J22 - Des bouts d'argile

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Ce matin, Antoine descend sur Paris en TER pour se rendre au centre médical du Boulevard Haussmann. Il va consulter son chirurgien-dentiste pour finaliser la pose d'un implant. Le genre de rendez-vous qu'il n'aime guère en raison de la piqûre d'anesthésie et du bruit des appareils qui résonnent dans sa tête.

Il préfère monter à Crépy-en-Valois, où la ligne électrifiée permet d'augmenter ses chances d'avoir un train pour la capitale, car des trains Transiliens partent de cette gare en particulier. En actionnant le bouton pour l'ouverture des portes, il laisse descendre des passagers puis occupe une place à l'extrémité de la voiture, tout contre la cloison mitoyenne avec l'emplacement du conducteur.

La fréquentation s'avère faible à cette heure matinale. Quelques passagers épars, dont certains au départ de Soissons, lisent un livre ou un magazine, pianotent sur leur téléphone ou somnolent. Les dernières versions de TER offrent des places assez confortables, des voitures mieux insonorisées et surtout un balancement des boogies qui incitent à s'endormir.

Le contrôleur passe et identifie mon billet. Je sors de mon sac un livre de Marc Levy tout en ouvrant le rabat de la tablette. Je range mes pieds pour ne pas toucher ceux de mon vis à vis. Un petit garçon me dévisage, puis regarde sa mère. Je vois dans ces transports des villages mobiles. Très vite, je glisse mon blouson, plié comme un oreiller, contre la vitre et je m'endors presque aussitôt.

Je me retrouve dans un autre train pour Paris mais en provenance de Bretagne, bien des années plus tôt. Je devais passer quelques jours dans ma famille, du côté de ma mère. L'occasion de revoir mes oncles et tantes et surtout mon cousin et ma cousine.

*

J'avançais dans la rue de Passy, dans le 16ème arrondissement, avec ma cousine et l'une de ses nombreuses amies. Nous devions rencontrer l'artiste peintre et lithographe Toffoli, aujourd'hui disparu. Nous allions distribuer pour lui dans tous les commerces alentours des affiches représentant des œuvres de l'auteur, pour son exposition et sa promotion.

Suite à une après-midi laborieuse, le peintre nous récompensa avec générosité, en donnant à l'amie de ma cousine, qui suivait une école aux Beaux-Arts, une lithographie et un billet de cinquante francs. Après l'avoir remercié, nous partîmes fêter cette belle rencontre dans une brasserie.

Sur plusieurs chaises, on se débarrassa de nos vestes, écharpes, gants et bonnets. Un plaisir de pouvoir s'alléger car la terrasse offrait un bon chauffage. Sur la table voisine de la nôtre, on déplia le rouleau de la lithographie et l'on put admirer le "Marché aux poteries".

On commanda des chocolats chauds. De mon côté, je ne pouvais pas m'empêcher de fixer la scène du tableau, si captivante par le croisement incroyable de ces belles couleurs vives. En arrière-plan, j'entendais les verres et les tasses se heurter derrière le bar.

Ma cousine et son amie se lancèrent dans un échange sur l'achat futur de fringues. Je les écoutais un instant, attrapant quelques bribes de leur conversations sans m'impliquer. Je bus plusieurs gorgées du chocolat. Le goût et le parfum ravissaient mes sens. La sensation de froid disparut. Une musique aux consonances sud-américaines envahit tout l'espace. Alors je lâchai prise et je disparus dans le tableau.

*

— Combien pour cette amphore ? demandais-je à une marchande assise sur un tabouret.

— Ochenta sol, fit-elle en agitant ses mains et ses doigts pour composer la somme.

— Et en dollars américains ?

— Vienta y cinco.

Tout à ma conversion mentale entre les deux monnaies, je me perdis dans les façades et surtout les étals qui bordaient la place. Je n'avais que l'embarras du choix. Peut-être aurais-je l'occasion de négocier le prix avec d'autres vendeurs. Mais cette femme au teint halé, avec ses longs cheveux noirs sous son chapeau bombé et sa fille à côté d'elle, comme la copie conforme, m'inspiraient confiance.

Mais difficile de savoir et surtout de trancher !

Partout, d'autres vendeurs et leurs étals de marchandises, qui débordaient de vases, pots, vasques, ustensiles de cuisines en argile cuite, envahissaient les pavés de la place. Les gens passaient, circulaient, dans un drôle de désordre, avec leur couvre-chef traditionnel posé en équilibre sur la tête, hommes ou femmes, sans différence. Je portais moi-même cette sorte de poncho en laine sur les épaules et ce feutre sur le crâne qui me permettait de me fondre dans mon entourage.

Et toutes ces couleurs. Des ocres, des bleus, des beiges, des rouges, des oranges et de l'or. Et ce ciel pur et si bleu.

Et cette lumière transparente. Le soleil jouait, s'amusait à travers les tissus, les regards. Une impression étrange s'immisça en moi, celle d'appartenir à la vie de toutes ces personnes aux racines amérindiennes, comme si j'avais toujours vécu ici.

Sans doute que je subissais les effets propres à tous les voyageurs d'une plongée immersive dans un pays étranger ? Cette impression troublante d'être comme à la maison, tout en étant au milieu des autres. Ce marché d'un gros village, dans la grande banlieue de la capitale péruvienne de Lima, me donnait un peu le bourdon, une sorte de nostalgie. Certes, je me situais loin de chez moi et en même temps, je me sentais ici à ma place.

Partir, voyager, rencontrer d'autres cultures dont certaines aussi anciennes que celles des Incas me captivait. J'imaginais au loin les sommets enneigés de la Cordillère des Andes. L'instant d'après, je relisais dans ma tête ces lignes d'Antoine de Saint-Exupéry dédiés à cette Terre des hommes et ses héros de l'Aéropostale.

— Señor... Señor. Vous la prenez ? insista la vendeuse, espérant sans doute faire la vente.

— Quoi. Oh, oui, pardon. Voilà vingt-cinq dollars, dis-je en sortant de mes poches un billet vert sombre à l'effigie d'Andrew Jackson et un autre avec le buste du président Abraham Lincoln.

Je pris le vase, posant au passage une main légère et pleine d'empathie sur l'épaule de la jeune fille qui accompagnait sa mère et...

Je reposai mon chocolat tiède sur la table. D'un seul coup, le bruit des tasses toutes chaudes que le cafetier disposait au-dessus de la machine à expresso m'assaillit. Mes deux amies échangeaient, encore et toujours, infatigables, sur une prochaine soirée, avec l'idée de retrouver des garçons et de se saper pour l'occasion.

— C'est beau le Pérou, vous n'trouvez pas ? leur dis-je alors sans espoir réel d'attirer leur attention.

Pourtant, elles s'arrêtèrent de parler et me dévisagèrent comme si l'on se voyait pour la première fois.

J'eus alors la curieuse impression d'être un étranger.

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