J14 - Instants suspendus au bord de l'Yonne
— Tu ne dis rien ?
— Non, je repense à mon passé, à mes errements, mes doutes, mes amours de jeunesse.
— Et où les as-tu laissés ?
— Quelque part sur les bords d'une rivière dans l'Yonne. Je participais à une résidence d'écriture créative. J'en éprouvais le besoin pour écrire un récit de vie.
— Tu ne m'en avais pas parlé !
— En fait, j'aime lire et écrire. Mais sans pression. Tiens ! Cela me rappelle une lecture. Un livre de Paulo Coelho. Tu connais ?
— Je pense à l'Alchimiste, forcément.
— Tu n'as pas lu Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j'ai pleuré.
— J'imagine, un texte philosophique avec un zeste de religion, comme souvent.
— En fait, il s'agit d'une histoire d'amour entre deux adolescents qui se retrouvent bien des années plus tard, une fois adultes.
Antoine écouta alors Simone lui raconter l'histoire de Pilar et de son compagnon. Ses paroles semblaient imprégnées d'un double message.
— À elle, Pilar, la vie lui apprit à être forte, à contenir ses sentiments, poursuivit-elle.
À lui, devenir adulte lui permit de développer une compétence, sans doute innée, celle de pouvoir guérir. Mais apporter le bien lui suffisait à peine car il se battait contre lui-même. Il espérait que la religion l'aiderait dans sa quête d'apaisement. Alors les jeunes gens décidèrent d'aller vivre leur amour, loin du regard des autres et de leurs préjugés, en se rendant dans un petit village des Pyrénées.
— Et tu vois, l'auteur entraîne le lecteur dans un cheminement à la fois spirituel par la découverte du véritable amour et celui de la condition humaine à vivre sa vie.
— J'imagine que la lecture doit être prenante et touchante, réagit Antoine, le regard dirigé sur les reflets du soleil à la surface de l'eau.
— Je l'ai à la maison. Je te le passerai. Cela te parlera , j'en suis sûre.
Simone se sentait bien, assise près d'Antoine mais mille émotions la bouleversaient.
Elle éprouvait aussi des tiraillements en se penchant sur sa vie, son parcours, ses rencontres et ses doutes et cette idylle naissante auprès de cet homme. Elle vécut pendant plusieurs années à ses côtés à l'agence de La Poste, comme simples collègues de travail, très complices. Aujourd'hui, tout cela semblait si loin. Elle acceptait d'ouvrir la porte de son cœur pour le laisser entrer.
Mais lui, en ferait-il autant ?
Ils installèrent des nattes sur l'herbe verte et partagèrent un pique-nique, sur le bord du magnifique plan d'eau de Pierrefonds, dans un écrin de verdure avec la forêt de Compiègne toute proche. L'endroit se situait à une douzaine de kilomètres de leurs domiciles.
Treize heures sonnaient à l'église et les échos rebondirent sur les murailles en pierres du magnifique château-fort, avec ses tourelles de style renaissance. Violet le Duc en son temps réalisa des merveilles comme pour Notre-Dame de Paris et sa flèche. Sans doute iraient-ils voir les salles du musée dans l'après-midi. Du haut des remparts, la vue saisissait. La partie itinérante offrait bien des surprises avec en particulier ses gisants[1].
Quelques couples traçaient des sillons sur l'étang en pédalos.
Les cygnes, les canards et les poules d'eau restaient à bonne distance des embarcations. D'autres, à l'abri des regards prenaient la chaleur du soleil dans les buissons sur les rives. Les crapauds entretenaient un conciliabule permanent. Des promeneurs et des cyclistes empruntaient la piste cyclable, aménagée par la ville sur plusieurs kilomètres. Sous le macadam beige dormait l'ancienne voie ferrée qui allait de Villers-Cotterêts à Compiègne.
Cette petite ville de province offrait beaucoup de charme en se remplissant de visiteurs tous les weekends, dès les beaux jours du printemps jusqu'en arrière-saison de l'Automne. En février, des courageux défiaient la froidure parfois excessive et le verglas pour participer à la course de dix-sept kilomètres des deux châteaux entre Pierrefonds et Compiègne.
Nos deux amoureux finirent par s'assoupir, l'un à côté de l'autre. Et Simone replongea dans ses souvenirs comme portée par un rêve, sur les bords de l'Yonne, éprouvant aussitôt cette impression surprenante, toujours renouvelée, si parfaite d'un instant présent.
*
Une brise court à même le sol couvert d'une pelouse frémissante, si verte qu'elle semble synthétique. Quelques chênes et tilleuls en lisière laissent passer les premiers rayons du soleil et la brume s'élève pour quitter les champs de tournesols. Certains volets s'ouvrent aux façades blanches de maisons isolées, en bordure des parcelles. La course autour de l'astre commence sa ronde universelle.
Tout semble si paisible.
Quelques pigeons voyageurs s'envolent dans un claquement d'ailes, sans doute dérangés par le renard aux aguets. Assis à l'orée du bois, adossée à un tronc, j'observe la vallée et sa rivière qui s'abandonne nonchalante entre des rives buissonnantes, s'écoulant vers la petite ville voisine et plus loin, Sens sa capitale.
En parallèle, la route départementale et la voie ferrée entrent en concurrence pour acheminer leurs voyageurs serviles. Le passage d'une camionnette de primeurs trouble l'air d'un chant motorisé et du frôlement de ses pneumatiques sur le macadam encore humide. À l'opposé, le klaxon d'un train express régional bleu transperce la vallée et avertit quelques chevreuils de son arrivée.
Chacun vit à son rythme et rien ne m'attend dans l'immédiat.
Il s'agit juste pour moi de contempler, par cette sorte de fenêtre apaisante, une journée qui commence avant de reprendre le cours de ma vie. Juillet se ressent si agréable, sans pression. À l'aide de mon téléphone, je saisis l'instant. Souvent le résultat sur les clichés diffère. La lumière, l'humidité, quelques voiles nuageuses et laiteuses sur l'océan d'un ciel bleu. Le rendu à l'image s'embellit.
Sur le bord du chemin d'argile et de silex, des colonnes de fourmis se suivent en procession. Soudain, l'air se charge des pollens qui s'envolent. Cela me gêne un peu pour respirer. Je prends une gorgée d'eau en sortant la gourde de mon sac et cela m'apaise. J'en profite pour extraire un carnet et un marqueur. Je jette alors sur la page blanche quelques traits du paysage. Des mots me viennent dans l’instant.
Autant d’images, d’émotions et ce monde tout autour qui semble ouvert et sans règles apparentes sauf celle de survivre.
Chaque insecte mène son chemin bourdonnant, parfois poursuivi par des mésanges ou des martinets à l'œuvre. Un rapace tourne dans les courants d'altitude et balance son cri perçant pour sidérer le déplacement de mulots ou de musaraignes. Dans cette course pour la survie, chaque être peut devenir le repas d'un autre. Inutile de demander secours.
Au loin, des marcheurs courageux s'en vont à bonne allure vers la table d'orientation située derrière le mouvement de terrain.
Alors je me redresse.
Voici le temps pour moi de repartir car un café m'attend à la maison d'hôte à plusieurs kilomètres de l'autre côté du bois. Puis après un moment de partage, sans doute se mettra-t-on en quête de souvenirs et d'écriture pour faire naître un récit de vie.
=O=
À découvrir
[1] Le bal des gisants
https://www.chateau-pierrefonds.fr/decouvrir/le-bal-des-gisants

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