Chapitre 1: la livreuse
Chapitre un : la livreuse
Des montagnes, ocres et tranchantes, le soleil brûlant. La poussière acharnée, la soif, le vent trop aride, les rocs majestueux, témoins impuissants et silencieux de leur porpre destruction.
Là où la vie émerge malgré l’oeil rougeoyant qui nous surveille, le paysage est presque beau.
Tout réside dans son immensité, qui a quelque chose d’indomptable, de sauvage, et en même temps une douce image, le genre qu’on a envie de découper et de ranger dans sa poche.
Et puis vous vous rappelez que vous avez soif, et faim, et chaud, et soif, soif, soif. C’est la soif, le pire. La soif qui vous asservit. Vous essayez de ne pas y penser, vous tentez de toutes vos forces de vous concentrer sur le travail, mais c’est plus fort que vous, vous vous souvenez qu’il y a un port, quelques kilomètres plus loin, que d’autres sont sûrement en train de s’y prélasser en ce moment même. Vous fermez les yeux. Vous pouvez presque sentir la douce brise, la caresse des embruns sur votre peau, la fraîcheur et la joie tout autour. Puis vous rouvrez les paupières, et vous vous retrouvez de nouveau perdu au milieu de la poussière, désespéré. Un puits asséché, une chaleur qui consume tous les espoirs.
On pourrait penser qu’on s’y accoutume, au bout d’un moment, mais non, jamais. Secouée d’une quinte de toux, je fixe ma pioche, mes mains calleuses qui s’activent inlassablement pour creuser. Certains jours, je cherche des joyaux à revendre, ou du métal, ou bien d’autres roches qu’on pourra transformer en explosifs : les matériaux rares et chers, qui apportent un petit bonus sur mon salaire. D’autres, comme aujourd’hui, je ne pense plus à rien d’autre qu’au port, le port et ses bateaux, le port et son eau miroitante, le port et ses rires carillonants, si bien que je ne sais plus tout à fait pourquoi je suis là. Mais je creuse.
Parce que, j’ai beau avoir la tête vide, je me souviens parfaitement que je dois boire. Même au plus fort de la sécheresse et de la douleur, mon âme reste résolue. Chaque goutte d’eau sera une victoire, une fête, un pas en avant, et je ne compte pas en laisser une seule aux autres.
Je ne suis pas une égoïste, juste une survivante.
Ça n’a pas toujours été comme ça, évidemment. Il y a quelques années, quand j’étais encore petite, on vivait tous sous un figuier sycomore, cachés dans les branches ou à l’abri dans nos roulettes, avec mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes grand-parents, mes frères et mes sœurs. Je me rappelle la douceur de la brise, la délicatesse des fleurs, le calme endormi du printemps. Les soirs d’été, je passais de longues heures à observer les étoiles scintillantes derrière le vitrail des feuilles de l’arbre solitaire, dressé debout au milieu de la plaine, ondulant et se balançant en rythme avec les saisons. Nous nous nourrissions de ce que la nature voulait bien nous donner, fruits, poissons, animaux, champignons, sans jamais prendre plus que le nécessaire. Nous nous préoccupions toujours de tuer seulement les vieilles bêtes, et prêtions attention à ce qu’il y ait toujours des bébés pour perpétuer l’espèce chassée. Nous incarnions la beauté, l’équilibre et l’harmonie. Nous étions un exemple de bonheur et de perfection.
Et puis l’orage est survenu, déterminé, rageur et tempétueux, plus dangereux que tout ce que nous pouvions imaginer, nous, petits esprits naïfs et tendres de la plaine. Mon grand-père, sorti sous la pluie pour sauver des éclairs furieux un jeune bison âgé d’à peine un mois, succomba à une maladie qui le prenait à la gorge et lui faisait cracher du sang.
La nature nous forçait à partir. Mais nous n’étions pas à court de ressources.
Ma mère savait lire l’avenir dans les cartes et le marc de café, et elle avait appris à mes sœurs. Moi, comme je n’étais pas très douée, je m’étais faite danseuse, funambule, acrobate. Nous parcourions le monde avec notre cirque familial, rempl ide diseuse de bonne aventure, de cracheurs de feu et de magiciens.
Nous cherchions une ville, une cité fortifiée, quelque part où trouver du travail, mais, ayant vécu notre vie entière à l’écart dans les hautes herbes, nous ne savions quelle direction prendre. Nous avons donc marché tout droit, les uns à la suite des autres, tels une caravane de chameaux, passant de villages en villages, réalisant prestations et prédictions pour amuser les habitants et gagner un peu d’argent.
Les mois passèrent et, plus l’on s’éloignait de notre figuier sycomore, plus les gens nous regardaient de travers. Notre peau, brunie par le soleil des vergers et des plaines, ne ressemblait pas à la leur, couleur cuivre fondu. Petit à petit, à mesure que les arbres laissaient place au désert ondulant, les villageois se mirent à nous mépriser, nous lancer des fruits pourris, et finalement nous chasser définitivement. Nous étions trop foncés, trop différents, disaient-ils. Des saltimbanques que personne ne connaissait, qui avaient survécu dans les paysages sauvages, ne pouvaient que passer pour des créatures du mal, du moins auprès d’eux. Ils se mirent en tête que nous étions des sorciers, des voleurs, des criminels. Ils nous pointaient du doigt dans la rue, moi en particulier. J’entendis un jour un mort sortir de leur bouche : démon. Je tournai et retournai l’insulte sur ma langue, l’imprimant dans mon esprit. C’était la première fois que l’on m’appelait ainsi, mais certainement pas la dernière.
On souleva l’idée de se rendre à Banhani, la capitale, où il y aurait sûrement un emploi, même pour des gens comme nous, et tout le monde approuva naïvement – dans une cité telle que celle-ci, la diversité régnait et la couleur de notre teint n’avait pas d’importance, pensions-nous. Nous fîmes nos bagages et partîmes le lendemain, avec nos animaux, nos jeux de taro et des rêves plein la tête.
Dans les villages que nous traverisons, nous voyions de nombreuses cartes, jaune pâle et vieillies par les années – c’était même ainsi que nous avions entendu parler de Banhani, jusqu’à lors inconnue de nous. Nous passions nos doigts sur les routes, murmurions les noms des villes, songions paresseusement à cet univers dont nous ignorions encore tout. Nous rêvions d’une vie nouvelle, plus belle, plus riche, qui nous attendait sans aucun doute là-bas. L’itinéraire commença sournoisement à se tracer, petit serpent sinueux à l’encre rouge sang sur le parchemin usé.
Il fallait traverser le désert sur des milliers et des milliers de kilomètres. Le contraste entre notre verdure, nos troupeaux sauvages, et l’implacable immensité des dunes nous frappa de plein fouet. Près de la moitié périt en chemin, et l’autre à l’arrivée. Les mirages en poussèrent plus d’un à se jeter d’une falaise ou à entrer dans les étranges monuments que nous longions sur notre chemin, si hauts qu’ils en chatouillaient presque le soleil. Notre volonté et la certitude d’une vie meilleure faiblissaient, mais, perdus dans le désert impitoyable, nous n’avions d’autre choix que d’avancer. Nous mangeâmes nos animaux, vendîmes nos jeux de taro, et à la fin, quand le peu d’entre nous qui avait survécu découvrit la cité tant fantasmée, tous nos rêves, la seule chose que l’on avait pas encore perdue, volèrent en éclats. La ville et le voyage nous avaient tout arraché. Seuls, fragiles, démunis, il ne nous restait plus rien.
Nous nous figurions des bâtiments immaculés, des maisons sur plusieurs étages, des fleurs chatoyantes à chaque fenêtre.
Mais il n’en était rien : partout, du bruit, de la crasse, de la fumée. Nous dormîmes dans la rue six mois durant, au milieu de la violence et de la pollution, volant pour survivre, tuant parfois. La faim nous rendait vulnérables, la haine et la peur ambiantes nous faisaient succomber un à un à la folie. Mon frère se noya dans le port en tentant d’attraper des poissons, mes cousins se battirent à mort pour une miche de pain rance, ma tante fut égorgée par un truand à qui elle avait effrontément dérobé deux poulets et une oie. Mes sœurs vendirent tout ce qu’elles avaient : leurs bijoux, leurs vêtements, leurs cheveux, et finalement leur corps.
Refusant de me résoudre à cette option, je fis ce que j’étais venue faire : travailler. Personne n’embauchait, et surtout pas une gamine famélique et désespérée, mais ma résolution et mon acharnement finirent par payer. J’insitai sur le fait que, grâce à ma formation d’acrobate, je pourrais me glisser dans des recoins diffilciles d’accès pour en extraire des joyaux ou des minerais précieux. Après menaces, supplications, et une persévérance hors du commun, les propriétaires de la Mine des Mineurs – surnommée ainsi puisque seuls des enfants y travaillaient – finirent par m’accepter.
Je creusais seize heures par jour pour un salaire de misère.
Toute ma famille, ou presque, était morte. Parce que j’attirais le malheur, avec mon crâne chauve. Parce que je n’avais pas ma place dans les villages. Parce que j’étais un démon. Mais j’avais enduré trop d’épreuves, perdu trop des miens pour abandonner et mourir de faim après tant d’efforts.
Narih et Maharat, mes sœurs, ramenaient toujours plus d’argent que moi, mais je me refusais à prendre ne serait-ce qu’une bouchée de leur nourriture, sachant comme elle l’avait gangée. Je me contentais de leur jeter un regard dégoûté et de continuer de creuser.
Je creuse toujours, d’ailleurs. Je creuse pour oublier la faim, pour oublier la soif, pour oublier le soleil de plomb qui me brûle la peau, pour oublier comment il m’appelaient, là-bas, dans le villages.
Mais comme je ne peux pas oublier, je finis par rentrer.
À la fin de ma journée de service, je dépose ma pioche et les minéraux que j’ai trouvés à l’accueil de la mine, écoutant distraitement les rumeurs qui parlent d’une découverte de minerais nocifs au trentième pallier, et je retourne chez moi. Enfin, plutôt qu’un « chez moi », c’est un renfoncement sous un escalier, à-demi protégé par des plaques de tôle et grouillant de rats et d’araignées qui m’attend – mais au moins, il est proche de la Mine, et je n’ai pas beaucoup de chemin à faire.
Il n’y a que deux objets sur le sol crasseux : le bol qui nous sert à ramasser l’eau de pluie, à mes sœurs et à moi, vide depuis longtemps, et la flûte de pan de notre mère, dernier vestige de son existence – jusqu’à sa mort, elle l’a serrée contre son coeur, refusant de vendre son instrument de musique. J’en ajoute un troisième : le voile qui me couvre la tête, ainsi q’une bonne partie du visage. Résistant à la tentation de passer la main sur mon crâne pour déterminer si des cheveux y ont poussé ou non, je contemple l’ensemble de nos possessions, étalé devant moi.
Je suis née chauve, et rien n’a changé depuis de ce côté-là. Je n’y prêtais pas vraiment attention avant qu’on quitte le figuier sycomore, ma famille et moi, mais, quand nous avons commencé à voyager, j’ai compris que le contraire m’aurait probablement aidée, dans un monde où les cheveux sont précieux, se portent longs et peuvent même se vendre. Mes parents ont voulu me le cacher, mais je sais très bien que c’est en partie à cause de moi que nous nous faisions toujours chasser des villages et que nous avons dû nous rendre à la capitale. Je ne suis plus aussi naïve et innocente qu’eux. J’ai compris que c’est à cause de moi que toute ma famille est morte.
Parce que je suis un démon.
Le lendemain, la cité est réveillée avant moi. Ni le crime, ni la misère ne dorment, et la ville encore moins.
Je me lève dans le matin brumeux de poussière et pollué de fumée, et prends la direction de la mine, tout en enroulant mon voile autour de ma tête. Serpentant dans les rues crasseuses, je me faufile entre les maisons de sable rocheux, les étals de fruits pourris et les sans-abri. Je croise une demi-douzaine de filles louches, des livreurs renfrognés qui ne transportent pas que de la farine, quelques ouvriers couverts de suie qui font chauffer leurs machines, et des centaines de milliers de truands, tabassant leur prochain et volant tout ce qui peut l’être. Je suis tellement habituée que plus rien de tout ça ne m’interpelle, à part peut-être le regard méprisant que jette un jeune homme sur mon voile. À en coire sa grimace révulsée, je jurerais qu’il peut voir à travers. Mais je dois me tromper : mon secret est bien cachée par un mètre de tissu crasseux.
Tout ici, excepté peut-être dans les beaux quartiers, depuis les commerces aux marchés, en passant par les usines nauséabondes et les bidonvilles, est entassé sur le reste, respirant à peine à cause du manque de place. Les immeubles ressemblent à de grandes boîtes à chassures empilées les une sur les autres, tachées d’humidité et à l’odeur âcre de renfermé. Les étals se confondent avec des tonneaux de bois flotté. Même les églises et les vieux monuments ne sont que des tasses en faïence ébréchée : la cité toute entière ressemble à un caveau laissé à l’abandon. Cet endroit me dégoûte.
J’inspire une grande bouffée d’air chaud pour chasser cette sensation. J’ai parlé de la mer, mais, en réalité, il s’agit plus d’une flaque que d’un océan ; le port est si lointain et si sec qu’on ne ressent même pas sa fraîcheur à une dizaine de kilomètres. Pour ça, il faut se trouver tout près, et avec ma figure souillée et mes loques puantes, on ne me laisserait pas approcher des précieux bourgeois en sucre filé et de leurs maisons en pain d’épices.
Fendant la foule de mineurs massés devant l’entrée comme des boeux dans un enclo trop étroit, j’arrive enfin à la mine, et constate avec surprise que ses grilles sont closes. Épouvantée, je déchiffre l’écriteau planté sur le portail : « Fermé ».
Je reste plantée là, sans un mot, incapable de bouger. Fermé. Du jour au lendemain, sans un avertissement, une excuse, une indication. Fermé, tout simplement.
Je pourrais crier, hurler, tempêter, pester, pleurer, il n’y aurait personne pour m’entendre. Je pourrais aller au bureau des Mineurs Mineurs réclamer une explication, je pourrais même aller jusqu’au bout du monde si cela me chante, ce n’est pas pour autant qu’on m’accorderait une miette d’attention. Des milliers de personnes perdent chaque jour leur emploi, et le monde continue bien de tourner. Personne ne m’écoutera aujourd’hui, pas plus que je n’ai écouté les autres hier.
Ça ne sert à rien d’essayer. De toute façon, mon coeur est bien trop sec pour contenir encore la moindre goutte d’espoir.
Les échos d’hier résonnent dans ma tête. Une découverte de minerais nocifs au trentième pallier… et, ce matin, la mine, close. Serait-il possible que nos supérieurs aient pris ces ragots au sérieux ? Ça m’étonnerait. En cinq ans, j’ai déjà vu huit explosions sérieuses et treize mineures, et jamais aucun d’entre eux n’a levé le petit doigt pour nous aider ou réparer les dégâts, alors, fermer pour des rumeurs telles qu’il en court toutes les semaines…
Enfin, pour l’instant, tout ce qui doit me préoccuper, c’est le besoin de trouver un nouveau travail.
Je parcours le chemin en sens inverse, tête basse et ventre vide. Peut-être que je vais finir comme mes sœurs, après tout. Au point où j’en suis, je n’ai plus rien d’autre à vendre.
Abattue et misérable, je vagabonde sans but.
Les immeubles sales, coulés dans du béton ou creusés dans la roche, me paraissent maintenant d’immenses barreaux de prison, qui laissent de temps en temps entrevoir un petit morceau de ciel trop bleu ou de lumière trop vive. Je slalome entre les abris en carton ou en tissu construits à même le sol, serpente dans les allées tortueuses, traverse des étals où les vendeurs crient à qui veut bien l’entendre que leur poisson est le meilleur de tout le pays. Je tente de prendre une grande inspiration pour calmer les pensées tourbillonantes qui se pressent dans mon esprit, mais l’odeur du graillon et celle de la fumée me donnent envie de vomir.
Soudain, au détour d’une ruelle étrangement sombre et déserte, une voix m’interpelle :
- Hé, petite ! Oui, toi, avec un voile !
Je me retourne, et fais face à un homme que je ne connais pas, le sari constellé de motifs dorés et la barbe de miettes. Il me fourre un étrange papier dans les mains, froissé et tâché de crasse :
Cherche livreur/livreuse de colis, ni trop curieux ni froid aux yeux, sait courir vite, capable de se repérer dans la ville. Si vous remplissez ces qualités, rendez-vous dans les quartiers industriels, porte rouge, hangar, le seize de ce mois, pour la dernière évaluation.
Rémunération : 13 couronnes la livraison.
Je lève le nez du prospectus pour questionner l’homme au sari rouge, mais il a déjà disparu.
Mon choix est vite fait. À la mine, je travaillais seize heures par jour pour six couronnes. Je ne me demande même pas s’il y a un coup fourré ou si j’en suis vraiment capable, je décide de postuler.
Le seize, c’est dans quinze jours.
Pendant deux semaines, je parcours la ville en long, en large et en travers au pas de course pour améliorer ma vitesse et mon sens de l’orientation. Pendant deux semaines, je ne ramène plus d’argent à mes sœurs et me résous à manger leur nourriture souillée. Pendant deux semaines, je m’entraîne à soulever des rochers, ou bien des sacs de sel quand je peux en trouver, pour m’habituer au poids d’un colis. Pendant deux semaines, je m’endors au son d’une douce berceuse – treize couronnes, treize couronnes, treize couronnes. Et quand arrive enfin la date de l’évaluation, je suis prête.
Je ne me perds pas et trouve directement le hangar avec une porte rouge, non seulement grâce à sa couleur flamboyante, mais surtout grâce à la foule qui s’agglutine devant. Il y a une petite vingtaine de candidats, tous faméliques, sales et désespérés. J’en croise des jeunes, des vieux, des moins vieux et même un garçon d’environ huit ans. Une fille avec des tresses, probablement une livreuse expérimentée, nous fait entrer à l’intérieur après nous avoir fouillés et observés, pour savoir si notre physique nous permettrait de courir toute la journée. Elle s’écarte pour me laisser passer avec une moue que je ne parviens pas à interpréter.
Ensuite, elle verse devant chacun d’entre nous une mesure de riz, de lentilles et de petits-pois, les mélange et nous distribue trois seaux pour les trier.
Autour de moi, les gens assis en tailleur à même le sol grognent, certains se lèvent même pour s’en aller. C’est pour ça qu’ils sont venus ? Pour séparer des grains ? Ils secouent la tête puis partent en silence, et je suis à deux doigts de les imiter, avant de me rappeler que si je ne décroche pas cet emploi, je finirais comme mes sœurs. Je me figure dans les bras d’un inconnu et frissonne de dégoût. Alors je prends une poignée, le regard déterminé, et je commence mon travail.
Deux heures et deux mille lentilles plus tard, nous ne sommes plus que trois dans la salle. Les autres ont abandonné : cette tâche est tout simplement inutile. Et dire que je me suis forcée à courir dans toute la ville et à porter d’énormes rochers pour me retrouver à faire ça… J’ai envie de renverser mes seaux à-moitié pleins sur la tête de la fille avec des tresses, qui nous observe en souriant.
Quand je relève à nouveau la tête, un autre candidat a disparu à son tour, et l’homme qui reste semble profondément endormi sur son tas de graines. La fille baisse son regard vers moi.
- Eh bien… on dirait que tu es la dernière. Félicitations, bienvenue dans l’équipe. Comment tu t’appelles ?
- Keya, je réponds d’une petite voix, peinant à suivre son débit beaucoup trop rapide.
Ses yeux couleur noisette grillée pétillent tandis qu’elle me guide vers le fond du hangar.
- Enchantée, Keya. Moi, c’est Zhi. Prends un paquet dans la réserve et dépêche-toi de le livrer pendant que je range tout ça. Et, surtout, ne regarde pas à l’intérieur.
J’obéis, me saisis d’un colis au hasard et regarde l’étiquette : quartiers ouvriers, maison, porte verte. Je secoue les grains de riz avant de m’élancer à l’extérieur, plus rapide que le vent rageur qui souffle dehors.
Je mets moins d’une heure à me rendre aux quartiers ouvriers, livrer le paquet à un petit homme aux yeux de fouine qui me jette à peine un regard et retrouver le hangar – mon nouveau lieu de travail.
Ganesh, l’homme au sari rouge et doré, celui qui m’a donné le prospectus il y a deux semaines, se présente rapidement avant de me faire entrer dans le local où il entrepose des centaines et des centaines de colis semblables à celui que j’ai livré. Il ne me demande même pas si j’ai regardé à l’intérieur. À la place, il m’explique que son travail consiste plus ou moins à distribuer toutes sortes de marchandises aux quatre coins de la ville. Il dit qu’ils ont récemment perdu un membre de leur équipe et qu’ils voulaient le remplacer au plus vite, alors ils ont distribué des papiers au hasard. Je ne pose pas de questions. Croyez-en mon expérience, mieux vaut garder les secrets secrets, et je ne compte pas découvrir les leurs.
Je serre la main de la fille avec des tresses, d’un joueur de violon venu d’un pays lointain et d’une drôle de vieille femme qui a les pupilles tellement dilatées qu’elles ressemblent à des assiettes, tous coursiers. Je remarque qu’ils ont l’air pressé, constamment sur leurs gardes, mais, surtout, nourris. Ils n’ont pas la peau si tendue sur les os qu’elle risque de se déchirer, ni les yeux rendus rouges par la soif, comme moi.
Je me rends tout au fond du dépôt, où se trouvent les paquets les plus urgents. Un jeune homme, assis sur une caisse retournée, me jette un regard hostile. Son visage me semble vaguement familier, même si je ne saurais indiquer où je l’ai aperçu.
Je reporte mon attention sur Ganesh, qui me remet un paquet pour un poissonnier du marché. Quand je passe à nouveau devant le garçon en direction de la sortie, l’endroit et le moment où je l’ai croisé rermontent à la surface de mon esprit : sa grimace dégoûtée lorsqu’il a posé les yeux sur mon voile, deux semaines plus tôt, sur le chemin de la mine. Ses lèvres articulent un mot que je connais bien. Démon. Je frémis. Mes pensées tourbillonnent pour tenter de comprendre comme il l’a su, mais j’affiche un air calme et impassible. Serrant les mâchoires et le colis contre mon cœur, je cours en direction du marché.
Me voilà livreuse.
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