1 - Prologue
Le ciel de Hong Kong s’effilochait dans une brume dorée, et la famille avançait serrée dans le tumulte du port. Les cris des pêcheurs s’entremêlaient aux odeurs d’algues, de sel et d’huile chaude. Des caisses ruisselantes débordaient de poissons argentés encore palpitants, d’anguilles s’enroulant sur elles-mêmes, de crabes qui claquaient rageusement leurs pinces.
Zoé, dix ans à peine, tenait la main de son père d’un geste à la fois confiant et avide. Ses yeux s’agrandissaient devant chaque étal, chaque créature surgie des profondeurs.
— Regarde, papa, ils bougent encore !
Max se pencha. À ses pieds, un pêcheur venait de renverser le contenu d’un piège à poulpes, une jarre d’argile sombre au col étroit, encore dégoulinante d’eau de mer. Les bêtes s’en étaient extirpées dans un glissement mou, rejetées dans un large panier d’osier posé sur le sol. Là, des calamars luisaient comme du verre sous la lumière des lampes. Leurs corps translucides se contractaient, se relâchaient, se gonflaient à nouveau, avec des frémissements imprévisibles. Chacun d’eux semblait battre au rythme d’un cœur convulsif.
Clara, en retrait, suivait la scène avec un sourire. Ses yeux bleus se posaient sur Max plus que sur les créatures marines. Elle l’admirait, toujours, depuis tant d’années — ses larges épaules, sa manière d’expliquer le monde, sa patience infinie. Cet homme, elle en était follement amoureuse, comme au premier jour. Il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, alors il leur avait offert ce qu’il pensait de plus beau : un voyage de quinze jours à Hong Kong, la perle de l’Asie, une parenthèse précieuse qu’ils pourraient garder comme un trésor.
Max serra la main de Zoé et, d’un ton de conteur, se lança :
— Tu vois ces calamars ? On les appelle ici les danseurs de la mer. Certains disent qu’ils abritent une âme qui s’agite encore quand on les sort de l’eau. Leur corps gonfle, se tord et se replie, comme s’il refusait d’abandonner la vie. On raconte qu’autrefois, un pêcheur en avait vu un battre si fort qu’il crut entendre un cœur, prisonnier dans ses chairs transparentes. Alors il dit : “Ce n’est pas un animal, c’est le cœur de l’océan qui continue à battre.”
Zoé écoutait, fascinée, mi-émerveillée, mi-effrayée.
— Mais il va s’arrêter, papa ? demanda-t-elle à voix basse.
— Toujours, répondit son père avec douceur. Comme tous les cœurs. Mais avant de s’arrêter, il danse.
— Le mien aussi, papa, il va s’arrêter un jour ?
Max regarda profondément sa fille, vit son inquiétude et répondit avec aplomb en l’embrassant :
— Pas le tien, ma petite beauté : ton joli cœur battra pour l’éternité
Le marchand, sans un mot, découpa l’un des calamars. La chair fraîche frissonna, se plissa comme une vague, avant de se figer. Zoé eut un petit frisson, mais ne lâcha pas la main de son père.
Plus tard, assis tous trois à une table de fortune au bord du port, ils goûtèrent la chair encore tiède, arrosée de sauce claire. Zoé riait de l’étrangeté de la texture, Clara s’enivrait de l’instant, de la lumière du soir sur le visage de Max.
Puis elle le vit se figer. Son regard n’était plus sur elles, mais ailleurs — happé, comme détourné par un souvenir qu’elle devinait familier. La lueur du conte s’était éteinte de ses yeux.
Clara posa sa main sur la sienne, doucement.
— Max… Qu’est-ce que ce piège à poulpes t’a rappelé ?
Un instant, le vacarme du port sembla se dissoudre. Max entendait d’autres bruits : le souffle artificiel du respirateur, le bip strident du scope, la voix sèche du chirurgien. Les calamars qui se contractaient sous les lampes se mêlaient au souvenir des thorax qui se soulevaient trop vite, des lèvres qui se bleuissaient.
Il serra les mâchoires, puis murmura :
— Au bloc… quand les cœurs s’emballent, quand ils s’éteignent trop tôt. Ces corps qui se gonflent, se contractent, se raidissent… C’est la même image. J’ai vu des vies s’échapper comme ça, sous mes yeux.
Clara frissonna. Elle comprit qu’il n’avait pas seulement parlé d’une légende pour Zoé. Le piège à poulpes avait rouvert la fissure invisible qu’il portait en lui.
Elle resserra sa main sur la sienne, pour le retenir près d’elle, pour l’empêcher de glisser tout à fait dans ses ombres.
— Quelle image cruelle, souffla-t-elle.
Il resta un instant silencieux, le regard fixé sur les cargos qui s’allumaient dans la baie. Mais Clara vit bien qu’il ne voyait pas la mer. Dans ses prunelles se reflétait une autre clarté, plus crue, plus glaciale : l’éclat blafard des scialytiques. Elle crut presque sentir, dans la moiteur du port, les relents âcres de désinfectant qui imprégnaient sa peau après ses gardes.
Un sourire triste effleura enfin ses lèvres.
— Cruelle, oui… Et tu vois, même ici, à des milliers de kilomètres, au bout du monde, je n’y échappe pas. Le bloc me poursuit toujours.
La mer s’assombrissait. Au loin, les cargos allumaient leurs feux, comme de lourdes étoiles flottantes. Pour Zoé, le conte s’était achevé. Mais Clara, elle, savait que l’image de ce cœur stressé allait hanter sa nuit, plus lourde que la brume sur le port.
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