J16 - Je me souviens de toi

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Le temps d'un weekend, Simone descend à Sens. Hébergée chez sa cousine Lucile, elle retrouve le samedi soir dans un bar du centre-ville des amies de sa période d'étudiante à l'université. Trente-cinq années se sont écoulées et la discussion s'installe comme si elles s'étaient quittées la veille. La bonne humeur et de mise et chacune son tour raconte sa vie passée.

En général, dans ce genre de retrouvailles, on évite de plomber l'ambiance. Chacune évoque, sans langue de bois, un mariage, une grossesse, des enfants, une séparation ou un divorce. Elles parlent de leur rêves d'adolescentes, d'un métier pas toujours satisfaisant, de tension entre collègues et bien sûr, on en vient au sujet du prince charmant. Le moment torride de la soirée. Et un troisième tour de mojito libère les dernières inhibitions.

Simone, qui suivit une formation de secrétariat et d'expertise comptable dans cette ville où résidaient ses parents, depuis décédés, se sent très attachée à ces racines. Sortie de ses études, elle avait, à l'époque, obtenu sans difficulté, son premier emploi à La Poste et assez vite elle acquit son autonomie en sortant du giron familial.

Elle se souvint de quelques béguins. Parfois elle sortait en boîte de nuit seule ou avec des amies ou des collègues. Alors, elle raviva un souvenir en particulier qui l'avait fait chavirer.

Tous les regards se tournèrent dans sa direction, son visage éclairé par le halo lumineux qui surplombait l'épaisse table en bois. La musique d'ambiance, les voix et les commandes au bar, les grands écrans avec le défilement de texte de karaoké s'estompèrent et disparurent dans ses paroles.

Simone captait toute leur attention.

— Je me souviens, dit-elle les yeux dans le vague. De tout. Dans ces moindres détails, des couleurs, du bruit, de son odeur, de ses manières, de son allure.

On entendit en écho des murmures de satisfaction.

*

Assise dans un coin, à l'abri de la lumière, j'aimais beaucoup cette position en retrait pour observer à loisir les gens. Les enceintes semblaient respirer sous l'impact des décibels. Sur la piste, une foule débridée, se défoulait, gesticulait et reprenait les phrases du refrain, en levant les bras en l'air...

Quand la musique est bonne !

Bonne... bonne... bonne...

Quand la musique donne !

Donne... donne... donne... ♫

Devant moi, un whisky coca me lançait des éclats d'ambre. La chaleur de la boîte de nuit diluait la glace.

L'alcool semblait perdre de son emprise. Je me sentais bien, détendue, désinhibée.

Dans une jolie robe bleue, une ceinture à boucle et une broche discrète, mes longs cheveux noués en arrière, j'y glissais mes lunettes pour me permettre de voir de manière indistincte toute cette jeunesse endiablée. Immergée dans cette débauche de nuances bigarrées, j'accédais à ce monde, comme connectée.

Mes copines discutaient entre elle en parlant fort. Mais je ne les entendais pas.

Autour de ma solitude apparente, telle une île entourée de couples, de groupes et d'individus comme autant de continents et d'archipels, la pénombre et la lumière dansante dessinaient des contours, des reliefs et créaient des entités éphémères.

Des ombres assises sur des poufs ou des banquettes s'agitaient en cercle autour de tables basses. Leurs visages s'éclairaient de reflets fugaces d'un rouge vacillant, comme provenant d'une sorte de sémaphore sur un océan d'ébène. Là-bas, tout au fond, je distinguai ce regard, sous la lumière froide du bar.

Des gens se pressaient vers le serveur, à l'ouvrage derrière le comptoir, pour commander des boissons, mais cet homme, au contraire, m'observait. Je ne voyais qu'une partie de sa silhouette qui tranchait en clair-obscur, parfois envahie et révélée par les flashs filants de la boule à facettes.

D'un seul coup la musique cessa.

Ou plutôt, le rythme devint beaucoup moins frénétique. Les décibels en se réduisant enlevèrent de leur emprise à l'atmosphère chargée. Quelques notes en arpège d'une guitare électrique dégoulinèrent...

— Oh, oui je sais ! ce slow formidable me dis-je à moi-même.

Le titre dormait au bout de ma langue. Un de mes neurones, encore de service, partit en expédition dans mes archives et revint avec les informations — Still loving you du groupe Scorpions —. Le morceau cartonnait sur les ondes, toutes ces dernières semaines...

♫ Time, it needs time

To win back your love again

I will be there, I will be there ♪

Sur la piste, la lumière tamisée laissait passer à présent des drapés de rouge, de bleu, de doré. Des couples s'enlaçaient et j'espérais en secret être à leur place.

— Vous dansez !

...

— Mademoiselle, vous dansez ?

— Heu. Oui ! Hum. Avec plaisir...

Dès cet instant, toutes mes pensées s'évanouirent dans la nuit comme si j'entrais dans une nouvelle dimension.

Tout en avançant, je ressentis cette impression furtive de fendre un marais sombre pour m'élancer sur un lac phosphorescent. Tu me pris la main, serras le creux de mes reins en laissant un espace infime entre nous et tu posas ta tempe contre la mienne. Je luttai à peine et j'acceptai cette promiscuité troublante.

♪ I'll fight, babe, I'll fight

To win back your love again

I will be there, I will be there ♫

Je sentis ton parfum délicieux, une peau un peu râpeuse par une pilosité évidente mais tout de même agréable. De ce contact émanait un charme rassurant, un envoûtement et je ne fis rien qui puisse aller contre. La guitare et le batteur accompagnaient la voix forte et sensuelle du chanteur et je reçus comme un appel.

Ton visage se tourna à peine et tu laissas avec une douceur infinie l'esquisse d'un baiser au coin de mes lèvres. Je cédai en le rendant avec la même patience et une passion refreinée.

Tu me souris. Et je crus le rendre en retour.

Ma tête posée sur ton épaule et je me laissai aller en me collant contre toi. Bien des musiques langoureuses plus tard, tu me raccompagnas et remercias. Je n'opposai pas de résistance malgré le plaisir intense que j'éprouvai. Je suivis ta silhouette dans la foule qui se jetait à présent hystérique sur la piste pour danser sur When The Rain Begins to Fall.

Je vis une femme qui t'attendait au bar dans une très belle robe incarnat. Elle semblait ne voir que toi. Elle t'embrassa sur la joue en effaçant le rouge à lèvre de son pouce et en posant une main complice sur ton bras. Tu lui souris et, quelques instants plus tard, votre couple disparut.

Je me sentis un peu déçue, abandonnée sans doute. Peut-être aussi, très surprise.

Je venais de passer un moment délicieux et, semblait-il, partagé. Tu n'avais pas profité de la situation. Juste un chaste baiser. Un échange sensuel de mille émotions dont mon corps ne cessait de me rappeler mon bouleversement. Je pris alors une grande respiration et bus plusieurs gorgées pour apaiser le flot de ressentis.

La glace de mon verre fondait sous la chaleur de mes mains.

Le verre posé sur la table me renvoyait plusieurs versions de mon visage.

Et je me vis alors rayonnante et très belle.

*

— Ouah ! firent-elles toutes en chœur.

— Le truc de dingue ! réagit Noémie.

— Moi je fonds ! émit Juliette d'une voix lascive.

— Allez ! tournée pour tout le monde ! annonça Colette.

Personne n'osa refuser.

Et Simone reprit son histoire, en précisant qu'elle se poursuivait.

— Dix ans plus tard, alors que je marchais le long du Canal Saint-Martin, entre le Xème et XIème arrondissement de Paris, je reconnus son visage, à bord d'un bateau de plaisance qui abordait l'écluse.

Aussitôt toute la bande replongea dans le film de son histoire.

*

Ton regard quoique changé croisa le mien qui devait l'être aussi.

Un instant, sans commettre de bourde, je crus te voir sourire. Comme si la lumière du souvenir de cette soirée se ravivait dans tes yeux. Un éclat vint s'installer en douceur sur mes lèvres alors que des mots indicibles se formaient dans les airs.

Des portes larges et serviles s'ouvrirent alors sur l'aval en direction du Port de l'Arsenal.

Ce spectacle fascinait toujours les chalands et les touristes créant un attroupement, quelques photos ou vidéos, parfois des échanges de saluts pour la forme, par courtoisie comme pour souhaiter un beau voyage.

Alors dans l'embarcation, une fois les amarres détachées, la manœuvre de sortie de l'écluse reprit son cours, et le flot du temps emporta son navigateur hors de mes pensées.

=O=

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