Chapitre trois : ne regarde pas à l'intérieur

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Chapitre trois : ne regarde pas à l’intérieur

J’essaie de reprendre le court de ma vie comme elle était avant l’homme qui agonise, avant le sourire éclatant de Meh et avant ma discussion avec Hai. J’essaie vraiment. Je livre les paquets, je rentre chez moi tous les soirs sans trop tarder, je fais la conversation à mes sœurs, je papote avec Zhi entre deux courses. Je n’ouvre pas le placards, je laisse les cadavres à leur place, merci mais non merci, les sombres secrets, ce n’est pas pour moi, du moins je tente de m’en convaincre.

Je continue mon travail comme il se doit, sans poser de questions à qui que ce soit, et certainement pas à Ganesh. Je doute qu’il soit au courant de toute cette histoire. De toute façon, ce serait contraire au règlement.

Je m’entends de mieux en mieux avec Hai. Il a arrêté de me traiter de démon, et me sourit – oui, sourit, j’ai découvert qu’il savait comment faire – parfois lorsque nous nous croisons au détour d’une avenue bondée. Il m’arrive même de rentrer chez moi un peu après la fin de ma journée de service pour discuter avec lui. Probablement par pitié pour moi, il semble s’être radouci.

Enfin, radouci, façon de parler : il a tout de même un caractère bien trempé. Avec lui, le moindre commentaire sur lequel nous ne sommes pas d’accord devient le sujet d’une chamaillerie plus ou moins sérieuse. Et puisque je ne suis pas du genre à le laisser avoir le dernier mot, nous passons parfois plusieurs heures à décider si les galettes de maïs sont meilleures que celles de riz… À chaque fois que Zhi reste avec nous, elle ricane avec amusement tandis que sa cigarette crachote de la fumée et embrume nos disputes stupides d’une vapeur ourlée. Le plus souvent, elle s’en va bien avant que nous ayons terminé.

Malgré toutes ces soirées que nous égrenons à bavarder, je ne sais rien de vraiment tangible sur Hai. D’accord, il prétend aimer les galettes de riz, la couleur doré, et il déteste les chameaux avec une ferveur qui me dépasse complètement - « Ça pue, ça crache, et ça t’écrase avec ses sabots, en plus de mastiquer sous ton nez avec leur haleine de phacochère », pour n’en citer qu’un extrait – mais il change de sujet à chaque fois que j’oriente la conversation vers un sujet un peu trop personnel – comme sa famille, son passé, ce qui l’a amené à devenir livreur… les choses les plus importantes, il les cache derrière un mur infranchissable, que je suis trop faible pour escalader maintenant. Alors en attendant, je me tresse patiemment une corde de minuscules fils de confiance et d’amitié pour pouvoir enfin passer au-dessus.

La saison des herbes laisse place à celle des pluies, et pour une fois, on ne me jette plus de regards étranges à cause de mon voile : la plupart dans gens pensent qu’il s’agit d’une capuche. Je saute par-dessus les flaques, jusqu’à ce que les ruisseaux asséchés se mettent à déborder et que leur lit s’étende dans les rues crasseuses. Là, je me mets à courir avec de l’eau jusqu’au genou.

Les flaques se font rapidement si nombreuses que désormais, on se surprend à chercher un endroit sec plutôt qu’humide. Les étals du marché ne vendent plus que des fruits moisis ou des étoffes trempées, et le fleuve noir qui serpente entre les rues bondées démolit chaque jour le taudis que mes sœurs et moi nous entêtons à reconstruire, emportant avec lui tôles, tuiles, et morceaux d’ardoises bleu souci. Nous ramassons les débris et les recollons plus haut, plus loin, là où on pense être à l’abri, jusqu’à ce que la nature nous prouve le contraire.

Le pire, dans tout ça, c’est qu’on ne peut même pas la boire, cette flotte, qui véhicule avec elle saleté, pollution, nourriture avariée et cadavres. Elle est si toxique que le plus naïfs, ceux qui se sont risqués à en goûter une gorgée, se sont mis à saigner du nez, des yeux, des oreilles… avant de mourir par hémorragie. Même notre peau s’irrite et s’abîme, se décollant par endroits.

C’est toujours pareil, à Banhani : trop d’eau, et puis pas assez. Une chaleur brûlante et sans pitié, ou bien moite et étouffante. Au moins, a saison des pluies a le mérite de nettoyer un peu la ville de sa pollution brunâtre.

Mais elle ralentit ma progression, et donc mes livraisons. Les gens me bousculent sans cesse pour rentrer chez eux et échapper au temps, et je n’avance plus aussi vite à cause des fleuves en pleine crue.

Un jour, un homme me bouscule et je tombe violemment en arrière, la tunique trempée et les mollets écorchés. Cependant, je suis moins préoccupée par ma chute que par mon paquet, qui m’a échappé des mains. Je l’aperçois en train de couler lourdement sous l’eau sale, et je me relève aussitôt pour le rattraper.

- Non !

Je saisis mon colis avant qu’il ne sombre pour de bon. Le papier qui lui sert d’emballage me goutte sur les mains, crasseux et déchiré.

- Non, non, non, je répète, affolée.

Je le retourne dans tous les sens pour constater avec angoisse et stupéfaction l’étendue exacte des dégâts, quand un éclat brillant, sous mes doigts crispés, sous le papier détrempé, attire mon attention. Je frémis. Les paroles de Zhi, lors du jour où j’ai commencé, me reviennent en mémoire. Et, surtout, ne regarde pas à l’intérieur. Je prends une grande inspiration pour me clarifier les idées et continue ma route.

Ne pas regarder à l’intérieur. Ne pas regarder à l’intérieur. Ne pas regarder à l’intérieur, jamais, sous aucun prétexte. Cela fait partie des règles de base du métier, c’est même la plus important de toutes. Ne pas regarder à l’intérieur.

Je me concentre pour lire l’adresse à moitié effacée par l’eau et tente de toutes mes forces de ne pas penser à cet éclat brillant, intriguant. Mais c’est plus fort que moi. Qu’est-ce que c’était ? Un morceau de verre ? Un bijou ? Un miroir ? Un objet en métal ? Le vieil instinct de survie que j’avais en partie laissé derrière moi à force de manger à ma faim tous les soirs refait surface : est-ce que c’est vendable ? Je soulève un coin du paquet, puis le repose instantanément, avant d’entrevoir quoi que ce soit. Je ne dois pas enfreindre les règles, Ganesh a des yeux partout : il le verrait aussitôt et je serais renvoyée. Ou pire.

Je cours fermement sur le reste du chemin, frappe à la porte, livre mon paquet et retourne au hangar.

Je n’ai pas regardé à l’intérieur. Enfin, pas vraiment.

Je choisis un autre colis et m’empresse de le livrer, et puis je recommence. Dès que je m’empare d’un nouveau paquet, j’ai l’impression de revoir cet éclat brillant. À chaque course, la tentation de l’ouvrir deivent plus forte, et je finis par craquet. Une heure et demie plus tard, incapable de résister, je me dissimule à l’ombre d’une ruelle déserte, déplie délicatement l’emballage, plonge la main à l’intérieur et en ressors… un sablier ?

Je cligne des yeux pour vérifier qu’ils fonctionnent correctement. Mais je tiens bien du bout des doigts un sablier transparent, sculpté en forme d’éléphant et dont le sable orangé, probablement issu du cruel désert qui nous encercle, s’écoule paresseusement. Un sablier en verre, un objet inoffensif, beau, avec peut-être un peu de valeur, mais parfaitement inutile. Qui irait acheter un sablier ? Et pourquoi est-ce qu’on me somme de ne pas regarder à l’intérieur des colis, s’ils renferment tous ce genre de choses ? D’ailleurs, est-ce qu’ils cachent tous la même chose, comme je le soupçonne ? Encore des questions à ajouter à ma longue liste, qui n’en finit plus de s’agrandir.

Je replace précautionneusement l’objet à l’intérieur de son emballage, que je referme soigneusement.

- Qu’est-ce que tu fais ?

Je sursaute, manquant de lâcher le colis sous le coup de la surprise. Derrière la mèche de cheveux sombres qui lui tombe sur les yeux, Hai me scrute de son habituel air méfiant. Et moi qui croyais, naïvement, être seule…

- Rien ! je m’écrie un peu trop vite.

- Tu n’étais pas en train de bafouer le règlement en ouvrant un des paquets, j’espère ?

- Bien sûr que non. Je ne ferais jamais ça, et tu le sais.

Il hoche la tête, deux fois, et bien qu’il ne semble pas me croire, pince les lèvres et s’élance à nouveau à travers la ville, son propre colis sous le bras. Il ne m’a ni insultée, ni n’a jeté de regard méprisant à mon voile. Et il n’a pas non plus fait de remarques sur mon infraction, mais pourtant, je suis sûre qu’il m’a vue. Il se montre même étonnamment gentil avec moi, ces derniers temps.

Je commence à me demander s’il ne mijote pas quelque chose.

Après ça, j’ai un peu peur de retourner au hangar, craignant que Hai n’aie parlé à Ganesh de ce qu’il a aperçu tout à l’heure, mais le soleil se couche et je n’ai pas d’autre choix que d’y revenir pour réclamer ma paie de la journée. Mais il ne m’arrive rien, et le patron n’est même pas là quand j’entre dans la pièce humide de moisissure et à l’odeur tenace de renfermé.

Il n’y a que Hai, comme toujours à cette heure avancée de la nuit. Je rafle mon argent sur l’établi de bois et compte scrupuleusement les couronnes en essayant de l’ignorer, mais il prend la parole.

- Tu l’as ouvert, pas vrai ?

Je n’ai jamais su mentir. Je sens qu’il va me percer à jour, si ce n’est pas déjà fait, mais je tente quand même, d’une voix que j’espère détachée :

- De quoi ?

- Le colis.

- Quel colis ?

J’évite son regard du mieux que je peux, avant de me rendre compte que ce genre d’attitude suspecte risquerait de me trahir et de planter mes yeux droit dans les siens. Le moment me semble mal choisi pour remarquer les relfets dorés de ses iris, et je m’efforce de me concentre sur autre chose – n’importe quoi.

- Celui que tu portais quand on s’est croisés ce main.

- Bien sûr que non, j’affirme, telle une bonne élève. Il est interdit d’ouvrir les colis, c’est la règle la plus importante.

Il me scrute avec cet air très particulier qu’il prend toujours pour me dévisager, comme s’il pouvait savoir tout ce que je pense rien qu’à mon visage, puis il soupire.

- Je t’ai vue, tu sais. Pas la peine de nier.

Je recompte les couronnes, treize par livraison, et les fait glisser une à une dans une poche de ma tunique, avant de faire un bond soudain vers la sortie avec la ferme intention de déguerpir. Peu impressionné, il me rejoint en deux enjambées, visiblement déterminé à poursuivre notre conversation. Sa main s’enroule si fort autour de mon poignet que je manque de tomber en arrière. Je tente de me libérer, mais je n’y parviens pas. Brusquement, je comprends ce que doivent ressentir les lapins lorsque leur patte arrière se coince dans le piège tendu par un cruel chasseur.

- Tu vas me balancer ? je murmure, l’esrpit embrouillé à cause de la panique.

- Non, déclare-t-il après un instant de réflexion. J’ai déjà ouvert des paquets. Il n’y a rien de dangereux à l’intérieur, en tout cas pas pour nous. Tu te souviens de l’adresse à laquelle tu l’as livré, ce sablier ? (Je hoche la tête) Retournes-y dans quelques jours, peut-être trois, peut-être toute une semaine. La personne qui a reçu ce colis sera morte.

Il relâche délicatement ma main et je plie et déplie les doigts pour sentir le sang y affluer à nouveau.

- Comment tu peux en être aussi sûr ?

- Je suis livreur depuis trois ans. Toutes les questions que tu te poses, j’y ai songé avant toit. Toutes les erreurs que tu as commises, je les ai faites aussi, et je sais à quel point ça fait mal. Tu ne t’en rends pas encore compte, mais j’ai raison. Les gens à qui nous livrons nos paquets meurent tous, ou presque. Tu ne peux rien y faire. Même Zhi a abandonné, au bout d’un moment. Laisse tomber.

Pour qui se prend-il à me parler sur ce ton et à me dicter ma conduite ? Je me mords les lèvres et serre les poings pour contenir mon envie de lui en coller une – il semble plus fort que moi, et sa riposte risquerait de piquer un peu.

- Je ne peux pas, je dis à la place. J’ai besoin de ces réponses, Hai.

Il se passe la main dans les cheveux.

- Écoute… la seule qui m’a fait renoncer, c’est savoir ce que me coûteraient ces réponses, et comprendre que je n’étais pas prêt à payer. Va voir Baba Ibis. Lui saura ce que tu cherches. Mais attention… il n’est pas facile en affaires.

J’ouvre la bouche pour répliquer ou le remercier, mon esprit n’arrive pas à se décider là-dessus, mais Ganesh jaillit d’entre deux rayonnages, les mains croisées dans le dos et le sari plus éclatant que jamais. À sa vue, mon pauvre petit cœur de lapin pris au piège s’emballe.

- Eh bien, jeunes gens… que faites-vous encore ici à cette heure ? Allez, du balai. Le vieux baba Ganesh doit fermer sa boutique pour la nuit.

Il plisse les yeux d’un air à la fois interrogateur, calculateur et sournois qui me fait frissonner. J’acquiesce, regard baissé, avant de détaler, m’enfonçant dans l’obscurité crasseuse de la ville sans demande mon reste.

Et s’il avait entendu la conversation que j’ai eue avec Hai ? Et s’il savait que j’avais ouvert l’un des paquets ? Et s’il comptait me renvoyer ?

S’il était au courant… est-ce qu’il me ferait taire ce que j’ai vu ?

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