J8 : Mélancolie en blanc manteau

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Antoine avait du mal à se lever si tôt. Et qu'entreprendre en ce dimanche, quand dehors tout semblait uniforme, immaculé ?

Quand il découvrit cette blancheur matinale dans laquelle le soleil se reflétait, il ressentit un trouble, le souvenir de l’enfance et cet émerveillement. Depuis plusieurs hivers, la neige se raréfiait et les précipitations ne tenaient que quelques jours.

Ce matin, son village se recouvrait d’un beau manteau laiteux et seules quelques empreintes de chats ou de corbeaux témoignaient d’une vie qui se poursuivait. En montant à l’étage, il vit depuis ses Velux, toutes les toitures de tuiles ou d’ardoises recouvertes en totalité. Les maisons transpiraient de vapeurs et de fumées poussives qui sortaient des cheminées. Les inserts et les chauffages tournaient à plein régime.

Le soleil envahit les sous-bois dépouillés de leur feuillage et une clarté rose orangée recouvrit tous les jardins et les prairies provoquant un scintillement merveilleux. Au loin des daims en élevage dans leur parc peinaient à trouver de la nourriture et leur parure d’hiver donnait l’impression que des flocons s’agrippaient sur leurs flancs.

Quelques voitures tentèrent de remonter la ruelle verglacée mais durent renoncer au niveau du virage où la pente augmentait. Les employés communaux ne sablaient pas encore les itinéraires secondaires. Et à pied, le risque s’avérait bien réel et l’imprudence pouvait conduire à un accident.

Antoine se décida à prendre son café. Il écrivit un message agréable et poétique à Simone, inspiré par la beauté de la campagne environnante. En allumant sa tablette, il constata avec stupeur que plusieurs régions du Nord de la France recevaient des précipitations et dans certains endroits, le manteau neigeux atteignait une vingtaine de centimètres. On voyait des scènes de véhicules coincés durant la nuit sur les grands axes.

Déjà des commentaires agressifs s’en prenaient aux services de la météorologie incapables d’anticiper ces phénomènes excessifs. Puis venaient les employés de voiries qui se voyaient déborder par l’importance de la charge de salage ou de sablage sur des centaines d'itinéraires. Comme d’habitude, on se montrait désemparé et sous-équipé pour affronter ces excès climatiques.

En faisant un effort de mémoire, il se rappela quelques souvenirs où des intempéries de neige submergèrent tous les flux de circulation. En fouillant dans son ordinateur, il retrouva ce texte écrit à la première personne, dédié à la ville de Rambouillet, en blanc manteau.

*

J'ai en tête tous les efforts qu'il a fallu consentir, toute la semaine durant, pour arpenter à pied et sans se tuer, les rues enneigées et piégeuses de cette petite ville provinciale à deux pas de la capitale. Alors rejoindre Paris en ce dimanche au ciel plombé tiendrait lieu de grande aventure.

Dans la matinée, des accidents de circulation se produisirent en raison de dénivelées rendues impraticables. Il faudrait affronter d'autres contingences comme celles d'espérer un train direct vers la capitale ou la province. Il valait mieux se réchauffer dans une salle de cinéma, prendre racine sur la banquette moelleuse d'une brasserie en lisant une aventure du Grand Nord ou s'angoisser à la lecture d'une enquête policière scandinave.

Pourquoi donc ne pas rester tranquille devant la télé ! Histoire de simuler un semblant d'attitude sportive en encourageant les français sur le circuit des épreuves internationales de biathlon. En me regardant dans le miroir, je vois un drôle d'individu, minable et casanier, dans un pantalon large de jogging par-dessus un legging, une polaire et des charentaises au bout des pieds. Bien qu’à l’abri dans mon appartement bien chauffé, je porte une casquette bien chaude sur la tête qui permet de cacher ma calvitie et ne pas geler mes idées.

Et si, contre toute attente, me surprenant moi-même, je m'offrais une balade à la mi-journée. Je pourrais flâner dans le parc de Rambouillet habillé d’une partition immaculée et romantique. In fine, j'obtiendrai la récompense suprême d'une dégustation d’un merveilleux chocolat chaud dans l'un des salons de thé de la ville.

Alors équipé, comme pour une aventure en terre inconnue, je me lance dans les artères de la Rue Groussay et le début de celle de La Motte, enneigées en totalité. Partout, les trottoirs se confondent avec la chaussée. Plus loin, sur une portion en pente verglacée, les chaussures n'adhèrent pas sur les pavés en granit à l’apparence vitrifiée.

Au final, j’entre dans le parc du château, par une porte percée dans le mur d’enceinte. Il me faut gravir quelques marches en creusant des prises d'escalade avec le bout de mes chaussures de randonnée. La récompense s’avère immédiate avec un spectacle saisissant de beauté.

Sous les marronniers nus, un banc nappé d’un glaçage crémeux, s'offre à moi. Je me façonne une petite place de mes mains gantées et m’assois pour contempler avec ravissement ce spectacle silencieux et immaculé. J’assiste à séance de cinéma, mais en pleine nature.

Quelques arbres résineux tranchent et coupent la portée de l'observation donnant à la fois du relief et de la profondeur. La neige camoufle tous les défauts, habille le moindre mouvement de terrain et décore de son empreinte festive un poteau de clôture, un panneau de signalisation.

Je crois rêver d'un paysage dans les Pyrénées en voyant débouler, avec une nonchalance massive, un bouvier bernois en train de traverser le glacis. J’imagine un court instant qu’il porte autour de son large cou, un tonnelet rempli d’un alcool fort et revigorant.

Pour ne pas m'engourdir, je reprends alors ma promenade. Sans destination immédiate précise, je redécouvre un peu plus loin, dans cette immensité ouateuse, cette opposition frappante entre les alignements parfaits et les hasards ordonnés, caractéristiques du château résidentiel de Rambouillet et de ses allées et jardins.

Autour de l’ancienne forteresse médiévale, l'édifice évolue sur ses ailes en demeure de plaisance. Il s'agrémente d’élégants décors, apportés au fil des époques, par ses illustres propriétaires dont la famille d’Angennes, les Toulouse-Penthièvre et jusqu'à nos présidents de la République.

Les tourelles de style Renaissance se reflètent avec timidité dans les canaux disposés en éventail. Et là dans cette froidure saisissante, le parc immense s'offre au promeneur. Ce dernier peut se perdre entre deux types de jardins : l’un à la française très régulier et l’autre à l'anglaise avec le charme typique des Cotswolds.

Je me dirige au hasard, perdu dans une prairie lumineuse d'un domaine de quarante-trois hectares, avec en perspective l'une des façades de la résidence présidentielle. De chaque côté se dessinent encore les allées des soupirs et de l'inspection.

Des rangées d'arbres nus flamboient de leurs branches et de leur tronc à la couleur rouge vin sur le fond gris pâle du ciel. Des alignements de charmes et de tilleuls se mirent dans les canaux rendus vitreux sous l'épaisseur de la glace.

La Nature semble s'être repliée sur elle-même. Presqu’aucune présence animale. Pas d’oiseaux dans le ciel. Même l’air se fige à chaque jet de vapeur. Un instant me traverse, des images de la retraite de Russie et du franchissement de la Bérézina rendu possible par le sacrifice des sapeurs et pontonniers du Général Éblé sous les ordres de l’Empereur.

Depuis longtemps, les oies bernaches séjournent vers des terres plus hospitalières, sur les bords du bassin d'Arcachon. Seules, quelques rares couples de colverts ou de sarcelles tiennent encore conférence sur les surfaces verglacées. Dressés sur une seule patte palmée, la tête enfouie entre les ailes, les courageux volatiles alternent leurs appuis pour ne pas geler ou s’ankyloser.

La statue en pierre blanche de Diane chasseresse, ses flèches remisées dans son carquois, semble transie tout autant par le froid que par l’éternité. Son corps et ses bras mangés par un lichen jaune et gris domine au-dessus des grandes haies comme un défi.

Je sais qu’il n’est pas rare de tomber, surtout dans les couverts de la partie jardin à l'anglaise, sur des chevreuils, des biches ou des daims en liberté. Cela semble étonnant de constater ce phénomène alors que l'ensemble du parc comporte un mur d'enceinte.

Mais sans doute existe-il une foultitude de possibilités de s'introduire dans ces futaies pour des animaux aguerris, en quête de tranquillité. Plusieurs parcelles restent fermées au public pour les préserver depuis la tempête de 1999. En ce terrible 26 décembre, celle-ci coucha dans les allées, au bord du Grand canal et aux abords du Hameau de la Reine, 18 000 arbres dans le parc du Château de Versailles.

Ma marche génère un bruit craquant et laisse de belles empreintes dans la neige. Je songe avec étonnement, mon cerveau me jouant des tours, à des morceaux de chocolat qui se brisent sous les dents. Le froid entre de partout, par le nez et par la bouche. Mes lèvres se mettent à bleuir et à s’engourdir et mes yeux pleurent sans cesse. Mes oreilles commencent à me pincer et l’air brûle à l’inspiration et se sature d’humidité à l’expiration.

Ce silence m’apaise. La chanson de Caroline Loeb, C’est la ouate, me traverse l’esprit avec ce tube, évoquant une fille désabusée, dans les lendemains de fête. Sans transition, des coureurs bien équipés, en tenues fluorescentes, s'aventurent dans les allées. À leur passage, j'échange un sourire complice.

Plus loin, des promeneurs téméraires me laissent à leur hauteur, de vagues bribes de leur conversation. Leurs mots engourdis se perdent presqu’aussitôt dans l’épaisseur figée de l’air glacé.

La grille du château reste accessible aux visiteurs. Malgré les apparences et une fréquentation très faible, des fonctionnaires et des gendarmes en assurent l’accès avec vigilance, On les devine au chaud derrière les portes ou les fenêtres vitrées.

L’accès dans les jardins me semble impossible. L'effort demandé pour se mouvoir rend ma démarche difficile. Suite à mes tentatives, je sens des coulées de transpiration qui s’insinuent puis se figent glacées dans le bas de mon dos.

Sortant par la grande entrée aux grilles royales donnant sur la rue du Général De Gaulle et la place Félix Faure, j’arrive tant bien que mal sur les terrasses désertes des cafés. Même les fumeurs restent confinés. J’entre alors pour me réchauffer.

Je vais enfin pouvoir satisfaire mon projet. Je commande un chocolat chaud, une tartine de pain beurrée et j'ouvre un journal du dimanche à la disposition de la clientèle. Après cette escapade aventureuse et bien qu’il me faille rentrer par les artères de la ville, il me semble avoir mérité ce moment de détente que je prends le temps d'apprécier.

*

Dès demain, une nouvelle semaine lutécienne d’activités professionnelles s'annoncera très froide. Le soleil produira de rares éclats qui perceront les couches nuageuses et descendront au sol en magnifiques rideaux lumineux.

Dans ma tête, j'entrevois déjà l’éclairage artificiel des néons, les piles de dossiers habillés de leurs chemises colorées. Il me faudra plier à ce rituel quotidien de ces trajets ferroviaires dans des TER bondés et bleuis par le froid, presque jamais à l’heure, souvent en nombre de rames insuffisantes, hermétiques à la clarté du jour, derrière des vitres opaques.

Mais peut-être que des enfants ou des adolescents me dessineront des petits cœurs sur des écrans embués pour absorber la mélancolie de mes pensées.

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