres groupes de participants de plusieurs villages environnants, au sud de Landivisiau, ajoutait de la pression supplémentaire. Le challenge s’avérerait féroce. Le thème se situait inscrit dans l’histoire de cette région, au cœur du Pays des enclos paroissiaux où naguère Anglais et Français s’affrontèrent, durant la Guerre de cent ans, pour le Duché de Bretagne.
Leur territoire de chasse s'étendait cette fois-ci sur les limites communales de Guimillau. Leurs BMX stationnaient en vrac dans la cour. Et par analogie avec l’histoire, ces vélos représentaient leurs destriers modernes qui leur permettaient de couvrir de grandes distances et de passer partout. Le clan gardait toujours un œil sur les deux-roues en lorgnant souvent à travers la véranda de la salle de bar, couverte des liste de sandwichs et des parfums de glace au marqueur blanc.
Chaque membre du clan passa commande d’une boisson chaude ou d’un soda. Anthony voyait le patron de l’établissement s’affairer derrière son comptoir. Il les connaissait bien et les avait à la bonne alors qu’il remplissait son plateau.
Lui et ses camarades n’avaient pas beaucoup de tunes à dépenser car leurs parents n’étaient pas riches. Même s’ils ne consommaient pas trop, ils avaient malgré tout leur fierté et n’appartenaient pas à cette catégorie de jeunes qui faisaient des conneries et dont ils voyaient les méfaits le soir à la télé pendant le journal.
Anthony s’était renseigné sur le gérant de l’établissement. On trouvait un paquet d'infos sur internet. Monsieur Jean Le Gall, la quarantaine, originaire du Finistère, avait repris l’affaire avec sa femme voici une dizaine d’années. En dehors de cela, ce patron ignorait tout de leurs cogitations et des activités menées par les Guimiliens mais il restait vigilant parce que sa propre fille, Flore, faisait partie du Clan.
L’intérêt du gérant se focalisait sur des choses plus importantes et surtout fructueuses : le foot. Et pour cela, il organisait des soirées télé sur tous les matchs de ligue. À cette occasion, le bar débordait et la bière artisanale locale, la Mor Braz, coulait à flot. Pour preuve, sur les murs autour du comptoir, fleurissaient des fanions et des écharpes de quelques petits clubs : Saint-Thégonnec, Loc-Éguiner, Guiclan, Plouvorn. Mais aussi bien d’autres très renommés de D1 ou de D2 comme Brest, Guingamp, Lorient, Rennes.
Cette réalité cachait d’autres activités très lucratives, projetées sur les écrans qui suivaient en direct les courses hippiques de Saint-Cloud, Deauville, Enghien ou Chantilly en fonction de la saison. Et toutes les cinq minutes, des tirages Amigo proposaient de gagner jusqu'à cent mille euros avec un jeu visuel de pastilles bleues et jaunes tirées au sort.
Cette société qu’il observait du haut de ses quatorze ans ne lui plaisait guère. Malgré son jeune âge, il menait une sorte de bataille avec tous ses proches, pour échapper à cette sordide prise d'otages. Mais en même temps, il se sentait solidaire des gens démunis, des mères courage et parfois il participait bénévolement à des associations caritatives.
*
Anthony finit par fuir ce spectacle désœuvrant et par revenir à l'instant présent car les propositions de ses camarades fusaient en tous sens autour de la table.
— On passe à la ferme des Kermarec ? annonça Flore.
— Mais non t'auras rien là-bas ! lui rétorqua Jérem.
— Oui mais t'as aussi le Moulin de Kerbalannec, le Moulin de Kerduff. Là on a des chances rebondit Kevin.
— T’as aussi des alignements de pierres, la mare aux fées et le roc branlant relança Bastien. Ces trois lieux-dits apparaissent bien dans l'énigme.
— Oui t'as raison intervint Kévin qui abondait toujours dans le sens dominant. Mais on a une énigme et neuf caches. Et les lieux dont tu parles n’existent pas vraiment. Ils font partie de légendes.
Sonia se taisait mais prenait des notes dans un calepin.
Elle repartait ensuite sur la toile pour vérifier des pistes en interrogeant les fiches descriptives des différentes caches. Parfois, il lui fallait piocher dans des wikis spécialisés à caractère historique. Elle se jetait ainsi dans une mer immense de connaissances, visitait des bouées, s’orientait sur des sémaphores ou étendait de filets de traîne pour ratisser large.
Son savoir-faire et ses qualités de geek permettait à son clan de glaner de précieux renseignements pour décrypter l’énigme.
Chacun sur son smartphone naviguait sur l'application l'Étoile des mers du Sud. Flore redonna lecture de l’énigme à voix haute.
Kevin fit le point des premiers objets collectés.
Leur score augmentait mais ils étaient loin du compte. À ce stade, des choix tactiques s'imposaient. Il incombait au chef du clan de répartir les rôles pour éliminer les pistes inutiles et restreindre le champ d'investigation. Par chance, leur équipe n'affichait aucune pénalité pour des hors-délais.
Les organisateurs mettaient en place un solide dispositif de crédits et offraient un environnement réaliste sous forme de ligue par catégorie d’âge. Les participants pouvaient ainsi se mettre en valeur et s'éclater. Le jeu s’ouvrait donc à des joueurs de douze ans et plus — les Guimiliens scoraient dans la tranche 14 à 15 — et comportait des arbitres, des observateurs. Mais aussi des personnages influents — responsable associatif ou à caractère social, représentant d'une collectivité locale.
On pouvait consulter des joueurs physiques qui intervenaient pour apporter une expertise sur des faits historiques, religieux ou administratifs. Il fallait les localiser et négocier avec eux un contrat en utilisant nos crédits. Bien souvent, il s’agissait d’employés d’organismes collectifs : le musée pour les Enclos paroissiaux, l’abbaye, un conseiller municipal ou un responsable de la voirie.
Compte tenu de la richesse patrimoniale du Finistère et de la Bretagne, de ses nombreux monuments, enclos et calvaires, les concepteurs disposaient de grandes facilités pour proposer des scénarii et des environnements crédibles. Oubliés les jeux de plateaux comme Donjons et Dragons.
De plus, les légendes et les superstitions abondaient et les jeunes du Clan devaient parfois faire la part des choses entre des histoires connues ou reconnues et celles du domaine des croyances ou de l'invention pure et simple. Bien sûr, d'aucuns se plaisaient à balancer des fakes dans le fil du chat de l’appli. Des équipes bidons venaient mettre aussi le bouzin, rien que pour les en...nuyer.
*
Il restait jusqu'à dimanche soir pour résoudre cette aventure. Tout le groupe se montrait fébrile et impatient. Et Anthony et sa petite amie Flore plus encore. Cela leur permettait de passer du temps ensemble et de découvrir une nouvelle fois les secrets de l'Étoile des mers du Sud.
—Bon ok, voilà une bonne idée. Pour l'instant, on n'a rien de mieux. À moins que Sonia nous ramène quelque chose.
Celle-ci sans répondre fit un mouvement de dénégation de la tête.
— Dac. On se répartit les missions. Sonia et Flore, vous allez au Cimetière de l'Abbaye pour vérifier cette histoire de Croix pattée. Il me semble qu'il y en a une qui porte une inscription latine.
Les filles opinèrent du bonnet.
— Bastien et Jérem, vous allez chez la mère Dulac pour consulter les recettes de son vieux grimoire. Comme il est question de bave de crapaud, d'encre de seiche et de bile de bouc, peut-être pourra-t-elle nous dire à quoi cela correspond.
— Ça marche ! dire en cœur les deux potes.
— Kévin tu viens avec moi à la ferme des Kermarec. On va vérifier l'hypothèse de Flore et Bastien. On se retrouve à midi ici, sauf imprévu pour la pause casse-croute et se recaler pour les pistes de l'aprèm.
Les boissons terminées, tout le monde se leva comme un seul homme et sortit du bar, prêt à chevaucher les destriers qui s’impatientaient.
— Allez bonne chasse !
Avant de se séparer, Flore vint caresser la main et poser sa joue sur celle d’Anthony. Il lui glissa à l'oreille un " sois prudente " auquel elle répondit par un "t’inquiète ! " et un regard tendre.
Réussir cette chasse prenait les tripes. En cas de succès et surtout de victoire sur les autres groupes de leur catégorie, il pourrait créer un scénario complet avec une intrigue, des caches et des indices documentés. Une fois validé par les concepteurs de la plateforme et leurs référents locaux, l’énigme s’ajouterait à celles existantes et porterait le nom du clan qui en était l’auteur.
Et pour ça et plein d'autres choses, Anthony et sa bande ne manquait jamais de ressources et d'imagination.
=O=

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