J11 - Antoine n'aime pas les piqûres
Depuis des années, Antoine se refusait à prendre un rendez-vous pour effectuer un prélèvement ou un don du sang, une infiltration, un vaccin ou la pose d'une voie veineuse. Pourtant il finissait toujours par se résoudre à cette nécessité mais souvent après plusieurs jours à repousser l'échéance.
Il évitait de se vanter de cette attitude pour ne pas passer pour une petite nature. À plusieurs occasions au cours de sa vie, il ne supporta pas la piqûre, même avec des aiguilles très fines, lors d'anesthésie chez le chirurgien-dentiste.
En général, les souvenirs qui lui revenaient, évoquaient presque toujours un moment traumatisant. De surcroît, son hypersensibilité exacerbait les effets avant, pendant et après l'acte de prélèvement ou d'injection. Avec une facilité déconcertante, il se souvint de tous les épisodes sans doute en raison des douleurs et des angoisses.
À une certaine époque Antoine participait souvent à des dons du sang. Une fois, alors que les jours précédents, il dormait peu en raison d'une intense activité professionnelle dans le cadre d'une période de réserve, il s'installa dans une sorte de transat. Autour de lui plusieurs personnes, hommes ou femmes, procédaient au même protocole, avec un visage détendu.
Une fois, le prélèvement effectué, il se releva pour aller signer des papiers et prendre une collation. Il tomba dans les pommes, selon l'expression bien connue. Par chance des infirmiers le saisirent en pleine chute et très vite, il reprit connaissance en position allongée, les jambes dressées vers le ciel pour irriguer le corps et la tête.
Un soir qu'il rentrait par le train très fatigué, il décida de sortir de la gare en évitant les tourniquets. Passer les barrières de clôture semblait assez facile d'autant que devant lui, d'autres personnes enlevaient l'obstacle sans difficulté.
Au moment du passage en barrage, son vide-poche attaché à son poignet se coinça entre deux montants de la clôture, provoquant un point fixe. Du coup son corps bascula de tout son poids et il tomba sur son épaule. Dans l'instant, la douleur devint maximale, insoutenable. Il crut s'être déboîté l'articulation.
Une fois à la maison, il appela un médecin en urgence qui lui pratiqua une injection intra-musculaire d'anti-inflammatoire dans la fesse. La réaction advint aussitôt, sans doute en raison du liquide dont la présence et la chaleur produisaient un effet hyper lancinant sur la zone proche du nerf sciatique. Il faillit agresser l'intervenant tant la douleur le submergeait. Ce dernier retira à temps la seringue avant que cela ne devint plus grave.
Il poursuivit sa prescription en ingérant des anti-douleurs pendant plusieurs jours mais cela lui lessivait l'estomac. Il dut se résoudre à pratiquer un traitement par mésothérapies chez un kinésithérapeute. Chaque séance s'avérait coûteuse et mal remboursée, mais le résultat se montra assez efficace et il ne s'en ressentit plus jamais par la suite.
Antoine supportait avec difficulté les piqûres d'insectes. Une fois durant l'enfance, alors qu'il sortait se promener dans le bois qui bordait la cité HLM, des gamins de son âge le sollicitèrent. Ces derniers voulaient lui montrer quelque chose d'intrigant, situé dans une ancienne construction en ruine. En effet, il restait des baraquements d'un terrain militaire dédié à des manœuvres et dont la ville fit l'acquisition pour faciliter la promotion de nouveaux logements.
Au moment de s'approcher, les jeunes actionnèrent un vieux câble torsadé en acier. Cela entraîna un mécanisme immédiat de défense d'un nid de guêpes ou de frelons. Par chance, il ne fut piqué qu'une seule fois, au niveau du front. La réaction se produisit très vite. Les larmes lui vinrent à mesure que la douleur augmentait. Il réussit à remonter chez lui et sa mère lui hurla dessus tout en lui tamponnant la zone douloureuse avec du vinaigre de cidre.
L'œdème devint si important que l'œil se ferma à moitié. Sa mère ne le conduisit pas chez le médecin. Sans doute que les choses rentrèrent dans l'ordre au fil du temps mais le souvenir cuisant de cette attaque persista comme un traumatisme non résolu. Ses réactions cutanées se montraient toujours violentes avec de très grosses inflammations. Il se rappelait des piqûres de taons lors d'un séjour en Ariège, ou des morsures de tiques dans les prairies et les sous-bois de la forêt en bordure de son village.
Sans doute y avait-il un fort terrain allergique et il devait toujours s'en prémunir en se couvrant les extrémités et le sommet du crâne qui avec le temps se dégarnissait.
Pour en revenir aux aiguilles et aux seringues, il conservait des souvenirs, toujours assez sensibles, qui le mirent dans un état de grande angoisse. À une époque où il pratiquait des activités sportives intenses, il développa une tendinite au genou. Ce genre de traumatisme le préoccupait sans cesse car il utilisait ses jambes pour marcher et le moindre effort nécessitant de pousser ou de plier se traduisait aussitôt par des douleurs très lancinantes.
Le médecin lui proposa un traitement par infiltration. Lors de l'injection du liquide, la douleur alla crescendo. Au final, elle se résorba mais au bout de six mois. Il recourut à ce même type de pratique, voici peu de temps, pour une sorte de fasciite plantaire au niveau du talon. En prenant de l'âge, ses plantes de pieds lui donnaient bien des soucis surtout en raison d'un névrome de Morton, une inflammation des nerfs en amont des orteils. Mais impossible pour lui de programmer une intervention chirurgicale dont les effets n'offraient qu'une réussite à cinquante pour cent.
Ces piqûres par voix veineuse provoquaient souvent chez lui, des effets inattendus, comme si ces veines cherchaient à se soustraire à la tête de l'aiguille. Et la plupart du temps, le praticien se voyait échouer dans la pose d'un cathéter. Antoine s'en tirait à chaque fois avec des hématomes sur les mains pendant plusieurs semaines. De ce point de vue, les anesthésistes se montraient beaucoup plus efficaces, avec une intervention sans douleur et sans deuxième essai.
Antoine se servit une tasse de café et sortit Moustache dans la cour. Il attendait un coup de fil de Simone pour effectuer quelques courses sur Soissons. Il demeurait impressionné par le nombre d'exemples qui lui revenaient avec spontanéité, sans trop utiliser sa mémoire.
Sur l'instant, en voyant passer deux guêpes maçonnes, il se souvint d'avoir dû écraser une dame frelon lors d'un séjour en résidence dédiée au Récit de vie et à l'Écriture. Son geste provoqua un vif émoi auprès de certains participants, mais Antoine n'avait pas d'autres choix, eu égard aux risques de violentes réactions allergiques en cas de piqûres.
Lors de séjours à l'étranger dans l'hémisphère sud, il dût subir des injections pour se prémunir de la fièvre jaune et le paludisme pour les destinations du Kenya, de la Réunion, de Maurice et de Mayotte. Ces régions pullulaient de moustiques qui véhiculaient différentes maladies dont la dengue, le chikungunya ou le Zika. À cette époque, on ne parlait pas encore de la version asiatique.
Lors de ces séjours, il mit en place des moustiquaires à demeure sur toutes les fenêtres et les encadrements de portes. Avec la chaleur et l'humidité de l'air, le corps supportait très mal les conditions climatiques de l'été austral, et plus encore pour un européen.
S'il fallait lutter contre les attaques incessantes des bouffeurs de sang, chacun y allait de ses mesures préventives naturelles comme le géranium, la citronnelle, le thym, le basilic, la lavande ou la verveine. Pour sa part, Antoine utilisait depuis peu de l'huile d'eucalyptus citronné ou du DEET en vaporisateur à 40%.
Depuis quelques années, Antoine souffrait de dégénérescence osseuse des gencives. Le phénomène semblait héréditaire. Cela se traduisait par une mise à nu du collet de la dent avec des effets d'hyper-sensibilité aux températures froides ou chaudes. La pose d'implant ou un traitement de parodontie nécessitaient souvent une injection locale d'anesthésiant. Aussi fine que soit l'aiguille, il bondissait dans le fauteuil à chaque poussée de liquide.
Un fois, à la suite d'une séance de traitement gingival, il s'installa dans un café proche du praticien pour se remettre de ses émotions, étant venu à jeun. Au moment d'avaler un morceau de viennoiserie imbibée d'une boisson chaude, il inonda la table et une partie de ses vêtements car il ne percevait aucune sensation buccale. Ce souvenir mémorable le fit bien rire mais avec seulement la moitié du visage.
Une dernière pensée s'adressa à son petit chat qu'il perdit voici quelques années. Cet animal de compagnie souffrait de calculs rénaux et il sembla qu'un traitement médicamenteux avec des croquettes adaptées put dissoudre les calcifications.
Son petit animal se mouvait avec difficulté et une opération fort coûteuse offrait trente pour cent de chance de réussir ce qui s'avérait assez mince, sans compter les effets secondaires. Alors il prit la décision de l'euthanasier. Le vétérinaire pratiqua l'acte médical et il y assista. Ce moment très pénible lui tira des sanglots. Il voyait partir ce compagnon, après neuf années de vie commune.
Il essuya ses yeux et réserva un bon accueil à Simone qui précéda son arrivée d'un message. Bien sûr, elle s'aperçut de son état émotionnel mais évita de le titiller en lui demandant des explications. Au contraire, elle le prit dans ses bras et le serra très fort.
Ce contact précieux le regonfla à bloc.
Il effaça tous ses nuages accumulés et monta dans la voiture à côté d'elle, accompagné de son fidèle Moustache qui prit place sur la banquette arrière.
Antoine mesura combien la vie se montrait courte et surtout qu'elle valait le coup d'être vécu, le plus possible, dans l'instant présent.
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