J18 : Guinguette à la maison de retraite
Antoine et Simone pratiquent une activité bénévole qui les passionnent tous les deux. Rendre visite à des résidents de la maison de retraite locale pour passer du temps avec eux, leur apporter une attention, une compagnie.
Les aînés de leurs familles respectives sont partis depuis longtemps. Alors ils voient dans cette démarche une façon très altruiste de prolonger la vie, comme des passeurs de mémoire. Ils écoutent les souvenirs de toutes ces personnes qui refont société dans cette structure, mais avec des voisins qu'ils ne se sont pas choisis.
Aujourd'hui, nos deux tourtereaux viennent avec quelques amis pour réaliser une animation musicale pendant et à l'issue du repas en faisant participer les résidents. En attendant l'heure du déjeuner, ils retrouvent Paul dans le petit salon près de sa chambre. Ce vieux monsieur aime bien raconter ses journées dans l'établissement.
Depuis le Covid, Paul pense que les gens se soutiennent davantage. Mais tout le monde ne partage pas cette opinion. Sans doute parce que cette année-là, beaucoup de personnes âgées ont perdu la vie dont certaines avec qui il s'était lié d'amitié.
L'avantage avec Paul. Nul besoin de l'encourager. 96 ans. De l'humour et du bagou. La vue qui baisse. Cela le met en colère parfois car il aime tant lire. Des douleurs dans les jambes. Il est le dernier vivant de sa fratrie et de presque tous ses amis. Il est heureux qu'il lui reste sa femme, encore autonome dans leur maison, des enfants et des petits-enfants qui le visitent assez souvent.
Et surtout une excellente mémoire.
Simone et Antoine savent d'avance qu'ils passeront un très bon moment. D'ailleurs, il demande souvent qu'on l'enregistre. La nuit quand le personnel éteint les lumières, il allume son smartphone et réécoute les fichiers audios qu'ils lui laissent après chaque rendez-vous. Une façon de se tenir compagnie en plongeant dans des bribes de souvenir ou juste l'instant présent.
D'une certaine façon, il s'assure qu'il ne perde pas la boule.
*
Ce matin, comme du reste tous les autres, des roulettes couinent dans le couloir. Le personnel de la maison de retraite du Long Séjour, à pied d'œuvre, distribue les petits déjeuners et les médicaments. J'entends des portes qui s'ouvrent puis se referment.
Dans l'intervalle, des voix parlent et se répondent avec force d'amabilités.
— Bonjour Madame Hélène, bien dormi ?
— Pas trop bien ! dit-elle encore la voix embrumée.
Hélène réside dans la chambre voisine de la mienne.
— J'ai claqué des dents toute la nuit. Et pourtant je range mon dentier dans ma table de chevet !
Elle n'manque pas d'humour ma voisine. Toujours une réflexion lumineuse.
— Et là, mes articulations me lancent. Elles grincent, ajoute-t-elle encore. Pourtant, on dirait qu'il va faire beau.
— Ça va aller Mme Hélène. Venez vous asseoir. Le thé vous réchauffera.
— Vous êtes bien gentille.
Que j'vous dise. Le même rituel chaque matinée, avec des hauts et des bas. Des humeurs volatiles et versatiles. Allez savoir pourquoi. Parfois j'entends des cris qui traversent les cloisons. Des pleurs aussi. Tous les résidents possèdent un téléphone. Alors certains échangent des nouvelles, appellent leur médecin traitant, réclament de voir la famille et surtout les petits-enfants.
Ah, un truc important. Les flatulences. Difficile de les ignorer.
Elles se manifestent comme des pulsars, venus du fin fond de nos boyaux. On se croirait dans un film de science-fiction. Mais blague à part, elles envahissent le paysage sonore de la résidence avec parfois quelques modulations stridentes. À nos âges, ça se bouscule pas mal dans c'qu'ils appellent, le deuxième cerveau. J'sais des trucs là-dessus. Faut s'tenir au courant.
Mais s'entendre penser à ce point ! Y' a de quoi éclater de rire, vous n'trouvez pas ?
Mais trêve d'humour. Je saute dans mon fauteuil roulant qui comme moi grince un peu. Direction la salle d'eau pour me passer un gant de toilette sur la figure puis un coup de peigne et j'adresse un sourire complice à mon autre moi-même dans le miroir. Après ce moment de frais, je file direct dans le petit salon qui se situe au milieu du couloir.
Juste à temps pour profiter des premiers rayons du soleil. Des paroles jaillissent de l'écran mural de télévision et des mots défilent en bandeaux. Ces informations s'avèrent rarement intéressantes et génèrent quand même plus de stress et de raffut qu'autre chose. Toutefois, j'aime bien savoir c'qu'il se passe dans le monde.
Et puis, vous savez, les bruits, même les plus incongrus, cela permet de se sentir moins seul.
Ce matin, Amina pose le plateau repas à ma table dans le salon en me laissant un sourire et quelques gélules de couleurs à prendre. L'endroit s'avère plus agréable que dans ma chambre. Pas pratique avec le fauteuil roulant. Du coup, j'aime beaucoup ce moment, à me perdre dans les effluves du café, le croquant du pain grillé et le bruit de la cuillère qui touille dans le liquide brûlant. Parfois, je trouve pénible de récupérer un morceau qui échappe à mes doigts engourdis par l'arthrose.
Un vrai pêcheur à la ligne, devant l'éternel.
Et puis je réalise. Je me souviens que l'EHPAD organise un repas à thème et en l'occurrence, la Guinguette se tient aujourd'hui. Du bruit en perspective et surtout de l'animation. Et ravi que vous veniez ici. Dérapage de fauteuils roulants sur une valse musette jouée à l'accordéon par Simone. Et vous, mon cher Antoine, de jolies paroles ! Quand on chante, on retrouve les airs de notre jeunesse. Et là, cela brise les barrières entre nous. On se sent solidaires.
Mais je m'égare. Où en étais-je ? Ah, oui, le petit déjeuner.
Alors mon regard plonge dans le patio de la résidence. Je mesure la chance d'avoir des petites cours intérieures, à l'abri du vent. Pour la première fois, un mât se dresse en plein milieu. Cela met une tout autre ambiance. À son sommet se balancent de grosses pelotes très colorées, comme des trophées à conquérir en pays de Cocagne.
J'vous raconte pas.
Happé par un désir irrépressible, j'enfile le couloir et me présente devant l'ascenseur. À la vitesse de la lumière, j'exagère à peine, me voilà rendu au rez-de-chaussée. Du personnel s'active déjà dans la grande salle pour dresser le banquet, en alignant d'un même tenant, tables et chaises.
Comme vous le savez sans aucun doute, on va déjeuner tous ensemble. J'aime bien ce moment. On se croirait au départ des 24 heures du Mans, dans nos véhicules rutilants et grinçants, à roues et à roulettes, alignés au cordeau. À nos âges, plus grand monde qui marche sur ses deux pieds. Les fémurs et les bassins. Ça casse comme du verre.
Alors, alors ! Je brode un peu, désolé. J'me dirige maintenant vers le patio. Le soleil vient haler ma peau bien trop blanche. Une brise légère caresse mes rares cheveux et se joue des pompons de laine colorée, tout là-haut enlacés.
Je trouve cela beau.
J'observe la scène et je me surprends à partir en voyage vers une lointaine lamaserie. Je visualise en songe des moulins à prières qui tournent au rythme des mains qui les caressent. Des fanions, des bougies et des parfums d'encens se mélangent et ajoutent à l'ambiance générale, aux bruits des pas traînants des pèlerins qui s'égrènent en colonnes interminables.
Et puis me voilà de retour de voyage, plein de baume au cœur. Comme vous voyez, ça tourne très bien dans ma tête. Pourvu que c'la dure.
Moi, j'vais vous dire. Ce monde manque de poésie et de douceur. Quand je regarde les nuages blancs sur le fond d'un ciel bleu, je pars aussitôt en voyage avec eux. J'imagine des personnages, des animaux, des objets.
Un vrai gamin.
Puis vers 10 H 30, le soleil investit toute la cour et il baigne ma vieille carcasse d'un halo de bien-être. Je vibre de plaisir.
Je sens que cette journée va nous offrir de belles harmonies.
Vous savez Simone et vous Antoine.
Je vous vois comme ce mât avec ses beaux pompons colorés dans la cour.
De merveilleux et éternels porte-bonheur.
=O=

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