Depuis un moment déjà, Antoine regardait dans son assiette, cet œil morne qui le dévisageait. Il voyait cette peau lisse et écailleuse avec ses taches mouchetées qui donnaient l'impression d'une ondine en livrée princière.

Mais que nenni puisque l'animal, une belle truite, prenait ses aises à une place de choix, nageant dans le lit d'un beurre blanc, au milieu d'herbes et d'aromates. La bouche et les branchies ouvertes, la bête semblait tout ouïe. Quelques amandes, des raisins de Corinthe et de fines lamelles d'oignons, complétaient la décoration sur une assiette de couleur éburnéenne. Simone assise en vis-à-vis jubilait en silence.

Une jeune femme en tenue de serveuse, chemisier blanc et pantalon noir impeccables, cheveux lissés et noués en chignon à l'arrière de la tête, offrait à leurs regards, un visage magnifique. Sans artifice, sans maquillage, elle se tenait droite dans un port altier. De son allure féline, doublée d'une esquisse de sourire amusé, elle semblait suggérer une indication indicible à venir de sa part. Aussi Antoine déplaça-t-il par tâtonnement ses mains, en quête de trouver les bons couverts à utiliser.

De son regard malicieux, la serveuse surveillait les hésitations d'Antoine qui finalement atteignit les bons ustensiles. Elle adressa un sourire ravi et dans un demi-tour presque militaire, reprit le chemin des cuisines. Elle disparut derrière des portes battantes, dotées d'un oculus. Celles-ci grinçaient serviles, devant le ballet incessant d'entrées et de sorties d'un personnel affairé, prêt à répondre aux attentes d'une salle de restaurant bondée.

Attablés dans une très belle pièce lumineuse, les convives pouvaient deviner par les baies vitrées, les bâtiments de l'École de restauration et d'Hôtellerie de Soissons¹. Les élèves, répartis à tour de rôle au bar, au vestiaire, au service en salle ou dans les cuisines constituaient le réservoir d'une promotion dévouée et professionnelle. Cette génération semblait prête à relever le défi de contribuer à valoriser les bonnes tables de la ville de Clovis, où l'on fêtait tous les ans, entre le 22 et le 24 septembre, le Haricot².

Deux ou trois adultes, en tenue stricte et tirés à quatre épingles, supervisaient le ballet incessant et chronométré. Par des remarques subtiles, discrètes et des conseils avisés, ils distillaient les bons réflexes, le geste adéquat, l'attitude, le sérieux et une certaine forme de décontraction mesurée. Car en l'espèce, il s'agissait au sens scolaire du terme, d'un véritable devoir sur table.

À l'image du savoir-faire des Compagnons du Tour de France, tout ici semblait au cordeau, goûteux, savoureux, précis et réfléchi et les petites attentions se succédaient les unes aux autres. La copie s'avérait parfaite et personne ne voulait, sous aucun prétexte, gommer cette belle harmonie d'élégance et de raffinement d'un service à la française.

Après cette belle soirée, ravis de leur réservation, à un prix très convenable, ils reprirent le volant de leur voiture. Ils se sentaient en pleine forme. La seule ivresse qui les habitait, était celle éprouvée dans un moment délicieux, à deux, au sein d'un cadre agréable. Antoine jubilait enfin d'avoir découvert un haut-lieu de formation de l'hôtellerie en Picardie.

Une fois bien assis, face au tableau de bord, Antoine ressentit comme une gêne, en verrouillant sa ceinture de sécurité. Par mégarde, il avait glissé, dans la poche de son pantalon, une serviette de table. Alors qu'il la sortait pour être plus à l'aise, il découvrit à l'intérieur un repose-couvert.

Un peu confus devant ce subtil larcin, et amusé à la fois, il sentit toutefois cette perception coupable s'évaporer. Rien n'entamerait sa bonne humeur. Simone gloussait à côté de lui.

— Cela nous laissera un beau souvenir de cette soirée, avoua Antoine.

— Exactement, fit-elle en montrant le même objet dans ses propres mains.

=O=

¹ Lycée hôtelier de Soissons: : https://maps.app.goo.gl/281xVVxmv5zzcZNH9

² Fête du Haricot dans le Soissonnais : https://monantiseche.com/evenement/la-fete-du-haricot-a-soissons/