J26 - Le coffret temporel

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Antoine et Simone se retrouvent dans le parc du Château de Compiègne. Un bel endroit pour ses passages ombragés, son Allée des impératrices, ses statues et bien sûr son allée royale menant aux Beaux-Monts. Le temps se montre agréable en ce dimanche d'automne. Équipés d'un pique-nique, ils profitent de la vue mais aussi de la chaleur après toutes ces journées pluvieuses et fraîches.

— Tu sais, je nous ai imaginés plus jeunes dans l'un de mes rêves, lui annonce Simone, sans préambule.

— Ah oui ! Et cela ressemblait à quoi ? lui répondit Antoine, un peu amusé par ce songe nocturne.

— En fait, je nous voyais en couple et avec des enfants.

— Oui, j'aime beaucoup cette idée. D'autant que nous n'en avons pas, ni toi, ni moi.

— Et je nous ai vus pourtant venir par ici, avec nos amis pour réveiller une sorte de secret.

— Tu développes un peu plus. Je trouve l'idée intéressante. Peut-être pourrais-tu composer une nouvelle !

— Je vais y réfléchir. Alors que je te raconte, dit-elle tout en se servant un verre de vin pour adoucir sa gorge.

*

Tout là-haut se dressait une butte, au bout de la majestueuse Allée éponyme, ouverte par Napoléon 1er en 1810. Le site se situait à quatre kilomètres du Château de Compiègne. L'endroit abritait une réserve biologique riche d'un des plus vieux peuplements arborés de France, mais aussi une faune et une flore diversifiées et préservées, en dehors des périodes de chasse.

Plusieurs années auparavant, de jeunes adolescents se prirent d'affection pour un chêne rouvre sessile, aux dimensions impressionnantes, qui dominait les lieux. Avec ses quarante-deux mètres de hauteur pour un diamètre de cent soixante-cinq centimètres et un âge estimé de quatre cents ans, il représentait un arbre remarquable, une sorte d'ancêtre qui exerçait sur eux une certaine fascination.

Des peintres et des dessinateurs le reproduisirent. Différents sites sur Internet lui consacrèrent quelques lignes et des photos. Une légende lui attribua une force, une vibration. Cette émanation pleine d'une grande sagesse bienveillante, issue des profondeurs de la terre, procurait de l'apaisement.

Très prisés par les japonais, des guides organisaient des randonnées en forêt pour tirer avantage des bienfaits naturels des massifs forestiers. Selon l'École de médecine de Tokyo, cela favorisait la production de bonnes cellules et améliorait le système immunitaire des êtres humains.

Mais au fil des ans, des tempêtes abîmaient ces arbres majestueux qui, de par leur stature, offraient des prises au vent importantes ce qui entrainait la chute de branches et de charpentières. Ainsi le chêne sessile de Saint-Jean, planté par des moines de l'abbaye éponyme, au cours du XIIIème siècle, dans la forêt de Compiègne, subit le même sort. Avec ses vingt-cinq mètres de haut pour une circonférence de huit mètres, il s'imposait encore de sa grandeur mais il avait perdu une grande partie de son houppier.

Toute la bande se refusait à attendre que l'on vienne un jour abattre le chêne des Beaux Monts. Alors ils se donnèrent rendez-vous dans le parc, au parking du belvédère pour dix heures, un dimanche matin. À l'époque de leurs jeunes années, ils venaient en vélos tout-terrain. Et là pour leurs trente ans, ils arrivèrent en voiture.

Mathilde, Agnès et Adèle apparurent dans leur jogging un peu flashy. Nicolas, Tom et Kevin se présentèrent en collant de footing et coupe-vent fluo. Leurs enfants les accompagnaient. Antoine et sa compagne Simone, en tenue décontracté, devancèrent leurs amis, lestés de leurs très jeunes triplés portés sur le dos ou en ventral dans une sorte de harnais. Coiffés d'un joli bob, tout sourire, les bébés, du haut de leur poste d'observation, tournaient avec curiosité leur tête en tous sens pour comprendre ce qu'il se passait.

Nicolas conservait par-devers lui un schéma réalisé sur une feuille de calepin. Il le sortit de son portefeuille, logé dans la poche arrière de son pantalon, avec délicatesse. Le plan apparut sur son support, un peu flétri et taché par le temps.

Plus jeunes, ils suivirent tous une formation dans le scoutisme. Lors de leurs escapades en camp d'été, ils apprirent à découvrir des caches pour la nourriture et les équipements grâce à ce procédé de croquis. Les indications nécessitaient de placer un nord magnétique, des axes, des chemins et des points remarquables, des azimuts et des distances exprimées en pas.

Il leur fallait donc compter des foulées, pas trop grandes, à partir du tronc de l'arbre. Les jeunes enfants, qui les accompagnaient, voulaient participer. Pour eux, il s'agissait de découvrir un trésor mais pour les trentenaires, la valeur s'avérait plus symbolique.

Tom sortit sa boussole pour respecter le premier azimut. Au sol une végétation d'herbes hautes et de feuilles mortes ainsi que de fougères constituait une pelouse très dense. Cette végétation avait beaucoup évolué faisant place à de nombreux arbustes qui trouvaient enfin de la lumière. Dans les futaies quelques piverts ou pics épeiches se mirent à l'œuvre. Sans doute avaient-ils grand besoin de se nourrir d'insectes xylophages.

L'excitation grandissait dans le groupe. Un rocher, intact, affleurait. On appliqua l'angle suivant et le nombre de pas. Les gars et les filles jubilaient en silence. Leurs visages rayonnaient. Au nouveau repère, on reprit une direction et une distance. À chaque bifurcation, on laissa un enfant comme piquet en lui donnant un fanion. Au bout d'un moment, les petits dessinèrent au sol une sorte de cheminement avec des jalons, à la façon du petit poucet.

L'instant devenait magique. Ils avaient atteint l'ultime emplacement. Chacun retenait son souffle. Dans le ciel, au-dessus de leurs têtes, des aéronefs placés en hippodrome, se succédaient dans l'attente de pouvoir se poser à Roissy-Charles de Gaulle. Leurs carlingues brillaient au soleil matinal et la décélération de leurs réacteurs lançaient de longs gémissements.

À l'aide de pelles à têtes amovibles, ils mirent à jour leur trésor. Il s'agissait d'un coffret en bois enveloppé dans un sac toilé et plastifié. En apparence, il n'avait pas souffert des années écoulées et surtout de l'humidité. Et bien sûr, les enfants demandèrent à ouvrir les premiers. Alors on rassembla tout le monde sur un espace dégagé.

Les filles étendirent sur les herbes hautes de grandes couvertures. On ouvrit les sacs à dos pour sortir des gâteaux secs, du chocolat et des boissons. Il fallait marquer le coup. La bonne humeur semblait de mise. On procéda à l'ouverture du coffret et chacun des adultes y alla de ses souvenirs car chaque objet, une fois rendu à l'air libre, s'accompagnait d'une histoire et d'une symbolique.

Tom se sentait impressionné par la capacité de la mémoire à revivre, dans l'instant, autant de bribes de conversations et d'aventures juste en regardant un objet, véritable témoin du passé, chargé d'un fort attachement affectif et émotionnel. Sur la couverture à carreaux, entre les verres, les miettes de biscuits, les emballages et le papier d'aluminium, s'étalait au grand jour mille petits morceaux de leur adolescence, voire de leur enfance.

Des billes en agate multicolores, des soldats en plastique ou en plomb. Plusieurs pièces d'échiquier, des fleurs séchées, de la monnaie en déclinaison du Franc.

Mais le plus déroutant venait surtout d'un cliché de leur groupe, en noir et blanc, pris lors de leur quatorze ou quinze ans. À l'époque, ils se rendirent chez le photographe du quartier, payèrent avec leur argent de poche. Ils apparaissaient là, le regard juvénile et insouciant, au milieu de tout ce fatras très disparate. Leurs visages souriants, tendus vers l'objectif, traversaient le temps alors que l'opérateur favorisait le déclenchement par le traditionnel ouistiti.

Comme dans la chanson de Patrick Bruel, ils s'étaient donnés rendez-vous, mais quinze ans après la prise de cette photo. Ils semblaient tous heureux d'être présents, en couple et avec leurs enfants. Cette journée s'habillait de magie et de merveilleux. Leur amitié s'était forgée à l'ombre du vieux chêne et l'ancêtre, mal en point, se dressait encore pour ces retrouvailles et cet anniversaire.

*

— Voilà une belle histoire, pleine d'espoir. Mais des triplés, tout de même ! lui lança Antoine, tout sourire.

— Ben oui, que veux-tu. Une seule grossesse. Trois enfants. Autant être efficace ! répondit-elle dans un grand sourire également.

— Tu regrettes de ne pas avoir eu d'enfants ? l'interroge Antoine avec douceur.

— Non pas du tout. On s'est trouvés, tous les deux, et pour moi, c'est déjà beaucoup.

— C'est déjà énorme confirme Antoine en lui glissant une bise dans le cou.

Moustache les regarde, allongé dans l'herbe. Ses yeux vont de son maître à sa compagne puis retour vers un sachet. Il ne loupe pas une miette de la conversation, profitant des bonnes ondes. Mais il attend tout autre chose, juste ses croquettes. Mais aucun des deux humains ne prend en compte ses attentes. Alors de temps en temps, il pousse un petit gémissement, une plainte.

— Certes, les enfants manquent à l'appel. Mais nous possédons notre amour, nos amis, nos lieux de vie, notre histoire et de quoi s'enthousiasmer en faisant des projets à deux.

— Voici notre trésor. Qu'il grandisse et fructifie !

— Trinquons à ces années qui viennent. Santé mon Antoine !

— Santé ma Simone !

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