J10 - Pâtes à modeler d'Automne

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Ce matin Antoine allait à la Mairie de son village.

Il allait voir la secrétaire pour renouveler sa carte d'identité. Il aimait bien s'y rendre à pied, histoire de se dégourdir les jambes alors qu'il passait le plus clair de son temps assis à son bureau à écrire des nouvelles et des poésies.

Cette sortie matinale lui procurait du bien. Il aimait prendre des humeurs, des fumées, des senteurs et plus encore en cette saison d'automne. Le vent malicieux balayait les feuilles mortes devant lui en créant des tourbillons. Dans le ciel de traîne, Antoine devinait des formes nuageuses. L'azur lui dessinait des personnages et des animaux.

Les pluies et les vents de ces dernières semaines dépouillaient les houppiers des hêtres, des marronniers et des chênes. L'automne écrivait ainsi ses poésies, sur des milliers de feuilles aux couleurs rouille, orange ou ocre. Perfectionniste, cette saison essayait chaque jour de trouver les bons mots, les phrases justes pour composer mais bientôt, elle serait à court de support.

À l'occasion, Antoine saluait des voisins à l'œuvre dans leurs jardins, une aide-soignante donnant le bras à une dame âgée, un cycliste partant pour son circuit matinal. Plus loin, un coureur à pied attaché à son chien par un harnais, un ancien bûcheron juché sur son tracteur avec son fidèle compagnon sur les genoux. L'air s'emplissait de mille bruits, témoignages d'une activité propre à la campagne.

En passant devant la maternelle, attenante à la maison de l'édile, il reçut un petit coup au cœur en repensant à sa petite enfance. Devant la salle de classe, refaite voici peu, il devinait, derrière les baies vitrées à carreaux, la maîtresse s'activer. Des mains s'agitaient pour parler, demander quelque chose, répondre à une question ou résoudre une devinette.

Alors il s'assit sur un banc de pierre, à côté du monument aux morts et de l'abribus et plongea dans ses souvenirs de maternelle et de classe primaire. Après tout, rien ne pressait. Le temps tournait au beau et le soleil lui réchauffait le dos.

*

En ce matin humide de rentrée, la maîtresse d'école réunit autour d'elle tous ses petits élèves de maternelle dont certains ouvraient avec difficulté les yeux à cette heure matinale.

Chacun d'eux prit place sur les bancs le long des porte-manteaux. L'enseignante les dominait de son regard brillant. Une fois le silence établi, elle se lança dans une sorte de sondage dont elle connaissait d'avance le résultat.

— Que diriez-vous ce matin de réaliser des travaux de pâte à modeler ?

— Oh oui maîtresse ! répondirent-ils tous en chœur, leurs visages soudain lumineux.

— Alors, vous allez mettre vos blouses ! Ensuite vous formerez des groupes de quatre. Et vous irez vous asseoir autour de chaque table où le matériel vous attend. D'accord ?

Toute la classe se tenait prête à s'habiller et certains s'agitaient plus que d'autres. Alors, sur un signe de l'enseignante, chaque enfant fonça vers son sac rangé dans le grand meuble à casiers. Ils semblaient animés d'une urgence irrépressible.

Seule, la petite Marina, restait figée sur le banc, tout en regardant Mlle Hortense, les yeux pleins de larmes.

— Mais qu'est-ce qui va pas, mon petit bouchon ? lui dit-elle avec plein de tendresse.

— J'ai... j'ai ! hoqueta-t-elle, mais la suite resta à l'intérieur de son petit corps agité par ses sanglots.

Son visage rouge pivoine donnait l'impression qu'à tout moment, ces organes internes allaient jaillir.

— Mais non ! Tu n'vas pas pleurer ?

— Maman m'a pas... mis mon tablier ! dit-elle entre deux sanglots. Il est, il est encore dans la machine à laver.

— Eh bien, c'n'est pas grave ! Je vais te prêter un grand torchon. D'accord ?

— Merci mademoiselle Hortense ! bredouilla-t-elle en passant la manche de son pullover sur ses yeux de poulbot et sur son nez en fuite. La couleur de sa peau redevint alors un peu plus pâle à mesure qu'elle s'apaisait.

*

Une fois le silence revenu et chacun assis par petit groupe autour d'un plan de travail, la maîtresse expliqua ce qu'elle attendait d'eux. Mais certains déjà ouvraient les emballages pour détacher les bâtons malléables de pâte à modeler.

— Hop, hop ! On arrête et on m'écoute.

Le bruit de cellophane transparent massacré cessa aussitôt.

— Bien ! Vous allez me construire deux choses.

Le suspense s'intensifia.

— Je veux que vous réalisiez un Monsieur et une Madame Patate. Tout le monde les connaît ?

Plusieurs têtes opinèrent quand d'autres recomptaient les mouches imaginaires qui tournaient dans leur esprit encore embrumé ou surchargé.

— Allez, je vais vous montrer !

Mlle Hortense prit sur son bureau un joli coffret en métal, de la même taille que ces boîtes à biscuits renommés de la marque Delacre. Elle souleva le couvercle et en sortit plusieurs spécimens colorés et assez réussis de personnages en forme de patate.

Leur apparition provoqua des commentaires et des ressentis chuchotés. Les petits se rendaient compte de la difficulté et en même temps, ils rêvaient en secret d'égaler le travail de leur maîtresse.

— Allez, tout le monde a bien regardé. Alors on va y aller. Mais en silence ! Je vais mettre un peu de musique pour nous accompagner et vous encourager.

— Oh Madame, ça rentre comme dans du beurre ! s'exclama Antoine.

— Qu'est-ce que je viens de dire, Antoine ?

— Oh pardon maîtresse !

Alors Mlle Hortense, comme portée par les notes d'une jolie chanson, passa derrière chaque table, tel un papillon, prodiguant auprès des groupes, des conseils doux et bienveillants. Les gestes hésitants, maladroits et fébriles au départ prirent de l'assurance. La matière se prêtait à tous les excès et parfois certains enfants éclataient de rire devant le résultat d'un modelage approximatif.

*

Dehors le temps maussade de l'automne donnait une couleur de plomb au ciel d'octobre. Le vent et la pluie se disputaient la priorité dans la cour de l'école, à celui ou celle qui collecterait le plus de feuilles mortes, détachées du platane centenaire. À croire que la météo organisait ses propres travaux pratiques.

De grosses gouttes inclinées, portées par des rafales, finissaient en ridules sur les flaques dans lesquelles dormaient en mosaïque plusieurs exemplaires de feuilles colorés. Le vent rageur et capricieux, balayait et empilait de son côté sa propre récolte. Il s'ingéniait à recouvrir sous le préau, tout le parc de trottinettes et de mini-vélos, en réalisant des pyramides fantaisistes dans un très beau camaïeu doré.

On pressentait que bientôt la neige viendrait napper, de son blanc manteau, toutes les surfaces au sol, estompant au passage ses nombreuses imperfections. Elle investirait le toit des maisons du village. Mais aussi tous les massifs de buis ou de tuyas et bien sûr, les cimes fort déplumées de charmes, hêtres ou chênes.

Dans l'hiver naissant, le platane, philosophe et fort âgé, trônerait encore pour un cycle de saisons, bien seul au milieu de la cour de récréation. Tout deviendrait comme un immense gâteau, couvert de crème glacée qui ravirait de bonheur, tous les enfants jouant à construire des bonhommes de neige ou à glisser sur des luges.

Mais pour l'heure, absorbés et plein de mimiques par l'exigence de leurs travaux manuels, les petits restaient indifférents aux éléments extérieurs. D'ici le prochain manteau neigeux, profitant de chaque instant, la maîtresse leur distillerait beaucoup de pratiques et de savoirs, tant elle les trouvait touchants, attachants et si malléables.

Et même Antoine apprendrait et grandirait.

=O=

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