J21 - Entrez dans la lumière !
Antoine et Simone passe un moment agréable à Vivières. Moustache tente d'amadouer Persépolis qui l'observe du haut d'une vieille armoire en châtaignier.
Un peu nostalgique de l'époque où il séjournait à Rambouillet, il lui parle de ses activités à la maison des jeunes et de la culture. Il joue de la guitare, pratique l'impro et participe aux animations lors de la fête de la musique.
Ce samedi en particulier, 20 h 00, l'Usine à chapeaux (MJC) propose un match d'impro, dans la grande salle dédiée au spectacle. Les entrainements se passent là en soirée dans la semaine. Juste avant d'entrer dans la lumière, l'estomac tourmenté, Antoine attend avec son groupe, au pied de la scène. Le public juste derrière eux peut circuler par une travée centrale. Son équipe se situe côté cour et celle adverse sur le versant jardin.
Ce soir, la salle affiche complet, de l'ordre d'une centaine de personnes, sécurité oblige. Chaque spectateur s'assoit, muni dès son arrivée d'un papier carré avec l'une de ses faces en couleur et d'une pantoufle. Un flux de jingles sortant d'enceintes monstrueuses, situées de part et d'autre de l'estrade assure la montée en pression. La sono permet d'ambiancer les intermèdes entre chaque manche et au milieu du spectacle, le temps d'aller prendre un verre au bar, ouvert en arrière-scène, ou de fumer une cigarette à l'extérieur.
— On réunissait tous les ingrédients pour passer une bonne soirée.
— J'm'en doute. Mais le trac devait être terrible. Moi j'pourrai pas, lui répondit Simone.
— Le trouillomètre à zéro !
Antoine enchaîne son récit. L'arbitre déjà en place au milieu de l'estrade, assisté du responsable de la sonorisation, relit ses fiches. En tenue de Hockey sur glace, chasuble à damier noir et blanc, équipé d'un sifflet et d'un palet, il doit égrener thèmes et contraintes de mise en scène et de temps. En général, pour une durée de trois à cinq minutes à chaque duel.
Bien qu'extérieur à l'expression scénique, son rôle va au-delà de compter les points et de lancer les défis. En réalité, il s'investit aussi comme acteur et peut influencer le gain d'une manche, par l'une des deux équipes.
Avec une certaine jouissance parfois jubilatoire, il doit se fendre d'un rapide commentaire, souvent drôle, pour énoncer par le menu ce qui préside à son choix final, et plus encore quand il inflige une pénalité.
Le public vote avec son papier bicolore tendu à bout de bras. Mais si l'arbitre refuse d'aller dans le sens du choix souverain, ce dernier reçoit une bordée de pantoufles sur le visage pour avoir nié la décision des spectateurs.
— Tu connais l'origine de l'improvisation théâtrale, demande Antoine à Simone.
— Pas sûre. Mais vu que tu parles de la tenue particulière de l'arbitre, une petite idée me vient.
Sans rentrer dans tous les détails, à l'origine, ce type de spectacle provient de la province de Montréal au Québec. Il apparaît dans les années soixante-dix. Partant du constat que les salles de sports sur glace affichent complet alors que les théâtres se vident, le québécois Robert Gravel, lors d’une soirée entre amis, se met à imaginer une joute théâtrale. Il crée ainsi le principe d’un nouveau jeu qui verra s’affronter deux équipes d’improvisateurs. Les règles se calquent sur celles du hockey.
— Tu vois, je le pressentais, coupe Simone.
Antoine poursuit. Cette idée intéressante serait restée confidentielle. Mais Yvon Leduc dès le lendemain rappelle Robert Gravel pour le persuader de mettre son projet à exécution. Le 21 octobre 1977, à la Maison Beaujeu, tout un symbole, ils invitent douze comédiens à se lancer dans l’aventure. Les deux instigateurs organisent ainsi le premier match d’improvisation théâtrale.
— Super chouette !
— Aujourd’hui, on trouve des ligues d'impro dans une quinzaine de pays.
Cette forme acquiert ses lettres de noblesse au profit d'un public très populaire renouant avec la tradition de la joute poétique et théâtrale.
Sur le principe, deux équipes se distinguant par une chasuble colorée de hockey s'affrontent, en usant de l'esprit et du corps. Évoluant dans une sorte de baignoire, les contours de celle-ci ressemblent à s'y méprendre à la lisse dressée autour des aires de patins à glace.
Sans autre accessoire que ce vêtement distinctif, chaque team doit, suite à un délai de réflexion de vingt secondes, répondre au thème et aux contraintes éventuelles par une interprétation personnelle. Le capitaine se désigne lui-même ou envoie un ou plusieurs de ses équipiers, en offrant une proposition qui va percuter celle de l'équipe adverse. Dès lors, ce sera à qui le premier prendra le dessus.
— Pour moi, tu vois, il s'agit du moment le plus drôle. À cette instant, deux intentions ou stratégies, à peine élaborées, se percutent, se rencontrent, s'entrelacent et d'un seul coup survient l'étincelle, l'explosion.
— J'imagine l'effet inattendu dans chaque camp et dans le public.
— Cela entraîne presque à chaque fois des fous-rires.
Il faut imaginer le choc, avec les quiproquos qui naissent, les inventions géniales pour biaiser, contourner, en respectant toutefois le thème et les contraintes. Parfois aussi on passe par de grands moments de solitude, presque un supplice, pour celui ou celle qui galère, pas du tout inspiré(e) par le sujet.
Beaucoup de choses entrent dans le jeu des acteurs et sur la scène, avec des compétences travaillées pendant les entraînements. Un décor invisible se dresse au fil de l'épreuve, conçu et improvisé par des personnages, toujours très réalistes. À tout instant, il règne un équilibre fragile dans une histoire éphémère et volatile.
— Tu vois, chaque fil narratif s'étire dans le temps imparti pour parfois donner un rendu incroyable.
— J'imagine que cela tient aux compétences des comédiens.
Certains membres d'équipe, tels des jokers, développent et favorisent par leur talent inné, ce type de spectacle. En l'absence de texte, la liberté de ton et l'expression scénique s'avèrent totales. De leur simple présence corporelle et artistique, ils apportent une qualité formidable à l'issue de chaque épisode. Ceux-là en particulier détiennent une capacité épatante à trouver la chute, comme dans l'écriture d'une nouvelle.
— Dans ce type de spectacle à l'issue inattendue, chacun peut parler, bruiter, clamer, chanter, imiter. Comme je le suggérais, pas de mise en scène en dehors du thème et des contraintes. Rien à réciter de mémoire, juste les hymnes obligatoires et parfois très élaborés, que chaque équipe doit scander en tout début de rencontre.
— Mais peut-être faut-il respecter ce que chacun propose, sinon bonjour le foutoir, si j'puis dire.
— Exact. Tu as mille fois raison. Tout ce que les uns proposent doit être respecté à la lettre par les autres.
Dans ce genre de théâtre, le jeu d'acteurs devient la seule vérité. Le "non" s'avère interdit. L'esprit du défi se définit par la vie. L'histoire doit vivre.
— On tient compte de contraintes techniques pour ne pas réaliser n'importe quoi ?
— Interdiction formelle de retirer la chasuble, seul vêtement distinctif aux couleurs de l'équipe, avec le nom du comédien porté dans le dos comme un dossard. Elle s'intègre à ton corps, à part entière. S'il s'agit de s'habiller, brandir un accessoire, simuler un métier, cela se réalise de façon naturelle.
— Si tu dois t'habiller, te chausser. Tu le simules. Interdiction d'enlever tes propres vêtements et tes chaussures sur scène.
— En fait, tu peux tout essayer !
— Exact ! Tu dois le suggérer pour que cela paraisse vrai. Tour à tour, tu deviens chevalier, princesse, guerrier, flic, ivrogne ou architecte. Tu peux même changer de sexe. Il faut juste que cela semble crédible aux yeux des partenaires et du public.
— Tu m'emmèneras une prochaine fois.
— Avec plaisir. Tu vois quand la salle baigne dans la pénombre, on distingue cet espace vivant et lumineux éclairé par de puissants spots, qui accentuent l'expression du visage des acteurs. Parfois, ces derniers dégoulinent, par la chaleur, l'ambiance et l'investissement personnel.
— J'ai l'impression, dis-moi si je me trompe ou bien j'exagère, qu'en donnant le meilleur d'eux-mêmes, ils seraient presque prêts à vivre ou à mourir sur scène.
— Sans doute que l'esprit de Molière hante toujours ce lieu.
=O=
À découvrir
Au Canada, la LFI - https://lni.ca/
En France, la LIFI - https://www.impro-lifi.com/

Annotations