J19 - Seul sous les tropiques
Antoine cherche le sommeil comme souvent ces derniers jours en raison de la chaleur.
Tout le monde met en cause le changement climatique et les excès se voient sur toute la planète. Mais des périodes de canicules en France, il en connait quelques-unes. Durant l'été 1976, il luttait contre des incendies sur le Camp de la Courtine, durant son service militaire. Plus tôt, il se souvint des épisodes de 2003 et de 2006 où l'on recensa par loin de quinze mille décès chez les personnes âgées en raison de l'isolement et de la déshydratation.
Cette nuit, la maison conserve la chaleur et l'air à l'extérieur, semble étouffant et palpable. Les étés deviennent au fil des ans plus excessifs au niveau des températures, avec des épisodes de canicule, compris entre trente et quarante degrés, parfois davantage.
Conséquence de ces excès, les incendies gagnent d'autres régions que celles du sud de la France.
Depuis la fin du repas du soir, il séjourne dans la cour de la maison et profite du moindre filet d'air frais pour s'assoupir dans son transat. Une moustiquaire lui permet de ne pas être importuné par les suceurs de sang qui l'affectionnent beaucoup et tient à portée de main un brumisateur. Moustache, la gueule ouverte, tente de réguler son corps, alors il se lève pour aller boire à grandes lapées dans un seau.
Antoine glisse enfin en douceur dans un sommeil moite et se retrouve lors d'un séjour outremer, avec ses parents, sur l'île de la Réunion. Par bribes, lui reviennent des images d'avion, de plages, de barrière de corail, de randonnées sur les pentes des volcans, dans les cirques. Mais aussi, dans les ravines ou le long des rivières des Pluies ou des Remparts.
Alors son rêve l'amène sous une nuit étoilée en plein été austral.
*
Minuit, seul sous les tropiques.
Il règne autour de moi un silence presque total.
Presque !
Une brise de terre se glisse en longs chuchotements dans les feuillages d'une végétation luxuriante comme si l'on ouvrait sans cesse des rideaux. Elle draine avec elle des embruns, des effluves de cuisine tardive épicée, quelques relents d'animaux et parfois des odeurs plus fétides.
Dans le ciel d'encre, la lune pleine joue de sa blancheur en donnant du relief à quelques rares nuages épars, étirés en longs filaments, sous la voute étoilée. L'astre brille sur le toit des cases éparses en merveilleux reflets argentés. La pente naturelle permet de repérer chaque habitation noyée au milieu de différentes essences exotiques : tamarin, flamboyant, arbre du voyageur, palmier.
Sous la varangue de la maison, allongé dans un transat, je profite de la relative fraîcheur nocturne pour assécher ma peau. Vêtu d'un t-shirt à manches longues et d'un pantalon de toile de lin, j'essaie d'échapper à la moiteur et la chaleur de la journée qui exhalent de la terre et des demeures.
Le moindre espace clos emmagasine des calories. Alors toutes les portes et les fenêtres restent ouvertes, protégées par des moustiquaires pour éviter les attaques sournoises des diptères. Des margouillats ricanent de temps à autre, agrippés au plafond. On devine leur corps de couleur rose dans la clarté vespérale. D'apparence fragiles, comme venant de naitre, ils se nourrissent de petits insectes qui prolifèrent sous les combles.
Quelques jolies araignées s'éloignent, sans doute intimidées par la présence des lézards mais aussi par la fumée hostile des serpentins disséminés à même le sol, pour éloigner les suceurs de sang. Elles s'enfuient de la terrasse recouverte d'une mosaïque de carrelage blanc et s'évanouissent dans le gazon des Mascareignes, une variété locale, épaisse et invasive.
Un immense caoutchouc projette sur moi son ombre bienveillante, portée par l'astre sélène, alors que ses racines sournoises encerclent les fondations de la maison en quête de la moindre source d'humidité. Il faut parfois passer des écouvillons pour libérer les évacuations sanitaires et pluviales.
De nouveau, une autre brise vient jouer avec les feuilles mortes des bougainvilliers qui fleurissent toute l'année dans la cour, devant la maison. Des vagues ruissellent sur le sol et déposent dans les caniveaux le fruit de leur travail. Ici les évacuations pluviales s'avèrent profondes et grillagée pour permettre le drainage des forts écoulements lors des tempêtes tropicales.
Minuit trente, toujours seul et malgré tout bien entouré. Mes parents dorment paisibles dans leur chambre. La plupart du temps, à cette période de l'année, il vaut mieux se coucher nu avec juste un drap léger. La chaleur ne cesse de s'accumuler sous les toits et dans les pièces fermées. Pour réguler, les corps transpirent et cela nécessite de s'hydrater souvent.
Il faut pourtant que je dorme car j'assiste à des cours demain à Saint-Denis. Je réside dans le village de La Montagne et je prends le bus pour descendre par une route très sinueuse vers la capitale de La Réunion. Un itinéraire unique et un seul ramassage.
Quelques vagues lumières autour de moi m'indiquent que des voisins cherchent comme moi le sommeil. Au loin, mon regard se perd sur l'immensité de l'Océan Indien. Compte tenu du surplomb, le bord de mer ne peut se distinguer. Au large, aucun fanal de navire ou de voilier. Mais par contre, la lune répand son reflet magique en traçant un sillon lumineux sur la peau ridée et grise des profondeurs maritimes.
Cette solitude insulaire s'avère bien réelle. La grande Madagascar vers le couchant pointe à 1200 kilomètres, Mayotte cache son cortège comorien au nord-ouest à 1400. Les Terres australes et arctiques françaises (TAAF) se situent plus au sud à 3500 avec les îles Kerguelen. La seule liaison s'effectue par bateau et prend une dizaine de jours. Il faut à peine trente minutes par avion pour se poser sur les terres jumelles de l'Ile Maurice et de Rodrigue sa voisine, à cent quatre-vingt-dix miles.
Lors de la période de l'été austral, tous les regards se portent vers l'est. La menace d'une tempête tropicale ou d'un épisode cyclonique rythme le quotidien des habitants et des visiteurs entre les mois de novembre et avril.
Mais en hiver, on peut très bien se présenter au lever du jour, sur le bord de la caldera du Volcan de la Fournaise, encore perdue dans la brume, proche de zéro. Puis prendre un sérieux coup de soleil à midi par trente degrés, en marchant sur les cendres volcaniques.
L'Île de la Réunion se surnomme Île intense. Et pour les curieux venus de métropole, elle se mérite. Car les phénomènes climatiques se traduisent par des vents violents et de pluies diluviennes. Les ravines et les lits des rivières se gonflent de flots impétueux et emportent tout sur leur passage. La prudence s'impose dans ces circonstances et chacun doit rester à l'abri.
Évoquer ces excès climatiques alors qu'à cet instant précis, tout semble immuable et calme, me paraît un peu idiot. Alors, je savoure une gorgée tiède de thé à la menthe. Il va falloir que je m'endorme bien que l'idée de me laisser aller sous la varangue me gagne. Mais vais-je réussir à me raisonner pour ne pas prendre le risque d'être "dévoré" par les moustiques ?
Je voudrai lire quelques lignes pour susciter le sommeil. Mais impossible sans lumière sous peine d'une attaque en règle. Écouter de la musique douce, aussi mal venu. Alors mon cerveau entame une phase de rumination.
Bientôt une heure du matin.
Seul avec mes pensées, je m'endors enfin, sous les Tropiques.
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