Journal de Mohana : deuxième extrait
Journal de Mohana : deuxième extrait
An 47, saison des moissons, premier jour
Il m’est de plus en plus difficile de me déplacer. Si j’étais autrefois grande et mince comme un tige de roseau, je m’apparente désormais plus à un énorme ballon de baudruche, trop lourd pour s’envoler et flotter de nuage en nuage. Hema ne cesse de me répéter que je ne devrais pas, que ce n’est pas bon pour moi, que je ferais mieux de rester alitée, mais j’effectue de longues balades quotidiennes dans les rues de Banhani. Plus les mois passent, et plus je ressens le besoin de m’éloigner de Ganesh et de notre demeure – sauf que je dois toujours y retourner, puisque je n’ai nulle part où aller.
L’autre jour, en me rendant au marché qui recèle babioles et denrées plus ou moins légales pour me dégourdir les jambes, j’ai surpris une crève-la-faim en train d’enlever son voile. Elle croyait être seule dans la ruelle, à l’ombre mouvante des maisons délabrées, mais un fantôme m’a chuchoté de tourner dans cette direction.
Et je l’ai vue.
Chauve.
Comme moi.
Il y a eu un grand silence, un regard, un temps mort. Une respiration dans laquelle seuls résonnaient nos battements de cœur.
Et puis tout s’est brusquement précipité. Je l’ai retenue par le poignet lorsqu’elle a tenté de détaler, mais elle s’est dégagée assez facilement. J’ai dû courir pour la rattraper – qui était-elle, pourquoi chauve, pourquoi maintenant, combien, quand, comment est-ce que je pouvais ignorer l’existence d’autres filles comme moi ? – et la bousculade à l’oeuvre dans mon esprit ne me facilitait pas la tâche.
Mon ventre me ralentissait, mais je crois que l’énergie du désespoir – je n’étais plus seule, enfin – m’a poussée à aller plus vite et j’ai fini par la rattraper. Et puis j’ai ôté mon voile à mon tour, puisque parfois, les mots ne suffisent pas. « Comment tu t’appelles ? » j’ai demandé, parce que même s’il ne venait aucune parole pour la sensation qui pulsait dans nos veines, il devait bien y en avoir une pour cette grande fille effarouchée, un peu plus jeune que moi, qui me fixait de ses immenses yeux couleur chocolat fondu. « Laghima ». Sa voix a tracé un chemin entre nos deux âmes, et c’est à ce moment précis que j’ai senti que tout allait réellement commencer, comme si les dix-sept premières années n’avaient été qu’une brève parenthèse, une préparation pour la chose bien plus importante qui nous attendait, elle, moi, et toutes les autres que j’ai ensuite croisées.
An 47, saison des moissons, dix-septième jour
Asarae. C’est le nom que j’ai inventé pour les filles comme nous, les chauves, celles qui voient les ombres bouger. Je ne sais plus d’où ça m’est venu, mais quand je l’ai dit, le mot a flotté dans l’air telle une évidence, une note juste à la flûte de pan, une douceur qui apaiserait les brûlures du passé.
J’ai fondé un refuge. La chance, l’intelligence, le destin… Peu importe comment, j’ai trouvé un vieux bar abandonné, et l’ai retapé en puisant dans les coffres de Ganesh – dont la fortune ne cesse de croître. J’ai aménagé des dortoirs, une cuisine, une salle commune, une salle d’entraînement, et même un jardin potager dans la cour intérieure. Laghima m’a beaucoup aidée. Et au fil des jours, nous avons réussi à pister les autres filles sans cheveux : ma nouvelle amie possède un étrange collier qui nous guide sans faute vers une nouvelle asarae. À chaque fois, elles s’installent ici, parce qu’un lit, trois repas, des rires et apprendre à maîtriser leur aptitude, c’est toujours mieux que ce qu’elles trouveront dehors.
Nous avons découvert que la méditation nous aidait à voir les ombres avec encore plus d’avance : j’atteins rapidement les seize secondes, mais les autres peinent à aller plus loin que sept. et elles ne peuvent ni voir les fantômes, ni entendre les serpents. Certaines filles disent même que leur particularité s’est manifestée autour de dix ans seulement, et non quatre ou cinq comme moi. Même entourée des miens, je reste particulière. Est-ce qu’il y a un seul endroit au monde où je pourrais vraiment être à ma place ?
Malgré ça, certaines filles portent avec elles un objet spécial, tel que l’étrange collier de Laghima – que nous avons unanimement surnommé « l’Amulette » lors d’un vote à main levée –, aux pouvoirs variés : nous en avons essayé un ou deux, mais ils semblent tous avoir de sévères répercussions, mis à part l’Amulette – Pari, la plus courageuse d’entre nous, a dansé sans pouvoir s’arrêter jusqu’à ce que mort s’ensuive après avoir utilisé une boîte à musique faisant chanter la vérité.
Je passe presque tout mon temps à la Crypte – le vrai nom de notre repaire, parce que « vieux bar abandonné » ne convenait pas tout à fait –, mais Hema s’évertue à me faire rester au lit, et je finis par céder. Toute cette organisation auprès des filles sans cheveux – dont je suis la plus âgée et la plus expérimentée, et donc à la fois la doyenne et la mentor – m’a épuisée. De plus, mon ventre gonfle à vue d’oeil, et sa peau est si tendue que je me demande s’il ne va pas éclater.
J’ai peur. Je ne suis pas sûre que j’arriverai à aimer cet enfant, tout comme je ne parviens pas à aimer cette nuit où il est apparu – il me fait mal il me fait mal il me fait mal il me fait mal je ne veux pas mais il étouffe mes cris contre la soie pour ne pas les entendre et mes larmes me noient.
Comment pourrais-je jamais chérir mon propre bébé, s’il ressemble à son père, que je hais de tout mon cœur ?
An 50, saison des herbes, vingtième jour
Je ne pensais pas cela possible, mais pourtant, je hais Ganesh encore plus qu’avant.
Je me trompais. La douleur de l’accouchement, maternelle, nécessaire, vitale, n’avait rien à voir avec celle brutale et barbare que mon mari – le seul fait de l’appeler comme ça me dégoûte, mais je m’y suis résignée – m’avait ressentir.
Enfin, je ne veux pas dire que je n’ai pas eu mal, que le travail s’est accompli tout seul et que je ne me suis pas demandé si j’allais mourir. Mais quand on a déposé au creux de mes bras fatigués le plus beau bébé du monde, tout ça m’a semblé parfaitement insignifiant. Et surtout, ce n’était pas l’enfant de Ganesh. C’était le mien.
Mêmes yeux noirs en amande, mêmes pomettes taillées à la serpe, mêmes cils longs et fins, mais sublimés par une candeur et une innocence que je n’ai plus depuis longtemps. Et le plus important : pas un seul cheveu sur le crâne. Je l’ai appelée Pari, ce qui signifie « angélique » dans la langue ancienne, pour qu’elle ne perde jamais cette douceur observatrice, et aussi en espérant qu’elle hérite de la bravoure de celle qui portait ce nom avant elle. J’avais tort lorsque je croyais ne pas pouvoir aimer ce petit être adorable, la chair de ma chair, la personne qui illumine chaque jour de ma vie d’un regard.
Ganesh était presque aussi ravi que moi que notre fille soi chauve : il répétait sans cesse que, dès que ses aptitudes se manifestaient, il pourrait se livrer à des expériences sur elle. Moi, cela me terrorisait. Je l’ai supplié de m’utiliser, moi plutôt que ma Pari, pour ses recherches lugubres, mais il m’a rétorqué, délirant d’avidité, que j’étais trop âgée pour que cela puisse marcher – et il a ajouté, encore plus cruellement, que s’il allait trop loin avec ma fille, je pourrais toujours lui en pondre une autre, mais que trouver une autre chauve lui serait beaucoup plus compliqué. Rien ne semblait pouvoir l’en dissuader.
Au bout de trois ans, trois ans de sourires, trois ans d’yeux pétillants d’étoiles, trois ans à ne plus être Mohana l’étrange femme chauve du riche marchand de soie mais à enfin devenir « maman » pour quelqu’un, trois ans à enfin être à ma place, un cheveu est poussé sur le crâne de mon enfant. Noir, bouclé, magnifiquement brillant. J’aimais trop Pari pour la détester à cause d’un simple cheveu, mais Ganesh, lui, vit tous ses projets s’effondrer. Il se mit à haïr cette personne qui l’accaparait et ne présentait plus aucune utilité pour lui. Trois ans d’espoir, et puis une nuit d’été : tout venait de partir en fumée.
Trois ans, une lame, du sang qui gicle sur le mur, un cri, des pleurs, puis plus rien. Envolés, les sourires. Envolés, les yeux pétillants. Envolé, mon univers candide et innocent. Envolée, maman, et il n’est plus restée que Mohana, avec sa haine, sa rage, son désespoir et plus rien à perdre.
Je le jure ici, sur mon sang, sur le fantôme de ma fille qui flotte autour de moi, sur la Crypte et sur les asarae : je détruirai Ganesh. Brique par brique. Pièce par pièce. Peu importe le temps que ça prendra, je lui déroberai ce qu’il possède de plus précieux.
Et puis, je partirai à mon tour, parce que vivre sans elle, sans mon trésor, qui ne pourra plus jamais grandir, c’est plus que ce que je peux endurer.

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