Journal de Mohana : premier extrait
Journal de Mohana : premier extrait
An 43, saison des herbes, cinquième jour
Mes parents m’ont acheté ce carnet pour que je puisse « me débarrasser de toutes mes visions en les couchant sur le papier ». J’étais sceptique, mais l’ennui a fini par me pousser à prendre un calame et à aller dans leur sens.
Les serviteurs sont encore en train de déballer la vie que nous avons entassée dans des cartons avant de venir à Banhani. Mon père a entendu dire qu’un chirurgien extrêmement doué, le meilleur de sa génération, à le croire, habiterait en ville, alors nous avons déménagé, moi par obligation, ma mère et lui parce qu’ils espèrent que ce chirurgien sera capable de me soigner.
Je sais déjà que non. Personne, pas même les plus puissants sorciers ou les plus brillants scientifiques, ne peut soigner ce qui n’est pas malade. Personne ne peut réparer ce qui n’est pas cassé, mais aux yeux de ma famille, je ne suis qu’une jolie poupée dont on aurait cousu les bras à la place des jambes, ou bien au niveau des oreilles. En tout cas, une poupée dont on aurait oublié les cheveux.
Ce n’est pourtant pas ma faute, si je suis chauve. Dans ma société, les cheveux paraissent si importants et nécessaires que mes parents ont perdu contact avec tous leurs amis et une grande partie de leur famille, quand, alors que je me trouvais âgée de quatre ans, un médecin leur a déclaré que mon crâne demeurerait aussi lisse qu’une coquille d’oeuf jusqu’à la fin de mes jours. Ma mère a dû s’asseoir, et j’ai bien cru qu’elle allait s’évanouir.
Si seulement il n’y avait eu que les cheveux…
Cela commença un peu avant mon cinquième anniversaire. Non seulement j’entendais le chant mystérieux d’un peuple dont les autres ignoraient l’existence, mais je voyais des choses qu’eux semblaient incapables de discerner : les ombres et leurs propriétaires qui n’étaient jamais en rythme, les fantômes qui me demandaient quelle toilette porter au dîner du soir, le Roi Serpent qui forçait ses sujets à entonner leur prophétie toute la nuit durant – une musique atroce et sanglante qui me vrillait les tympans.
Et puisque j’étais toute petite, j’en ai évidemment parlé à mes parents. Chez une enfant normale, ça aurait tout au plus valu une petite séance de thérapie aux pierres chaudes, mais chez une fille chauve, c’était à coup sûr une manifestation des ses pouvoirs obscurs, la preuve qu’elle était un démon.
Mon père, un riche et populaire marchand de bijoux, ne pouvait risquer de perdre sa réputation pour une gamine étrange. Il m’a emmenée chez des dizaines et des dizaines de médecins différents, dans des oasis à la frontière de Desalih – notre pays desséché – et de petits villages perdus dans le désert, si miteux que même les rats les avaient fuis. Aucun traitement n’a réussi à me débarrasser de mes « visions », même si j’aurais bien aimé. Si les ombres en avance et les fantômes coquets ne me dérangeaient pas trop, les chants du Roi Serpent me terrifiaient. Je ne pouvais pas fermer l’oeil la nuit sans trois lourds somnifères. Je l’entends encore résonner et rebondir dans mon crâne, même en plein jour :
Écoutez, enfants de la poussière fendue,
Vous dont la chair brûle sous mille soleils,
Car l’heure approche, lente et sans pardon,
Où le sable se lèvera contre les cieux.
Le Serpent murmure sous la pierre close,
Il s’étire, il s’éveille, il réclame sa dîme.
Un nom ancien se glisse entre les dunes,
Et les morts s’ouvrent pour l’accueillir.
Sous l’astre rouge, notre colère s’ancre,
Nos os se lient dans le sel de la guerre.
Nous avons été soif, silence, oubli —
Nous serons tempête, venin, mémoire.
Ils ont bâti leur trône sur nos ossements,
Ils ont ri de nos cris, effacé nos noms.
Mais les dunes n’oublient pas les pas des rois,
Et le vent grave encore nos serments.
Quand le ciel s’éteindra sous la lune fendue,
Le Serpent frappera — sans cri, sans remords.
Et les pierres saigneront à nos louanges,
Car la fin viendra, et ce sera notre aurore.
Je ne saurais pas vraiment nommer ce qui me terrorise tant avec cette simple prophétie, qui ne me semble pourtant pas si terrible, mais même maintenant que je suis plus âgée, je me tétanise dès les premières notes. Et comment ça se fait, d’ailleurs, que je puisse toujours entendre le Roi Serpent et son peuple, avec tous nos déménagements ? Ne devraient-ils par être loin derrière nous ?
J’aimerais détailler à quel point je déteste ces reptiles sournois et calculateurs, mais mon père m’appelle pour me conduire près de ce chirurgien de Banhani dont il me parle tout le temps depuis quelques semaines…
An 43, saison des herbes, neuvième jour
La douleur dans mon ventre est si intense que je n’ai pas pu écrire, lire, dormir ou manger depuis trois jours. Je rends chaque repas, la tête plongée dans la cuvette en céramique des toilettes, pouvant à peine boire. Mes femmes de chambre prétendent que j’ai de la fièvre, mais pour ma part, je me sens glacée.
Ce docteur a si bien cherché dans mes entailles de quel mal j’étais atteinte qu’il en a fait des nœuds. Je le sens.
Jamais je n’oublierai la phrase que mon père a prononcée juste avant qu’il m’opère : « Ouvre-la, et dis-moi ce qu’il y a à l’intérieur. Diagnostique-la, parce que je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi. » Comme si je n’étais qu’un animal, une poule bien grasse dont on observe les intestins en baudruche rose au microscope pour savoir quel répugnant virus elle vient d’attraper. Comme si je n’étais qu’une curiosité, un sujet honteux propice à toutes sortes de médisances outrageantes. Comme si je ne valais rien, pour lui.
On m’a bien sûr administré une potion pour que je ne ressente rien, mais je suis tout de même restée consciente. J’ai donc pu observer le chirurgien ouvrir mon ventre avec un scalpel, et détailler à mon père ce qui se trouvait à l’intérieur, comme il le lui avait demandé.
Il y avait un petit garçon, dans la salle. Ses cheveux blond-roux, courts et en bataille, ses yeux bleu rieur et son sourire canaille juraient avec le mélange de peur et de tristesse qui dégoulinait de chacun de ses gestes. Le fils du médecin, probablement, puisque son père n’arrêtait pas de lui répéter : « Passe-moi la pince, Lakshman. Passe-moi des gants propres, Lakshman. Passe-moi le sérum pour dissoudre la moelle, Lakshman. » Le garçon ne disait rien, n’osant ouvrir la bouche, se contenant de tendre craintivement l’objet demandé et de retourner se cacher sous une table du laboratoire. Sur ses bras et ses jambes, laissés en partie nus par les vêtements trop courts qu’il portait, se dessinait une constellation de bleus, de croûtes et de cicatrices. En posant les yeux sur le fouet accroché à un clou, sur le mur du fond, je me suis efforcée de ne pas me demander à quoi devait ressembler son dos.
Mais voilà que les serpents se remettent à chanter, et que la douleur s’empare de mon crâne…
An 45, saison des pluies, quatorzième jour
Cela fait si longtemps que je n’ai pas écrit… Deux ans, en réalité. Il faut dire que je n’en ai pas vraiment eu le temps.
Après l’opération, mes particularités – ombres, fantômes, serpents –, se sont ironiquement décuplées, à tel point qu’il m’était presque impossible de dormir. Et à ce moment précis, où je me trouvais si épuisée, mes parents ont décidé de profiter de ma période de faiblesse pour me chercher un mari.
Nous avons visité tous les nobles qui ont accepté de nous recevoir, mais même en portant un voile, ils ont tout de suite remarqué que j’étais chauve et nous ont jetés dehors. Mon père mourait presque d’humiliation lorsque nous avons dû nous mettre à rencontrer des marchands – nous ne visions plus le sommet : nous nous contentions de nos égaux. Et même là, on nous claquait la porte au nez. Alors que les rumeurs à mon sujet commençaient à grouiller dans la rue, telles des rats répugnants, et que nous nous résignions enfin à quitter Banhani, un jeune homme est venu nous voir pour réclamer ma main.
Ma mère a failli s’évanouir de soulagement, mon père de bonheur, et moi de chagrin – un bourreau de plus qui s’ajoutait à ma liste.
Il s’appelait Ganesh et n’était ni beau, ni intelligent, ni drôle, ni gentil, ni n’avait de talent particulier pour quoi que ce soit, mais il demeurait quand même un peu riche et hériterait du commerce de ses parents, d’éminents marchands de soie, ce qui en faisant donc un très beau parti. Ou, du moins, un parti inespéré. Nous dînâmes chez lui et sa famille le soir même, et l’accord fût vite scellé. Ganesh avait déjà acheté nos saris de mariage avant de venir chez moi, tous deux taillés dans la soie la plus pure de ses parents.
Le lendemain de mes quinze ans resplendit un banquet abominablement somptueux, m’enchaînant à cet homme dont je ne savais rien pour le reste de mes jours, m’enfermant dans une cage dorée dont on avait détruit la clé – et mes liens me semblaient si serrés que je pouvais à peine respirer.
Au final, j’avais beau le détester de m’avoir ôté ma liberté – comme l’aurait fait n’importe quelle jeune fille de mon âge –, Ganesh se montrait étonnamment respectueux avec moi. Il accepta de poser un verrou à la porte de ma chambre – que nous ne partagions pas – pour que je bénéficie d’un peu d’intimité, et m’offrait tout de dont j’avais besoin de sorte que je ne manquais de rien. En revanche, il posait nombre de questions à propos de mes particularités, pourquoi j’étais chauve, pourquoi j’entendais les serpents et voyais les fantômes, pourquoi les ombres ne paraissaient jamais à l’heure… Toutes ces bizarreries qui m’avaient disqualifiée auprès des autres jeunes hommes semblaient au contraire l’avoir poussé à m’épouser. Et je ne pouvais pas m’empêcher de lui répondre. Nous passions des heures et des heures à discuter, une tasse de thé à la main, même si je me méfiais de lui et m’interrogeais sur ces intentions.
Mais je voyais bien que quelque chose clochait.
Puis, un jour, Samir, le père de mon mari – un homme approchant à peine de la cinquantaine, en bonne santé, plein d’énergie, vif et alerte – s’écroula sur son plateau alors qu’il dînait seul dans son bureau.
Les médecins crurent d’abord à une attaque, avant de repérer le poison dans sa tasse de thé. Ils conclurent à un suicide, bien que le meurtre parut évident et que monsieur Samir n’eut pas de raison apparente de mettre fin à ses jours – sa femme attentionnée, ses affaires florissantes, tout dans sa vie se teintait d’une perfection immaculée, si on omettait ses relations amères avec son fils, qu’il avait menacé de le déshériter la veille de sa mort.
Après ça, je ne pris plus une seule gorgée d’un thé servi par Ganesh. Et, aussi logiquement qu’inexplicablement, mon besoin de répondre à toutes ses questions ne se fit plus sentir. J’en conclus à du thé spécial, faisant parler les consommateurs.
Ganesh me fait peur : je suis sûre et certaine qu’il a tué son père, d’autant plus que son fantôme me l’a à-demi avoué, mais quand j’en ai parlé à sa mère, Hema, elle m’a répondu que parfois, son fils avait des crises de colère qui duraient quelques semaines. Qu’il fallait juste « laisser couler et attendre qu’il se calme ». Que ça passerait au bout d’un mois, au pire. Que de toute façon, on ne pouvait rien faire. J’ai du mal à croire qu’on puisse être si soumise, et je me refuse à devenir comme elle – bien qu’elle se montre tout à fait adorable.
Hier, quand j’ai regagné ma chambre avant de me coucher, j’ai remarqué que le verrou de la porte avait sauté. Je suis entrée en silence, et j’ai vu qu’il y avait désormais deux oreillers de soie pourpre sur mon lit au lieu d’un seul.
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