J20 - Toujours avec modération

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Simone est en vacances. Avec Antoine, ils retrouvent des collègues pour déjeuner à la taverne sur la place de Villers-Cotterêts. Julien, encore en activité, profite de sa pause méridienne pour les rejoindre. Juju et Lionel, jeunes retraités complètent le groupe.

On commande le plat du jour et la conversation s'avère bon enfant. Chacun y va de sa petite anecdote. Au moment de trinquer pour l'apéritif, Antoine évoque une soirée mémorable d'un novembre passé. À l'époque, La Poste décida de présenter une équipe pour participer au concours du Beaujolais primeur. L'occasion d'affronter des rivaux très coriaces.

Juju passionnée par l'histoire locale croit bon de rappeler le fondement de cette tradition festive de dégustation.

— À l'origine, dit-elle, cette tradition se perpétue localement et ce jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Puis elle prend une dimension nationale lorsque les Parisiens, fuyant l'Occupation, découvrent le Beaujolais Nouveau dans les provinces. De retour sur Paris, à la libération, ils décident d'inclure cette festivité dans leurs valises.

Julien ferru de droit apporte un éclairage légal.

— Un décret de 1951 impose aux vignerons d'AOP de déclarer leurs bouteilles avant la mi-décembre. On ramène cette date au 15 novembre. Mais si le 15 tombe un samedi ou un dimanche, cela pose problème. Alors on décide, à partir de 1985, que les festivités du Beaujolais Nouveau se tiendront le troisième jeudi du mois.

— En même temps, rebondit Lionel, faut tout de même préciser la nuance entre Nouveau et Primeur.

— Normal !

— La mise en bouteille du premier s'effectue avant les prochaines vendanges. On considère le second comme tel s’il est embouteillé avant le printemps suivant.

— Et le Beaujolais Nouveau répond aux deux caractéristiques. Le décret de 1951, reprend Julien, initie la pratique des fameux Vins nouveaux avec une mise sur le marché anticipée.

— Depuis il occupe une place de leader sur le marché national et au-delà, et plus encore depuis que sa date se situe au troisième jeudi du mois de novembre, précisa Juju.

D'aucuns parlent d'un gros coup de marketing, parce qu'une fois vendangé, il se retrouve très vite sur les tables. D'autres lui reprochent son goût artificiel ou chimique avec des relents de banane.

— Celui de 2024 avait des goûts en bouche et au nez de fraise, cassis, framboise ou cassis de myrtille et bien sûr de cerise, précise Julien qui connait son sujet.

Antoine en milieu de tablée recomplète les verres en eau et en vin. Puis il reprend la parole.

— Le Beaujolais se marie très bien avec des rillettes de lapin aux olives faites maison.

— Ou des mini calzones au gorgonzola ajoute Simone.

— Dommage pour la compétition. Rien à voir avec ces mises en bouche ! ajoute Juju. Allez, pour le plaisir, on se refait le film. J'vous raconte et vous me corrigerez si je me trompe.

Tous les regards se fixent sur elle alors que la serveuse achève le service du plat principal.

— Toute l'équipe était donc fin prête. Julien, t'étais notre remplaçant, cette année-là.

— Exact !

— Je me souviens qu’il fallait se présenter tôt, le matin du 20 novembre 2014, pour le retrait des dossards. Chaque année, on changeait de ville et de troquet. Commerce oblige. Là, Lucette, la gérante du Café des Sports, enregistrait les équipes.

— Pour la petite histoire, réagit Julien, le Maire prit un arrêté pour une dérogation exceptionnelle autorisant la compétition "officielle" de dégustation, le jour même de l’ouverture du Beaujolais Nouveau.

— Comme ça, c'était carré confirme Juju. Et puis la Gendarmerie et la Police municipale se montraient plus coulants sur les contrôles d'alcoolémie.

— Ben, y pouvaient, affirme Simone, vu qu'ils présentaient une équipe mixte "Les bleus de la Maréchaussée" pour ne pas être en reste. Mais je les soupçonne de nous avoir surveillé en douce.

— Faut préciser, revient à la charge Julien, que le rôle du remplaçant consiste à ramener les membres de l'équipe à la maison en cas de malaise. Faut être sérieux.

— Logique ! disent-ils tous en chœur, tout sourire sur les lèvres.

-0-

— 10 H 45, nous voilà accoudés au bar, reprend Juju.

— Fin prêts, complète Lionel.

Juju qui aime les petites anecdotes dans la grande Histoire déclare alors comme une réflexion majeure.

— Je me dis que p’t’être , l’expression Pilier de bar vient de cette façon de se tenir au comptoir.

Sa suggestion pleine de sagesse semble recueillir tous les suffrages.

— Possible renchérit Antoine. Mais j'nous vois davantage comme athlète-buveur, et là les gars, j'pèse mes mots. Avec une chasuble et le dossard N°1 dans le dos.

— Celui des vineurs¹, réagit tout le groupe d'une seule voix, ce qui attire tous les regards des convives dans la taverne.

— Et la tenue super sexy, ajoute Simone. Salopette en jean pour les filles ou bas de pantalon façon baggy pour les gars, et "the" débardeur tout blanc avec ou sans manche.

— Important, le look ! revient à la charge Antoine qui s'encourage en descendant un godet.

Simone lui met la main sur l'avant-bras.

Du coup, il vide un grand verre d'eau. Revivre des gros évènements comme celui-là le remue de l'intérieur et lui donne soif. Un hypersensible sans doute.

— Et la fameuse ceinture de force de l'équipe, avec un anneau et un mousqueton pour s’attacher à la rampe du zinc, complète-elle.

— Super utile, ajoute Lionel à Juju.

Faut limiter les chutes ou les bousculades. Tout de même vingt manches à passer.

— Et de tout' façon, les pompiers se tenaient en "alerte cinq minutes" à la caserne précise Lionel. Sinon sur place, y tiendraient pas, les pauvres.

On n'rigole pas avec l'opérationnel.

— Quinze minutes avant le coup d'envoi, Lucette nous sortit des cochonnailles pour ne pas démarrer le ventre vide, reprend Juju.

— 11 H 00 pétante, le gong et nous voilà tous accoudés au bar. La compétition commence. Quinze équipes attachées au comptoir. Et leur meilleur Ouvreur qui débutait les hostilités. L'Antoine, bien sûr.

— Faut quand même boire cinq ballons chacun, affirme Antoine, de l'émotion dans la voix.

Lionel revient sur le règlement.

— À part l'Ouvreur et le Finisher désignés à l'avance, l'équipe peut mélanger ses équipiers comme elle l'entend. Un coup de barre peut toujours arriver. Le classement s'effectue tout au long de la compétition et à chaque tour. Les erreurs sont rédhibitoires. Certaines équipes se retrouvent éliminées dès le premier engagement.

— Mais cette année-là, on était trop forts, ajoute Simone assez fière.

À chaque tour, il faut indiquer la qualité du vin sur un papier ou répondre en articulant à une question directe, ou bien encore renseigner sans trembler un document ou une photographie relative aux coteaux de vignobles et aux grands crus.

— Oui mais, on avait vachement révisé avant !

Le cépage de Gamay s'avère très répandu dans bien des régions entre Dijon et Macon, puis plus au sud vers Lyon et Villefranche. Tout cela nécessite des connaissances techniques et un entraînement sévère à base de dégustations régulières pour affiner les sens. Pour l'œil, lecture de magazines spécialisés. Pour le nez, exercice de reconnaissance de parfums, fruités ou boisés, au point de tomber dans les pommes.

— Le fameux frémissement de la narine au passage de l’arôme pour déceler la banane mûre, le bonbon anglais. Super important pour l’appréciation des composants intervient Julien.

Les juges mettent même des notes pour la mise en bouche un peu comme en patinage. Une appréciation à la fois technique et artistique.

— Eh bien, j'pense que c'est de là que viennent les fameuses brêves de comptoir², affirme Juju de nouveau éclairée par le bon sens.

Ils la regardent tous éblouis.

Nous voici au dessert et l'ambiance s'avère très agréable.

Pour éclairer la curiosité de tout un chacun, en quête de sensation forte, voyons ce qu'il se passe lors de la dégustation. Imaginons que les images défilent au ralenti. Un tourbillon d’émotions s'empare du compétiteur. La prunelle s’allume, le nez frémit, la bouche sourit, s’entrouvre et la langue se positionne en forme de toboggan pour recevoir le nectar. Alors, il faut réaliser une descente légère sur ses appuis en fléchissant avec grâce sur les genoux au moment où le vin descend dans la gorge.

Bien sûr, pas de geste brusque, de ruade, de coup de cul, ni de jambe en l’air. Les juges veillent. L'allure générale du compétiteur s'avère très importante et l’attitude doit démontrer le plaisir avant tout. Soulever le verre avec aisance, observer la couleur du vin, tournoyer avec légèreté pour déposer une fine jupe sur le bord puis humer les arômes qui se révèlent, en retenir tous les composants.

— Lionel est le meilleur pour retrouver les arômes, affirme Antoine.

— Logique, famille de vignerons, ça aide.

— Faut tenir la distance. On passe quand même cinq fois chacun minimum sans compter les jokers.

Au bout d'un moment, les esprits s'embrument. Après plusieurs verres, il devient difficile de renseigner les arômes, le cépage et le millésime avec la même assurance qu'au premier godet.

— Surtout qu'on ne recrache pas, précise Simone.

— Criminel ! disent-ils tous ensemble.

— Et puis t'as des pièges.

— Mais on reste sur des vins rouges avec des cépages autres que le Gamay noir du Beaujolais ou de Bourgogne. Et y'a de quoi faire !

— Et alors le Finisher ! poursuit Juju qui veut en finir.

— Ah ! le Finisher ! dit Lionel quelque peu emphatique.

— Eh bien lui, il goûte le Beaujolais Nouveau, de l'année !

— Vingtième et dernière manche et le Lionel s'y colle.

Sacré ambiance à ce moment-là. Reste plus beaucoup de monde en lice. La tension atteint son paroxysme. Avec les vapeurs, les vivats, les encouragements, très vite, on mouille le maillot.

Au final, Ils boivent assez peu. Cinq ballons chacun, cela reste supportable. Mais avec les effluves, confinées dans un milieu clos et bondé, le cerveau chavire. Alors quand le doute étreint le concurrent dans une manche, il peut demander un autre verre, le fameux Joker. Sagesse ultime, s'il hésite. Les juges valident au moins une bonne réponse sur les deux.

En cas d'erreur, l'équipe s'arrête. On perd ou on gagne tous ensemble. Le collectif avant tout.

Pour ce vingtième et dernier verre, Lucette balance High Way to Hell de AC/DC sur la sono. Tout le monde encourage en claquant des mains et en sautillant.

— Et c'est là qu'on gagne ! Vingt réponses exactes. Avec les coefficients de technique et de style, on crame toutes les équipes, se lâche Simone dans un grand sourire qui éclaire tous les anciens membres de l'équipe.

Du coup tout le monde se congratule et tape les mains de part et d'autre de la table.

En plus du titre, les sponsors offrent des cartons de vins, des T-shirts et des casquettes, des gadgets habituels et des bons d’achat sur les rayons spécialisés des grandes surfaces.

Depuis cette compétition, le groupe reste soudé et chacun garde le contact. Simone, éloignée quelques temps, en partageant la vie d'Antoine depuis plusieurs mois, permet au groupe de se reformer.

-0-

13 H 30. Julien doit retourner à l'agence. Tout le monde se fait la bise.

Les quatre retraités prennent alors leur après-midi pour flaner dans le parc du Château François 1er. Le soleil complice leur accorde un peu de chaleur en ce mois de novembre d'ordinaire si pluvieux.

Antoine tient Simone par la main et le parapluie dans l'autre.

Juju serre le bras de Lionel et ce dernier ne s'en plaint guère.

=O=

[1] À prononcer comme le terme anglais Winner

[2] En référence à une série télévisée avec Jean Carmet

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