Chapitre deux : n'ouvre pas les placards

11 minutes de lecture

Chapitre deux : n’ouvre pas les placards

Cela fait maintenant cinq mois que la mine a fermé et que je travaille pour Ganesh, le patron de notre système de courses. Je me lève avant le lever du soleil et m’endors bien après son coucher, mais j’ai à manger chaque soir. Toute la journée, je cours à droite ou à gauche, un paquet dans les bras. J’en ai vu des infiniment petits, et d’autres, si gros que nous avons dû nous rassembler à plusieurs pour les porter. À chaque fois, les gens prennent leur colis et me claquent la porte au nez, me jetant à peine un regard, à part quelques uns qui me hurlent dessus ou tentent de me frapper. Mais quand je suis repassée quelques jours après avoir été engagée devant la maison à la porte verte, dans les quartiers ouvriers, elle sentait la mort, et des traces de sang séché décoraient les murs de longues traînées rouges. Je n’ai pas posé de questions, de peur d’être renvoyée. Le règlement, épinglé sur le mur au fond du hangar, est très clair : pas de retards, pas de questions, pas de bagarres entre les employés. Et surtout, ne pas regarder à l’intérieur des paquets. C’est la règle la plus importante : une simple oeillade curieuse et c’est le licenciement assuré.

Mes sœurs ouvrent de grands yeux à chaque fois que je ramène le dîner et m’interrogent sur mon travail, mais je ne leur révèle aucune information. Ce ne sont pas leurs affaires, mes tripes me dictent de rester discrète à ce sujet.

De son côté, le jeune garçon aux yeux sombres continue de loucher avec dégoût sur mon voile à chaque fois qu’il m’aperçoit.

- T’as pas besoin de le savoir, répond-il lorsque je lui demande son nom, dans une tentative de sympathiser aussi vaine que stupide.

Je soupire en le regardant s’éloigner.

- Ne t’en fais pas pour Hai, me conseille Zhi, la fille aux tresses. Il est toujours de mauvaise humeur.

De mauvaise humeur, peut-être. Mais en tout cas, la certitude qu’il déteste les démons me laisse un arrière-goût amer sur la langue. Ça signifie qu’il me déteste aussi, par conséquent.

J’ai beau ne pas m’entendre avec Hai, Zhi et moi nous rapprochons rapidement : son énergie, son sourire, son humour et sa vivacité font d’elle une personne charmante et agréable, à l’optimisme communicatif. Elle demeure également sans aucun doute la meilleure livreuse d’entre nous : celle qui court le plus vite, celle qui restitue le plus de paquets chaque jour, celle qui connaît le mieux la ville. Mais aussi la plus désespérée, et la plus sans-le-sou, probablement.

Je n’avais jamais eu d’amie avant, entre le figuier sycomore perdu au fin fond des pleines, les villages qui nous chassaient et l’arrivée à Banhani. Mais Zhi noue facilemment des liens avec moi, comme si elle avait l’habitude – je me demande quel genre de vie elle a pû mener pour avoir « l’habitude » de se faire des amis. Lorsque je tente de la questionner sur le sujet, elle détourne la conversation. Je n’ose pas insister.

Parfois, elle me raccompagne jusque chez moi après notre service – enfin, en guise de service, disons que nous accumulons les livraisons de telle façon à pouvoir manger sainement, nous sommes attendus au hangar à cinq heures mais n’avons pas d’heure de fin. Un jour, elle rencontre même Narih et Maharat. Mes deux mondes, la famille et le boulot, entrent brusquement en collision, mais elles n’échangent pas un mot. Après ça, j’ai un peu plus de mal à esquiver les questions de mes sœurs à propos de mon nouveau travail.

Quelques semaines plus tard, je trouve une flûte de pan, abandonnée sur la caisse en bois au fond du hangar. Profitant d’un moment de pause entre deux livraisons, je la porte à ma bouche et fredonne une vieille mélodie, enseignée par ma mère sous notre figuier, il y a des années – en réalité, si longtemps que cela rassemble plus à une vie entière ou à une éternité. Les notes restent en suspend dans les airs, flottent dans la moisissure des colis qui pourrissent depuis des mois et se cognent aux étagères. Le moment est si parfait, si pur, que j’en craindrais presque que tout s’évanouisse si jamais je cligne des yeux. J’ose à peine reprendre mon souffle – au-dessus de ma tête, la main posée sur mon épaule, un doux sourire aux lèvres, maman est là, aussi douce et patiente que dans mes souvenirs, j’en mettrais ma main au feu. Pour la première fois depuis très – trop – longtemps, je savoure la douceur de quelque chose.

Mais Hai surgit soudainement de nulle part et m’arrache violemment l’instrument, brisant cette brève parenthèse hors de la misère et de la violence, avant de me cracher à la figure :

- Ne touche pas à mes affaires !

- Ne les laisse pas traîner, je rétorque, blessée.

Qu’a-t-il vu, entendu, pensé de moi quand j’ai joué cet air démodé et lointain ? Et pourquoi est-ce que ça me dérange autant ? J’ai envie de disparaître – moi qui voulait gagner son amitié, j’utilise une flûte qui lui appartient sans son autorisation et je lui laisse entrevoir à quel point je suis mauvaise avec ce doigté maladroit.

Ses iris noirs brillent de colère crue, la petite cicatrice qui scinde son sourcil en deux luit de fureur.

- Quelqu’un comme toi ne devrait pas être autorisé à pratiquer quelque chose d’aussi beau que la musique.

Puis il tourne les talons en pestant dans sa barbe, et je reste seule, frissonnante et perplexe. J’ai comme l’impression qu’il vient de me traiter, une fois de plus, de démon.

Après l’épisode de la flûte, je renonce totalement à sympathiser avec Hai, et je ne lui adresse même plus la parole. Jusqu’à la fin de la saison des herbes.

Un matin, je pioche un paquet à livrer, le premier de la journée, et je trouve sans peine l’adresse. Je retourne parfois jusqu’à trois fois au même endroit dans la même semaine, alors j’essaie de mémoriser tous mes trajets sur une dizaine de jours.

C’est une jeune femme qui ouvre la porte de cette maison typique des quartiers commerçants – en sable ocre et rocheux, avec une quinzaine de fenêtres obscurcies par des rideaux de soie –, environ vingt ans, peut-être vingt-cinq, les cheveux étroitement attachés en chignon et la peau couleur caramel fondu. Belle, tellement belle que j’en ai le souffle coupé pendant une fraction de seconde, moi qui ai vu tant d’horreurs que mon coeur en est complètement desséché. Je lui tends timidement le paquet, écrasée par son charme et son aura tranquille :

- C’est pour vous.

Elle me gratifie d’un sourire éclatant, prend son bien et tourne trois fois la clé dans la serrure après avoir refermé la porte.

Quand je repasse devant la maison quelques jours plus tard, j’entends une voix agoniser – ou, plutôt, un filet de voix, tant le son est faible. Saisie de panique, et même si c’est dangereux, je me précipite à l’intérieur. Aussitôt, l’odeur attaque mon nez et me fait tousser : le parfum caractéristique du sang, mêlé de mort et de vengeance. Je pense à la fille qui m’a ouvert la dernière fois que je suis venue ici, celle avec de magnifiques cheveux et un sourire solaire. Je ne réfléchis pas ; pour la première fois que je suis arrivée à la capitale, et pour une raison inconnue, j’éprouve le besoin pressant de faire quelque chose pour sauver une vie.

La petite pièce dans laquelle je me trouve est sans dessus dessous : les étagères pendent misérablement, arrachées des murs, la vaisselle gît piteusement sur le sol, explosée en mille morceaux de porcelaine au milieu de fragments de vases, de pages échappées de livres mutilés et d’autres objets impossible à identifier. Tout ce aurait pû avoir une valeur semble avoir été volé après un combat violent.

Mais je ne trouve aucune trace de la jeune fille dans les décombres. À mon grand soulagement, c’est un homme d’âge mûr qui se vide de son sang sur le carrelage en terre cuite. Il pousse un râle douloureux, ce qui n’est pas vraiment étonnant vu l’angle bizarre adopté par ses jambes, ses doigts dépouillés d’ongles et les arabesques sanguinolentes taillées au couteau dans sa chair. Je réprime une nausée et lui demande, fatalement :

- Que s’est-il passé ?

Ses yeux fatigués s’ouvrent doucement.

- Ils ont pris Meh…

- Qui ?

- Meh… je n’avais plus de quoi payer, mais ils étaient persuadés que si, ils croyaient que je ne voulais pas rembourser, alors ils ont essayé de me faire parler…

Je frémis en pensant à la jeune fille que j’ai aperçue l’autre jour. Elle doit être cette Meh dont il me parle.

- Meh était là. Elle a tenté de s’interposer, mais elle n’était pas assez forte… Ils ont décidé que si je n’avais pas d’argent, ils la prendraient en compensation…

- Qui a pris Meh ? Dites-le moi, j’exige.

J’essaie vainement d’accrocher son regard, mais ses iris bleus fixent un point invisible au-dessus de mon épaule.

- Meh, murmure-t-il d’un ton absent, et je sens qu’il est déjà ailleurs. Retrouve-la… j’espère qu’ils ne lui feront rien…

Ses paupières se ferment lentement. Je ne suis pas sûre qu’il m’aie entendue.

- Qui a pris Meh ?

- Retrouve-la… et protège-la… je t’en prie.

Sa tête roule sur le côté en laissant échapper son dernier souffle.

Je rentre au hangar après avoir parcourut les rues alentour en long, en large et en travers, sans pour autant avoir trouvé la plus petite trace de Mah, d’un témoin ou d’un brigand assez menaçant pour créer un tel carnage. Quand je demande si quelqu’un a vu quelque chose, n’importe quoi, personne ne me répond. Les voisins se contentent de jeter le corps dans une canalisation vide et crasseuse et de récupérer le peu de biens vendables qu’il reste dans sa demeure, avant de me fixer d’un air mauvais.

Je retourne honteusement à l’entrepôt des paquets, la tête basse.

- T’en as mis, du temps, me crache Hai lorsqu’il me voit me faufiler entre les piles de colis à livrer.

- Parce que tu m’attendais, peut-être ? je réplique, sarcastique.

Il grogne et lève les yeux au ciel, sans que je sache vraiment ce que ça signifie, puis il ajoute :

- On est payés à la livraison, et Zhi court vraiment vite. Tu ferais mieux de te dépêcher.

- Je rêve, ou tu t’inquiètes pour moi ?

- Bien sûr que non ! s’exclame-t-il.

Et il se cache derrière une étagère, faisant mine de choisir minutieusement sa prochaine livraison.

- C’est vraiment bizarre, ce gars qui me parle de Meh, je me murmure à moi-même.

Peut-être un peu trop fort : Hai me jette un regard que je n’arrive pas à interpréter, ni complètement noir, ni franchement gentil, par-dessus un paquet.

- Quel gars ? De qui est-ce que tu parles ?

- Personne, je soupire, lasse.

Je n’ai pas envie qu’il soit au courant de la mission qu’on ma confiée. Il s’arrangerait pour se l’approprier, et récolterait tous les lauriers qui pourraient me faire bien voir au sein de l’équipe – un client sauvé nous serait forcémement redevable, et passerait ensuite toutes ses commandes chez nous, ce qui voudrait dire plus d’argent, et pourquoi pas une prime de la part de Ganesh.

- Laisse-moi deviner, grommelle-t-il. Tu as trouvé un pauvre type blessé dans une maison vide et il t’a demandé de faire quelque chose pour lui comme, disons, rendre visite à sa mère malade une fois par semaine, cuisiner de bons petits plats pour son frère ou venger sa mort. Je me trompe ?

Je le dévisage, surprise. Il est tombé juste, même si ce n’est pas exactement ça.

- Comment tu le sais ?

Mais qu’est-ce qui me prend ? Je ne comptais pourtant pas discuter de ça avec lui !

- Moi, Zhi et les autres, on a tous un jour croisé quelqu’un comme ça, en train de se vider de son sang dans un endroit qu’on avait déjà visité une ou deux fois. On s’est vu chargés d’une mission et on a tout fait pour la remplir. Mais ça n’a jamais abouti. Alors écoute-moi bien : laisse tomber. Quoi que tu fasses, ça n’arrangera pas les choses que tu t’en mêles et tu ne te retrouveras qu’avec des regrets. Crois-en mon expérience.

Il s’empare d’un colis au hasard, me décoche son habituel regard noir et déterminé, avant de filer à toute vitesse dans les rues polluées, sans attendre que les questions qui se bousculent dans ma tête veuillent bien s’ordonner un peu.

Je reste là, sans rien dire, incapable de penser correctement ou de faire un mouvement pour le retenir.

Dans quoi me suis-je encore fourrée ?

Je passe les deux jours suivants à jouer à cache-cache avec Hai et à tenter de traiter une à une mes interrogations.

Qui est Meh ? Qui est l’homme que j’ai vu agoniser dans une maison vidée de tout objet vendable ? Pourquoi avons-nous tous – à en coire Hai – vécu ce genre d’expérience ? Est-ce que je vais vraiment échouer, ou est-ce que je suis assez forte pour réussir ? Et pourquoi est-ce que je me fie à un jeune garçon hostile qui me traite de démon ?

Je ne trouve aucune réponse nulle part, et je sais déjà que chercher ne servait à rien. À la place, je décide d’attendre Hai et le coince à la fin d’une journée de service. Je suis au courant qu’il aime s’occuper de livraisons la nuit pour l’avoir déjà vu plusieurs fois travailler tard. Et effectivement, il décide de me faire patienter jusqu’à deux heures du matin. Il recule en me voyant, mais je réplique :

- Vraiment ? Je pensais pourtant que tu n’étais pas le genre à fuir devant les démons.

Touché. Il soupire et s’assoit sur la caisse retournée au fond du hangar, qui nous sert à la fois de table et de banc.

- Je savais que tu allais essayer de me piéger.

- J’ai des questions.

- Je n’ai pas de réponses. Fin de l’histoire. Rentre chez toi.

Je tente de le regarder droit dans les yeux malgré la mèche rebelle qui lui barre le visage.

- On est à Banhani. Je n’ai pas de chez-moi.

Il soupire à nouveau et fixe une tâche de moisissure au plafond, avant de lâcher :

- Qu’est-ce que tu veux savoir ?

- Tout. Pourquoi est-ce que nous avons tous croisé ce genre de personnes, pourquoi est-ce que leurs maisons étaient vides, pourquoi est-ce qu’ils mouraient, pourquoi est-ce que nous étions déjà venus à cet endroit, pourquoi nous avons tous reçu une mission.

Il garde le silence un moment, mais je ne me démonte pas.

- Je ne sais pas. On est des livreurs, après tout. Peut-être que c’est juste un hasard. C’est normal pour nous de retourner plusieurs fois au même endroit, et les gens en train de mourir, c’est pas si rare, dans cette foutue ville. Et pour la mission… je ne sais pas, peut-être qu’ils avaient une dernière volonté avant de partir, et qu’on était les seuls à qui ils pouvaient la confier.

- C’est tout ce que tu as, comme réponses ?

Il me jette une oeillade brillante de colère et se lève brusquement.

- Mais j’en sais rien à la fin ! Tu crois vraiment que j’ai pas essayé de chercher, au début ? Moi aussi, je croyais pouvoir accomplir leur mission, j’ai passé tellement de temps en dehors de chez moi pour réussir, et j’aurais dû…

Il s’arrête soudainement de parler, les yeux dans le vague, puis reprend :

- Écoute, je te l’ai déjà dit, mais je vais recommencer, parce que tu n’as pas l’air d’avoir compris le message : laisse tomber cette histoire, oublie-la et rentre chez toi. Mange et ris avec ta famille parfaite, dors sur tes deux oreilles, n’ouvre pas les placards et tu ne trouveras pas les cadavres à l’intérieur. Mais sinon…

Il me dévisage pendant un moment qui semble durer des heures, puis recule lentement, et disparaît dans la nuit. N’ouvre pas les placards, et tu ne trouveras pas les cadavres à l’intérieur. Mais sinon…

Sinon quoi ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aoren ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0