Chapitre neuf : la Crypte

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Chapitre neuf :

Le lendemain, après une nuit trop courte passée à parler à Hai des filles sans cheveux, je me lève de bonne heure pour rejoindre la Crypte – pas que j’ai le luxe de faire la grasse matinée dans le caniveau, de toute façon.

Hier, Hai m’a promis qu’il mettrait Zhi au courant de ce que je lui ai dit. Il pense qu’elle en saura plus sur l’Éléphant et ma capacité à voir les ombres, puisqu’elle connaît tout de cette cité. Je suis d’accord avec lui. Si quelqu’un peu lever le mystère sur l’idendité du ravisseur de Meh, c’est bien elle.

Je me jure de trouver un moyen de la sortir de cet infâme cachot, mais je veux d’abord recueillir des informations sur la situation pour y être préparée correctement. Meh continue d’occuper un coin de ma tête, mais je n’ai ni le courage, ni les moyens de faire que que ce soit pour l’instant.

Toute la journée, je travaille dur chez les asarae. Indra, mon entraîneuse autoproclamée, répète en boucle que je dois « méditer de toutes mes forces et pressentir ma force méditative tout au fond de mon être pour améliorer ma vision des ombres ». Je ferme les yeux et le monde s’efface – plus d’ombres, plus d’Indra, plus d’Éléphant. Puis je me concentre jusqu’à en avoir si mal à la tête que, lorsque que je rouvre les paupières, je ne vois plus bien clair.

Quelques jours plus tard, Zhi m’accostre dans la rue – allez savoir comment elle a deviné où j’étais – pour me transmettre les informations qu’elle a récoltées : elle n’a jamais entendu parler de filles chauves, ni d’un Éléphant. J’envisage de demander à Baba Ibis, mais la dernière fois, ses renseignements ne m’ont presque rien coûté. Il pourrait bien réclamer plus ce coup-ci en représailles. En tout cas, Hai lui donne de mes nouvelles régulièrement, tentant de lui soutirer des indices supplémentaires à chaque fois qu’il est saoul, mais sans succès.

Tout les jours, je suis l’entraînement des asarae, grimpant des murs, méditant six heures d’affilée ou faisant des pompes et du combat rapproché. Je croyais qu’ici, j’étais protégée, et que je pouvais me laisser un peu aller, mais non. Il faut que je sache me battre pour pouvoir défendre le groupe en cas de besoin. Heureusement, grâce à la formation d’acrobate que m’a donnée mon père, je possède une certaine agilité et de bons réflexes, ce qui facilite les exercices, même si mon épaule blessée me lance toujours terriblement.

Les autres filles ont même des cours supplémentaires, plus théoriques et spécifiques, mais en tant que nouvelle recrue, je dois faire mes preuves et gagner leur confiance.

Je n’ai pas encore accès à tous les endroits de la Crypte, seulement aux salles d’entraînement, au réfectoire et aux salles communes, ce qui exclut la salle des artefacts où sont entreposés tous les objets particuliers des asarae – même si je peux les visiter si j’en demande l’autorisation, accompagnée d’une autre fille. Je ne me sens pas parfaitement intégrée, mais au moins, ici, on répond à presque toutes mes questions.

- Pourquoi cette devise ? j’interroge un jour Indra, désigant les mots « pas de pardon, pas d’abandon, pas de prison » tracés à la peinture doré sur le mur gris sieste de la salle principale.

- La plupart des filles qui vivent ici ont d’abord été maltraitées, utilisées comme sujets d’expérience, trahies et reniées par leur famille, enfermées… Alors nous devons jurer de ne pas pardonner à nos bourreaux, de ne plus finir en prison, et surtout de pas abandonner nos sœurs. Et chacune de nous y est prête : sauver une sœur de la trahison ou de la violence est l’un des gestes les plus nobles qu’on puisse faire pour elle.

J’approuve d’un hochement de tête, ne sachant pas exactement quoi dire.

Le fonctionnement de la Crypte est millimétré, avec des corvées de repas – les asarae achètent toutes sortes de fruits et légumes, mais je n’arrive pas à déterminer où elles se les procurent et avec quel argent –, de vaisselle, de lessive et même des tours de gardes. Les filles sans cheveux ont beau rire et s’amuser, elles gardent toujours un œil ouvert et ne dorment jamais sur leurs deux oreilles. Si jamais quelqu’un entrait en pleine nuit, elles saisiraient la lame cachée sous leur oreiller et la lui planteraient dans la gorge sans un bruit, plus discrètes qu’un chat et plus méthodique qu’un serpent.

D’ailleurs, en parlant de serpents, toutes les filles ici les ont en aversion, moi y compris. C’est drôle, comme coïncidence.

Je me rapproche beaucoup d’Indra. Elle est drôle, pleine d’énergie, et même si elle demeure un peu plus jeune que moi, je m’entends très bien avec elle. Elle se révèle également être l’un des meilleurs éléments des asarae, et donc l’une des plus aptes à m’aider à maîtriser mon aptitude. Son seul défaut semble l’étourdie : elle oublie régulièrement ses corvées, son emploi du temps, et toutes sortes de choses plus ou moins importantes, ce qui lui vaut le surnom de Linotte. Malgré cela, sa joue de vivre ne tarde pas à me rappeler qu’il n’existe pas que de mauvaises personnes à Banhani. La preuve ? Il y a aussi le reste des asarae, Hai et Zhi.

Mais l’histoire d’Indra n’est pas toute rose : derrière son énergie et ses sourires contagieux se cachent des parents lâches, un frère violent, un scientifique avide de réponses et de découvertes. Des semaines et des semaines de torture pour finalement réussir à s’échapper – ici, ses souvenirs deviennent un peu confus, ou bien elle n’a pas voulu trop m’en dire, aussi j’ai un peu de mal à comprendre. Ce dont je suis sûre, en revanche, c’est que maintenant, elle demeure enfin en sécurité.

- Je veux vraiment tout faire pour être une bonne asarae, affirme-t-elle un jour. J’oublie souvent mes corvées, mais je m’efforce d’être présenter pour nos sœurs en cas de besoin et je m’entraîne beaucoup. Plus que toutes les autres (Une flamme rageuse s’allume dans ses yeux et danse au rythme des battements de son coeur). Je dois être capable de les protéger, et de faire payer ceux qui les ont utilisées.

Une fois encore, je ne trouve rien à répondre. Cette fillette, animée d’une colère et pourtant d’une gaieté si puissantes, malgré son jeune âge, me laisse souvent sans voix.

Je m’efforce de repérer et mémoriser rapidement toutes les entrées – et donc toutes les sorties – de la Crypte, par sécurité. Il y a la porte principale, qui donne sur le bar, et une autre qui ouvre sur une rue puante du grand marché. Le reste, ce ne sont que des fenêtres. J’en compte au moins une par pièce – parfois cachée par des rideaux, certes, mais cela reste une fenêtre, avec un accès à l’extérieur. Heureusement, on ne peut pas y accéder sans passer par le jardin potager – où ne poussent que des mauvaises herbes et des plantes grimpantes à cause du climat capricieux, et où se trouvent toujours au moins deux filles sans cheveux –, alors les allées et venues de chaque asarae et de chaque citoyen qui utilise notre trottoir sont surveillées. Tout est sous contrôle, ou du moins le prétend.

Après chaque jour d’entraînement, je me rends au théâtre abandonné pour voir Hai. Les gardes de Baba Ibis prennent bientôt l’habitude de devoir m’ouvrir les portes codées – qui restent pour moi un mystère, autant sur l’utilité que sur l’origine, mais demeurent par-dessus tout impossibles à ouvrir – et le livreur celle de m’attendre dans le petit vestibule poussiéreux, celui où nous nous sommes battus la première fois, pour m’accompagner. Tous les soirs, il se sert dans le garde-manger d’Ibis et partage son repas avec moi, puis me donne es nouvelles du service de livraison. Je l’ai quitté pour m’entraîner, et car j’avais peur de Ganesh, après les sabliers et mon enlèvement, mais lui a décidé de rester pour tenter d’en apprendre plus.

Comme lorsque nous discutions dans le hangar, tout semble nous opposer et nous nous chamaillons beaucoup, cherchant toujours à avoir le dernier mot et à prouver que l’autre a tort – même à propos de galettes de riz, oui. Mais nous nous sommes énormément rapprochés depuis, et Hai s’enhardit maintenant à me parler de sa mère et de sujets plus personnels.

- Elle était comme toi, murmure-t-il un soir, alors que nous sommes assis dans la pénombre de son grenier. Sans…

- Sans cheveux ? je lance doucement, lui glissant le mot qu’il n’ose pas prononcer.

Par désir de ne pas me blesser, ou bien par dégoût ? Je ne saurais le dire. Même s’il ne m’insulte plus et que nous sommes désormais amis depuis un moment, peut-être qu’il me voit encore comme un démon.

- C’est ça, fait-il avec un sourire gêné. Je pense qu’à un moment, elle faisait partie de tes asarae, mais qu’en suite, elle était trop malade pour continuer. Et puis elle oubliait toujours de porter un voile ou une capuche, et les gangs… (Sa voix se brise et je devine dans son court silence le son de chaque coup de poing) Elle avait simplement abandonné, sachant que le mal la rongeait de l’intérieur comme de l’extérieur. Avant, je lui en voulais de m’avoir laissé tout seul, mais maintenant, je suis juste triste. Je suis certain que si elle avait cru qu’il y avait du bonheur pour elle ici, elle se serait peut-être accrochée à la vie. Mais elle ne l’a pas fait.

J’ai envie d’esquisser un geste pour le réconforter et apaiser le deuil qu’il porte seul depuis plusieurs années, mais rien ne me vient. Alors à la place, je souffle timidement, de peur qu’il ne se renferme comme il le faisait à chaque fois que je posais des questions, avant :

- Les gangs… ils s’en prenaient à toi aussi, parfois ?

- Parfois.

Je tends la main vers son visage pour effleurer du pouce la petite cicatrice qui lui barre le sourcil droit.

- C’est comme ça que tu t’es fait ça ?

- Oui, avoue-t-il sans détacher ses yeux des miens.

Il me fixe si intensément que cela me rappelle la nuit de mon évasion, quand je suis venue ici après que Indra m’ait libérée, et que je m’écarte précipitamment, comme s’il m’avait brûlée.

Je ne sais toujours pas tout de lui, mais je commence à comprendre : la maladie de sa mère, Baba Ibis, et finalement sa nouvelle maison dans le laboratoire. La tapisserie complexe de son histoire embrouillée se tisse lentement devant moi, fil après fil, soir après soir. Et depuis qu’il a soigné mon épaule, j’ai une dette envers lui ; le devoir de lui rendre la pareille. Mais comment réparer un cœur brisé en mille éclats tranchants de colère sans s’y couper les doigts ?

Parfois, quand mes questions se font un peu trop précises, un peu trop dangereuses, il s’embrase de rage – le masque perfide de son chagrin et de sa fragilité – et me hurle dessus. Au début, je m’enfuyais par toutes les portes du repaire d’Ibis, mais ensuite, j’ai appris à me tenir bien droite et à encaisser toutes ses critiques sans broncher. Pas une seule ne me qualifiait de démon.

- Je ne m’excuserai pas, a-t-il déclaré un jour, me fixant droit dans les yeux avec un air sérieux que ne lui connais pas. Ça ne sert à rien de demander pardon si on sait déjà qu’on n’est pas capable de se contrôler et qu’on recommencera. Je trouve ça hypocrite, faux, et ça discréditerait toutes mes prochaines excuses auprès de toi. Je ne peux pas le formuler à voix haute, Keya, mais je m’en veux. Plus que ce que tu ne le crois.

J’ai ouvert et refermé la bouche plusieurs fois d’affilée, comme un poisson hors de l’eau cherchant désespérement une bouffée d’air, mais aucune réplique n’a voulu en sortir. A-t-on idée, d’annoncer des choses aussi profondes sur un ton pareil ?

Notre relation est scellée d’accords tacites, de silences remplis de paroles impossibles à prononcer. Je fais semblant de ne pas m’en apercevoir lorsqu’il m’observe à la dérobée, il prétend ne pas remarquer que je rougis lorsqu’il m’appelle par mon prénom. Je le laisse s’énerver sur moi, il passe un bras autour de mes épaules quand je pleure sur mon sort, ne pouvant plus supporter toute cette pression – les asarae, mes sœurs, l’Éléphant. À chaque fois, je me sens faible, mais Hai n’en parle jamais. De mon côté, je n’évoque pas ses explosions de colère.

Et dès que minuit sonne, je déplie mes jambes engourdies d’être restées assises si longtemps et j’emprunte le chemin de chez moi – celui de la Crypte –, sous la lune qui secoue la tête, désapprobatrice. On ne devrait pas arpenter les rues seule à cette heure. Chapitre dix : l’attribution

Comme je pars très tôt pour la Crypte et que je rentre tard le soir du théâtre, je ne vois presque plus mes sœurs – je voulais continuer d’insister auprès d’elles, mais il faudra bien que j’admette, tôt ou tard, que c’est peine perdue. Quand je vais à la rencontre de Narih, elle se contente de me houspiller et de me hurler de ne pas revenir tant que je n’aurais pas d’argent. Leurs affaires ne semblent plus aussi florissantes qu’avant, et apparemment, elles ont un peu de mal à manger correctement, depuis que je ne travaille plus comme livreuse et ne reçois plus de paie. Comme ils paraissent loin, maintenant, les jours où elles s’achetaient des miroirs au lieu d’économiser… Et il faut croire qu’elles en ont assez de leur démon de sœur, qu’elles ne souhaitent plus le voir.

En tout cas les asarae me laissent dormir dans un dortoir – que je partage avec Indra – et j’utilise désormais ce droit chaque jours, pour échapper à la vision de leurs corps faméliques se disputant une bouchée de pain ou pour ne pas passer une fois de plus la nuit dans le caniveau. Pour la première fois de ma vie, je pense que j’ai peut-être de la chance d’être née chauve, car au moins, cette particularité m’a donné une vraie famille.

Un jour, alors que Indra et moi rentrons d’une course – une corvée que nous avons décidé de partager –, nous croisons Hai. Mes deux amis ne se connaissent qu’à travers moi et s’observent l’un et l’autre, un air suspicieux sur le visage.

- Je ne t’imaginais pas du tout comme ça, déclarent-ils en même temps, puis ils s’adressent un sourire à peine forcé.

Nous passons environ un quart d’heure à discuter. Leurs deux caractères sont si opposés que je n’aurais pas cru qu’ils puissent s’entendre, mais je me trompais. Adossée au mur d’une maison de sable, je prends part à la conversation, réjouie de constater qu’ils s’apprécient finalement. J’observe comme le soleil de l’arpès-midi éblouit le paysage et le fait scintiller, comme les nuages cotonneux peinent à s’étaler sur le ciel trop bleu, comme la crasse qui grimpe sur chaque bâtiment ne me semble plus si dérangeante lorsque j’ai une raison de rire. Puis Hai se souvient brusquement qu’il a un colis à livrer, et tout redevient gris pollué.

- Tu l’aimes bien, affirme Indra ce soir-là, tandis que nous nous glissons sous nos couvertures dans notre dortoir.

- Qui ? je demande innocemment.

- Hai. Ça se voit à la façon dont tu le regardes. Et aussi à la façon dont lui, il te regarde.

Je sens le rouge me monter aux joues, alors je rabats le drap sur ma tête pour qu’elle ne puisse pas le remarquer.

- Mais non.

- Et moi, insiste-t-elle, je te dis que si.

Toute la nuit, je me tourne et me retourne dans mon lit, tentant vainement de savoir si elle a raison.

Mon épaule guérit lentement, grâce aux onguents de Laghima – la doyenne des asarae - et se réduit bientôt à une petite cicatrice rose pâle. Sans parler de ma vision des ombres qui progresse bien : je passe de quatre à cinq secondes.

- C’est bizarre, fait remarquer Indra, crayon et chronomètre en main. Depuis le temps que tu t’entraînes, tu devrais déjà être à sept. Au début, tu étais dans la moyenne, mais maintenant… c’est un peu en dessous.

Mais je ne me laisse pas abattre, contaminée par sa positivité et sa détermination.

De plus, comme les asarae me font plus confiance qu’avant, je suis désormais d’autres cours : étude des artefacts, et celle de notre aptitude. Tous les jours, sans exception, je me rends à la Crypte et je me gave de savoir, une cuillerée après l’autre. J’apprends par exemple qu’une partie de notre « don » se loge dans certains organes de notre corps, et notamment la rate. Comme je n’ai plus la mienne depuis l’opération de Baba Ibis, c’est peut-être pour ça que je suis en-dessous de la moyenne.

- En tout cas, ça ne t’empêchera pas d’obtenir ta clé, déclare Indra.

- Ma clé ?

- Celle qui mène à la salle des artefacts. Ça se mérite, et vu tes efforts… je pense que tu auras bientôt droit à la cérémonie.

Je manque de m’étrangler avec mon thé à la menthe. Je ne savais pas que chaque fille sans cheveux possédait une clé, ni même qu’on organisait des cérémonies pour cela. Visiblement, j’ai encore beaucoup de choses à découvrir sur cette mystérieuse société.

- La cérémonie ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle sourit.

- Oh, rien, c’est un peu comme une remise des diplômes, avec un discours de Laghima et un bon repas à la fin.

Je pousse un soupir exaspéré. Laghima, la doyenne, est réputée au sein du groupe pour ses laïus interminables.

- On peut aussi considérer ça comme une sorte de rite, qui fait de toi un vrai membre des asarae. Ça veut dire que tu fais partie de la famille. Vois-le comme ça.

Une famille… ça fait si longtemps que mes sœurs et moi n’en sommes plus une que j’ai presque oublié à quoi ça ressemble.

La date de cette fichue cérémonie est fixée environ deux semaines plus tard. Quand j’en parle à Hai, et que je lui dis que ça me donnera l’accès aux artefacts, il semble vraiment enchanté et heureux pour moi. Il me demande même d’y assister, pour que « je ne sois pas seule et perdue au milieu d’une secte dangereuse ».

Le fameux soir, en l’apercevant, Indra tente de lui claquer la porte au nez – même s’ils s’apprécient, ils ne se sont parlé qu’une seule fois, et elle ne veut pas que des distractions perturbent le rite –, mais Laghima surgit de nulle part et intervient :

- Laisse-le entrer, jeune fille. C’est le fils de Nilah.

Puis elle pose les yeux sur lui avant que mon amie aie pu argumenter.

- Tu es le portrait craché de ta mère, fils chevelu. Et tu ne voudrais pas salir sa mémoire, n’est-ce pas ? (Il hoche lentement la tête) Alors ne fait rien qui pourrait salir cet endroit.

Indra est chargée de me parer pour la cérémonie. Ça lui prend plus d’une heure, principalement parce que le sari qu’elle a chosi de m’enfiler, orange crépuscule et brodé d’arabesques dorées, mesure près de dix mètres de long. Elle passe un long moment à le plier, l’enrouler autour de ma taille et le faire passer par-dessus mon épaule – cette tenue me donne l’étrange impression d’être une citrouille géante.

- Je ne vois pas l’intérêt, je déclare. J’aurais aussi bien pu mettre ma tunique.

- Je suis d’accord, acquiesce mon amie.

Je hausse un sourcil.

- Alors pourquoi tu t’es proposée pour me préparer ?

- Je ne voulais pas finir en cuisine et passer la journée à mélanger le sucre et le beurre du glaçage des mithais au safran, avoue-t-elle. Et puis tu n’es pas proche des autres. Ç’aurait été bizarre que ce soit l’une d’entre elles.

Je salive à la seule idée de manger des gâteaux. Les ingrédients ont dû coûter tellement cher… Mais je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette idée, Indra s’étant mis en tête de recouvrir mes bras de bracelets en or. Puis elle me fait enfiler des bagues serties de pierres, toutes reliées par une chaîne accrochée à mon poignet, des boucles d’oreilles rondes au métal finement ouvragé, et un collier au motifs si compliqués qu’il m’en donne mal à la tête. L’or brille si fort que j’en cligne presque des yeux, et les bijoux sont si lourds que, pour un peu, je m’écroulerais au sol.

- Maintenant, enlève ton voile, me demande doucement l’asarae.

Je grimace. En temps normal avec les autres filles sans cheveux, ça ne me dérange pas, même si j’étais un peu mal à l’aise au début. Mais, de l’autre côté de la porte, il y a aussi Hai… et l’idée qu’il me voie tête nue me noue l’estomac, pour une raison inconnue.

- Je suis vraiment obligée ?

- Ça fait partie du rituel.

Quand je sors enfin, Hai, appuyé contre un mur, laisse échapper un sifflement.

- Ça valait le coup d’attendre, déclare-t-il en souriant.

Je lui donne une petite tape sur le crâne en rougissant, avant de suivre Indra dans le couloir.

La cérémonie dure un long moment. D’abord, je dois tremper mes mains dans une coupe et me laver le visage pour me purifier, avant de répéter la devise de la maison, la main sur la poitrine. Ensuite, je me recroqueville, à genoux sur le sol, pour adresser une prière silencieuse aux dieux, comme Indra me l’a appris. Je prie pour ma famille, au ciel, je prie pour mes sœurs même si elles m’ont chassée, je prie pour Zhi qui fume dans le hangar, je prie pour Baba Ibis qui négocie une petite faveur à un prix exorbitant. Je prie pour tous ceux que j’ai rencontrés récemment, je prie pour Meh qui sanglote dans son cachot, je prie pour la mère de Hai.

Et voici que celle-ci se matérialise devant moi, aussi soudainement qu’inexpicablement.

Je ne l’ai jamais vue avant, mais je sais c’est elle – même yeux sombres, même peau couleur bronze, même bouche boudeuse que son fils. Nilah. Son nom résonne en moi à chaque battement de cœur, tel un coup de gong implacable. Je titube sur les coudes lorsqu’elle avance vers moi.

- Ne t’inquiète pas, dit-elle gentiment. Je ne te veux pas de mal. Je voudrais juste te demander quelque chose. Tu veux bien ?

Elle incline la tête et sourit. Elle semble si paisible, si belle. Même sa voix demeure claire et enfantine – rien à voir à avec une femme morte de maladie.

- Surveille Hai pour moi, d’accord ? Il est mignon, mais pas très malin. Avant, je m’occupais toujours de lui pour qu’il ne fasse pas de bêtises, mais maintenant que je ne suis plus là… Tu pourrais l’empêcher de faire des choses stupides à ma place, s’il te plaît ?

Elle s’accroupit et me caresse tendrement la joue. Paralysée par l’incompréhension, je ne parviens pas à prononcer un seul mot tandis qu’elle ajoute :

- Merci, Keya. Je savais que je pouvais compter sur toi.

Je cligne des yeux et elle s’évanouit. Je suis toujours mains jointes et à genoux, en train de prier. Les autres ne semblent pas avoir remarqué quoi que ce soit. Comme s’il ne s’était rien passé.

Plus tard, bien plus tard, alors que Laghima a fini son discours, que tous les mithais au safran ont été engloutis, et que j’ai reçu ma clé et une ceinture avec des poches pour la ranger, je me retrouve seule dans la intérieure avec Hai. L’une des asarae s’est mise à chanter après avoir un peu trop bu, alors nous avons battu en retraite vers l’extérieur pendant que les autres la suppliaient d’arrêter ou regagnaient les dortoirs.

Il lève la tête vers les étoiles, pensif.

- Il y a une légende qui dit que les morts montent au ciel pour nous regarder, dit-il doucement.

- C’est faux, je lance en pensant à sa mère, venue me visiter pendant la cérémonie. Ils restent sur Terre et rôdent autour de nous, guettant le bon moment pour nous effrayer.

Il se tourne vers moi.

- Tu le penses vraiment ?

- Non. Les morts ne reviennent pas nous hanter, Hai, et ils ne nous regardent pas depuis le ciel non plus. Ils sont réduits en cendres au crématorium ou pourissent dans les rues.

On garde le silence encore un moment avant qu’il ne demande subitement :

- Dis, Keya, ta clé, elle ouvre vraiment la salle des artefacts ? (J’opine lentement) Tu voudrais me la montrer ?

Une dizaine de couloirs plus loin, après que Hai aie négocié et insisté pour que je le conduise jusqu’à une vieille pièce poussiéreuse remplie de joyaux, il pointe tour à tour plusieurs objets, les yeux brillants de curiosité. Il me fait penser à un chiot surexcité après avoir ingéré trop de sucre.

- C’est quoi, ça ?

- Ça, c’est une boîte à musique qui…

- Et ça ? me coupe-t-il sans attendre la fin de ma phrase.

- C’est une flûte qui…

- Et ça ?

Il pointe du doigt un jeu de tarot, bien au chaud derrière sa vitrine. Je me racle la gorge. Comme j’ai déjà étudié cet artefact, je suis assez renseignée sur la question.

- Ça, j’explique, c’est un jeu de tarot très spécial. Les soirs de lune de sang, on peut l’utiliser et tirer trois cartes qui changeront le passé, le présent, et le futur.

- Tu veux dire que… avec ça, je pourrais changer ma vie, la rendre paradisiaque ?

Je secoue la tête.

- Malheureusement, non. Les cartes sont aléatoires, tu ne choisis pas de changer les choses comme tu le souhaites. Alors oui, peut-être, certains aspects deviendront meilleurs… mais d’autres empireront. Cet artefact est comme les autres : à double tranchant.

Car, je l’ai découvert, chacun possède une face cachée et sombre : la boîte à musique force celui qui la fait tourner à danser pendant deux cent lunes, quitte à vous faire tomber de fatigue ou à ce que la peau de vos pieds se décolle, la flûte en os vous oblige à parler encore et encore jusqu’à ce que vous manquiez d’air et étouffiez… Ces objets sont certes bien pratiques, mais il faut vraiment être désespéré pour y recourir.

- Dommage, souffle mon ami d’une voix à peine audible. Ç’aurait pu être utile.

J’arque un sourcil et ouvre la bouche, mais un grincement me coupe la parole avant que j’aie pu prononcer un seul mot.

- Ah, vous voilà, lâche Indra, derrière la porte qui vient de s’ouvrir. C’est bon, les chanteuses se sont calmées, vous pouvez revenir. D’ailleurs, qu’est-ce que vous faisiez ?

- Rien.

Je lui emboîte le pas et la suis dans le dédale de la Crypte, vers les lumières et les éclats de voix du banquet.

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