J17 - Une rencontre inattendue

7 minutes de lecture

Antoine prit quelques jours pour descendre en Bretagne, un retour aux sources en quelque sorte. Il ressentait le besoin de changer d'air. Simone ne pouvait l'accompagner cette fois, mais ils se promirent de trouver une autre opportunité dans les mois à venir.

Des voisins acceptèrent de garder Moustache. Son compagnon pleura pour qu'il l'emmenât. Il supportait mal de voir partir son maître sans lui et se sentait abandonné. Avec le temps, Antoine lui trouvait des qualités humaines dans ses réactions et cela le touchait beaucoup.

Son itinérance nécessitait de l'autonomie. Il se planifia un circuit passant par Saint-Malo, le pays des enclos et le village de Guimiliau, Camaret, la presqu'île de Quiberon et le fort de Penthièvre, Nantes puis Rennes.

Il réserva une chambre à l'Hôtel Ibis et une fois installé, il descendit prendre une bière bretonne au bar-tabac Le trimaran à une centaine de mètres. L'établissement et sa terrasse nécessitaient un rafraîchissement. Mais la façade donnait en vis-à-vis sur l'immense plateforme hospitalière de Saint-Malo avec sa vieille église, ses urgences et son service d'analyses. Cela assurait sans doute une clientèle de passage avec les visites et les consultations.

Il prévit de se promener dans la vieille ville sur le chemin de ronde et derrière les remparts de granit. Il aimait regarder les noms des rues et les sculptures en l'honneur d'anciens corsaires. À commencer par la statue du Capitaine René Duguay-Trouin donnant sur le Quai Saint-Louis.

Très célèbre en son temps et le plus jeune, à tout juste dix-huit ans, à la tête d'un bâtiment de quarante canons. L'époque offrait sans doute des aventures à des gens téméraires et courageux. Au cours de sa carrière, il captura trois cents transports marchands et seize navires de guerre. Louis XIV le consacra lieutenant général des armées navales.

Puis il irait perdre son regard sur la mer et ses îles du Petit-Bé et du Grand-Bé, depuis le Jardin du Cavalier. Il saluerait Robert Surcouf, l'armateur, réputé un siècle après le premier. Ce roi des corsaires devait son plus célèbre exploit par la prise du Kent, puissant navire de mille deux cents tonnes de la Compagnie anglaise des Indes.

Un doute assaillit Antoine.

Alors qu'il prenait en fin de compte son déjeuner sur place au comptoir du bar-tabac, il réalisa qu'il était venu là par le passé. Cela datait mais la période précise lui échappait. Seul certitude, encore célibataire. D'un seul coup, son esprit franchit les années et il se replongea dans l'un de ces souvenirs qu'il croyait égaré. À cette époque, il travaillait comme pigiste pour Ouest France.

*

À peine descendue vers midi d'un navire de la compagnie Brittany-Ferries qui reliait Portsmouth à Saint-Malo, Jeanne grimpa dans un taxi. Puis sur un coup de tête, elle décommanda son trajet en direction du centre-ville pour prendre des cigarettes dans un bar-tabac, Le Trimaran.

Arrivé en voiture de location depuis Lorient, je pris une chambre à l'Hôtel Ibis Budget. Puis une fois mes affaires déposées, je me rendis à pied au troquet le plus proche pour acheter une carte de téléphone et prendre un verre avant de déjeuner.

Rien ne me pressait. Je n'embarquerais sur un ferry que tôt le lendemain matin à destination de son port d'attache Portsmouth. Je devais rédiger un papier sur la vie de français bretons qui travaillaient dans la City de Londres. Tout en marchant sur le trottoir, j'essayais de dérouler différents angles d'attaque possible à ce sujet, car les préoccupations des britishs s'avéraient très controversées et le parti conservateur jouait son avenir.

La Guerre des Malouines occupait tous les esprits et la Dame de Fer tenait bon face à la junte militaire argentine. Le conflit armé pouvait engendrer des répercussions sur les intérêts britanniques et menacer certains emplois. La zone économique autour des îles Falklands constituait une ressource très importante dans l'Atlantique sud pour le Royaume-Uni.

J'entrai dans le Trimaran à deux pas de mon hôtel et me présentai au guichet pour prendre une recharge de téléphone, des pastilles mentholées et je me commandai une pression au bar. Je vis tout de suite, du coin de l'œil, cette femme bien habillée.

Enveloppée dans un imperméable clair, portant un sac à main de prix, posé sur le haut de ses jambes, elle se tenait le dos droit et tendu. Accoudée au comptoir, on devinait son séant serti dans un tailleur, en équilibre sur le tabouret en cuir rouge. Je pris place à côté d'elle sans qu'elle ne le remarquât.

Une fois bien assis, je jetais un œil vers le bas du comptoir. Les talons-aiguilles des chaussures bleues de ma voisine s'appuyaient sur la barre repose-pieds. En remontant mon regard, je vis que la dame posait son front contre l'une de ses mains, l'autre tournant à l'aide d'une paille, une olive dans un gin-martini, sans y prendre intérêt.

Des boucles de sa coiffure cachaient une partie de son profil et seules ses lèvres bien dessinées s'agitaient dans une conversation très discrète. Je compris alors qu'elle échangeait au téléphone. De sa main droite, elle fouilla dans la poche de son pardessus pour en extraire un mouchoir en tissu. Elle essuya des larmes qui roulaient sur ses joues.

Pas vraiment des sanglots ou des gémissements, plutôt une contrariété. Peut-être avait-elle appris une mauvaise nouvelle, la maladie d'un proche. À moins qu'elle n'affrontât une grosse difficulté financière, un licenciement ou une peine de cœur.

Je me signalai au barman pour qu'il m'apporta l'ardoise des menus. Je commandai un hamburger accompagné d'une salade maison. Au moment d'apprécier une première gorgée de bière, ma voisine pivota sur son tabouret. Se faisant, son sac glissa vers ses genoux et d'un geste brusque, elle tenta de le rattraper sans pour autant lâcher son téléphone portable.

Pour éviter le choc, je pivotais sur moi-même à l'opposé et perdit le contact de ma bouche avec mon verre. J'expulsai alors le liquide dans une sorte de brouillard humide tout en essayant de reposer le reste de ma boisson sur le zinc.

Je réussis tout de même à me laisser glisser de mon tabouret pour me saisir du sac à main avant que ce dernier ne touchât le sol. Nos regards se croisèrent alors et nous éclatâmes de rires devant l'incongruité de la situation. Je sortis un mouchoir de ma poche pour m'essuyer le visage et récupérai des serviettes en papier d'un distributeur pour éponger le comptoir.

— Oh ! Vraiment désolée ! me dit-elle de ses beaux yeux verts.

— C'n'est pas si important. Vous avez sans doute des choses plus graves en tête !

— Non ça va ! fit-elle en glissant son téléphone pliant dans le rabat de son sac Chanel. Je peux vous offrir un verre ? Un apéritif peut-être ?

— Oui pourquoi pas ! La bière n'avait pas bon goût. J'prendrai bien un Martini rouge avec des glaçons.

Je repoussai le dessous de verre et ma bière un peu à l'écart de mon set de table pour réserver de la place pour mon apéritif à venir. Une fois la boisson servie par un barman complice et opérationnel, nous trinquâmes, histoire de briser la glace.

— On s'en sort bien ! dis-je. On a frôlé la catastrophe. Pardonnez mon indiscrétion, mais tout va-t-il pour le mieux ?

— Oui ! c'est gentil, dit-elle dans un sourire tout en essuyant des nuages de liner délavés sous ses yeux. Ma fille vient de me prévenir que sa petite chatte était morte. Son père venait de la conduire chez le vétérinaire pour qu'elle soit incinérée. En l'apprenant, sur le moment, j'ai eu du mal à l'admettre et surtout à accepter cette nouvelle.

— Je vous comprends.

— On s'attache ! J'entendais ma fille. Elle pleurait !

— J'ai perdu un berger allemand lorsque j'étais très jeune. Mon grand-père mit fin à ses jours parce que celui-ci devenait bien trop agressif et violent. L'animal développait un sens si aigu de la propriété qu'il représentait une véritable menace pour tous les visiteurs dont le facteur ou l'aide médicale à domicile.

— On ne peut pas tout prévoir !

— Je n'oublierai jamais ce merveilleux animal que les aléas de la vie transformèrent en chien agressif et possessif.

Un silence rêveur s'installa.

— Nous voilà en train de plomber l'ambiance ! dis-je pour rebondir comme sur un trampoline invisible.

— Oh oui ! Vous avez raison. Trinquons. Aux rencontres inattendues !

— Aux rencontres inattendues !

— Je m'présente, Antoine !

— Oui, pardon. Les bonnes habitudes se perdent. Jeanne !

— Enchanté !

— Moi de même !

Tard dans la soirée, toujours assis sur nos tabourets et repus, après avoir enfilé un burger bien gourmand et partagé un dessert et un café, nous devisions sur les gens, la vie, le travail, la famille. Il semblait qu'aucun sujet, même certains plutôt intimes, ne fut tabou. Bien au contraire.

Plus je la regardais parler et plus je décelais ses mimiques touchantes. Chacun se dévoilait, retirait les couches de son apparence et découvrait une part plus sincère de sa personne. Je sentais une forme d'attirance, en partie physique. Quelque chose difficile à exprimer, comme tomber amoureux de son double féminin. Et surtout cette impression troublante de s'être déjà rencontrés.

Elle rejoignit en taxi un hébergement en ville et je retournais à pied dans ma chambre, seul. Je posai en évidence sous la lampe de chevet, une carte de visite un peu écornée avec son numéro de téléphone et son adresse courriel. On avait parlé durant des heures et je n'en revenais toujours pas de cette complicité si joyeuse et spontanée, pleine d'humour et de sourires. Il resta silencieux et s'endormit.

Avant de fermer les yeux, après une douche pour se délasser, elle reprit la lecture de son livre de voyage et ne put s'empêcher de lier son ressenti avec cette rencontre inattendue. Elle voulait parler encore, prolonger ce moment rare et avouer à Antoine combien elle appréciait sa compagnie.

Mais le temps des mots s'envola dans la nuit.

Demain, chacun reprendrait le cours de sa vie.

=O=

Annotations

Vous aimez lire Jean-Michel Palacios ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0