Chapitre onze : Souvenir de Zhi
Chapitre onze : Souvenir de Zhi
J’avance. C’est marche ou crève, alors j’avance.
Avant, c’était marche ou rêve. Avant, quand je vivais encore avec ma mère, avant que les marais s’élargissent et inondent nos campements de leurs eaux boueuses, avant que les pluies tombent encore et encore, avant que nous finissions presque noyés sous les torrents et que les récoltes diminuent. Rien ne pousse jamais, dans les marais. Enfin, plus maintenant. Quand j’étais plus jeune, les fidrin, les herbes des marécages, s’élevaient plus haut que moi. On en gardait presque un quart, et on donnait le reste à la Cour, qui s’en servait pour préparer des bouillons, des beignets à l’orchidée ou que sais-je encore. Nous, on en faisait juste du pain, avec un peu d’eau et des feuilles d’aulnes, deux pains par jour, puis un seul, puis quatre bouchées, puis deux. Puis plus du tout. Enfin, pour moi. Pour Bao, la ration n’a jamais diminué.
Avant, ma mère me portait pour que je n’aie pas à marcher et mon cœur était encore assez tendre pour rêver. Mais elle m’a laissé tomber et mon innocence s’est fracassée sur le sol boueux des marais.
Là d’où je viens, il vaut mieux avoir un fils qu’une fille. Quand les enfants grandissent, c’est l’un des garçons qui s’occupe des parents et les héberge. Eux aussi qui ont accès aux postes importants. Une fille, si elle est belle, peut toujours se faire dame de compagnie, ou fille de joie. Il n’y a qu’à la cour ou en ville que les femmes ont une place, même minuscule. Les autres, dans les campagnes, ne servent à rien, bouches à nourrir inutiles, main d’oeuvre tout juste bonne à entretenir les récoltes. Si un fils meurt, on posera une part du repas familial chaque soir sur son autel. Si une fille meurt, on se dira « bon débarras ».
Dans ma famille, on comptait six filles et un seul garçon, Bao. Mes parents avaient déjà perdu trois fils, morts bébés ou en bas-âge à cause des tempêtes des marais et des maladies qui circulaient, alors, évidemment, Bao devint leur trésor, leur victoire, leur petit chéri. Même son prénom voulait dire « précieux ».
Une fois par mois, une dame de la cour, au visage recouvert d’un masque en forme de chat du front au menton – ses cheveux étaient coiffés d’une façon si complexe que les regarder me donnait mal à la tête et sa robe rouge ourlée de doré, brodée de perles aussi grosses que mes molaires, aurait suffi à couvrir quatre ans de petits pains – passais dans le marais, frappait à la porte de nos maisons et offrait de prendre les filles. Sans rien demander en retour, juste par générosité. Enfin, c’est ce qu’elle prétendait, sauf que tout le monde savait qu’il y avait un coup fourré. Mais de toute façon, si ça nous débarassait des filles, personne n’allait poser de questions.
Le premier mois, ma mère lui a claqué la porte au nez sans même l’écouter. Le deuxième, elle lui a hurlé dessus qu’elle n’abandonnerait jamais aucun de ses enfants. Le troisième, elle a cédé la plus jeune d’entre nous, pure comme la rosée du matin et douce comme la brise d’été. On se débarrasse toujours des plus petites en premiers, parce qu’elles n’ont pas la force de travailler beaucoup. Le quatrième mois, elle a donné une autre de mes sœurs, moins belle mais plus joyeuse. Le cinquième mois, j’ai su que cela allait être mon tour.
Je me figurais naïvement que la dame de la cour faisait de mes sœurs des princesses ou des nobles, ou bien des servantes dans les palais, ou encore des marchandes à la ville. Je l’attendais. J’avais même, en secret, préparé mon sac : une tunique en toile, quelques pousses de fidrin pour la route, des fleurs de tamaris à accrocher dans mes cheveux. Je me sentais très honorée de partir comme ça : ainsi, mes parents ne me jetaient pas dehors, il m’offraient une vie meilleure et se séparaient de moi pour mon bien.
Le cinquième mois, la femme n’est pas venue.
Le sixième, les impôts sur les récoltes ont augmenté et j’ai été privée de la moitié de ma ration car Bao grandissait à vue d’oeil et avait besoin de beaucoup de nourriture pour se transformer en un beau jeune homme bien bâti.
Le septième, on m’a complètement interdit de manger les récoltes. J’étais la moins belle des quatre filles restantes, celle pour qui l’avenir était scellé depuis toujours : travail dans les marais jusqu’à ce que mort s’ensuive, tandis que les autres auraient toujours l’espoir d’atteindre la ville. Deux jours plus tard, la femme au masque de chat est revenue et ma mère a dû la supplier et se mettre à genoux pour qu’elle accepte de prendre une fille aussi laide et affamée que moi, à peine capable de tenir debout – celle qui m’avait donné la vie pleurait mains jointes sur le sol de sa propre maison pour qu’on la débarrasse de moi. Je crois que c’est l’un de mes pires souvenirs.
On m’a ensuite jetée sans ménagement dans une barque pendant le trajet à travers les marais, et plus tard dans la soute d’un bateau, le long de l’immense fleuve Shuiliu. Il y avait d’autres filles avec moi, certaines de mon village, le reste de parfaites inconnues. Au début, on appelait à l’aide, on demandait où on allait, pourquoi, dans combien de temps est-ce qu’on arriverait, mais personne ne nous répondait. Nos gorges se sont asséchées, trop rouillées pour crier, trop nouées pour parler.
À ce moment-là, j’ai compris que je ne deviendrai pas ni une noble, ni une servante, ni une marchande. Je ne serai rien.
L’air sentait la sueur, les excréments et la mort. Les mouvements des filles se sont raréfiés, le bruit des respirations s’est peu à peu assourdi. Au bout de longs jours, on nous a donné de l’eau et on a refermé la porte de la cale. J’avais soif, faim et peur, mais pourtant je n’ai pas hésité – je savais que je devais vivre.
Quatre ou cinq filles se sont ruées avec moi sur la coupe tremblotante au milieu de la pièce noire. Une prisonnière aux joues creusées s’est penchée pour boire, boire mon eau, mon eau à moi, soif, soif, soif, de l’eau, enfin. Elle a incliné la coupe. Non. Pour la première fois de ma vie, mon corps laid, pâteaux et maladroit ne me faisait pas défaut, obéissant à mon instinct, devinant la marche à suivre – je n’étais rien, mais si je sortais de là, je pourrais devenir quelque chose. J’ai agrippé ses longs cheveux noirs et je l’ai tirée en arrière. Fort. Elle a hurlé et sa tête a fait un drôle de bruit en touchant le sol. J’ai voulu prendre une gorgée de l’eau qui miroitait juste devant moi, me narguant presque, mais une autre fille s’est approchée. Non, pas mon eau. Personne ne prendra ma part. Pas cette fois. On m’avait déjà privée trop longtemps au profit d’autres. Je l’ai frappée, quelque part au visage qui a craqué. Personne. Je ne me contrôlais plus. Je distribuais les coups de poing : un nez tordu, coup, un estomac vide, coup, un bras bleui par un père en colère, coup, coup, coup. Les filles tombaient comme des mouches, ou elles dormaient, ou elles pleuraient, je ne sais pas, je ne sais plus, ça n’a plus d’importance, rein n’avait plus d’importance, en fait, il n’y avait plus rien, ni les roulis du bateau, ni les corps des filles, ni la femme au masque de chat, quelque part sur le pont. Il n’y avait plus rien, à part l’eau, ma soif, et ce quelque chose qui bouillonnait en moi, attendant de pouvoir éclore et se défaire de sa chrysalide affamée.
Quand personne ne s’est plus trouvé entre moi et la coupe, je l’ai portée à mes lèvres et j’ai bu. Le liquide a glissé le long de mon menton crasseux, serpenté sur mes doigts crispés, goutté sur le sol, mais il y en avait encore assez pour une carcasse de Zhi desséchée. Je me suis sentie revivre.
J’étais seule dans la soute, hormis les cadavres étendus sur le sol. Je les ai tous traînés d’un côté, puis quelqu’un a brusquement ouvert la porte et m’a emmenée sur le pont. Le masque de chat avait les yeux plissés par un sourire et ses moustaches frémissaient. Au loin, derrière les vagues tourmentées du fleuve, j’ai vu des dunes dorées onduler et des palmiers qui, secoués par un rire hystérique et tonitruant, se balançaient au rythme du vent.
Maintenant, je ne suis plus sur le bateau. J’avance. On nous fait marcher dans le désert depuis qu’on a quitté le fleuve. Il doit rester une cinquantaine de filles, toutes issues de bateaux différents. Nos gardiens ne parlent pas la même langue que nous, mais j’ai cru entendre le mot « Banhani », la capitale de Desalih, massacré par leur dialecte rêche. Loin de mon pays, loin du marais, loin de Bao qui rit dans notre maison sur pilotis, tandis que mon père lui caresse les cheveux, que ma mère l’appelle « mon trésor », que mes sœurs crèvent de faim pour lui. Lui qui a pourtant pour seul exploit d’être venu au monde.
Le vent envoie du sable dans mes yeux, dans mes cheveux que j’ai tressés pour qu’ils ne s’emmêlent pas, dans mes oreilles et dans la bouche des gardiens pour que je ne puisse plus percevoir leur langue affreuse tandis qu’ils nous fouettent pour nous forcer à avancer plus vite – ces hommes, au corps recouverts de bandelettes noires, se tiennent droits sur leurs chameaux et n’ont étrangement pas besoin de boire. Je n’entends plus rien, ni les cris des filles, ni ceux du vent.
Je me sens si ridicule, avec mes rêves de noble et de marchande à la ville. Ces illusions naïves de l’enfant que j’étais ont éclaté soudainement, telles des bulles de savon qui s’envolent innocemment vers le ciel, par un après-midi d’été trop paresseux.
J’avance. Je sais qu’on va nous vendre à la ville, d’ici un bon millier de dunes et de tempêtes de sable. J’avance. Mes pieds avalent les kilomètres, avant le désert qui défile sous moi, avalent la distance qui nous sépare de Banhani, et en rien de temps, je suis arrivée.
Les voleurs sourient et me font signe pour que je m’approche. Ils veulent me dépouiller, dommage pour eux, je n’ai rien, alors ils me poussent vers des hommes qui tentent de me fourrer une étrange substance dans la bouche, mais comme je n’ai pas l’argent pour la payer, ils me cachent derrière une maison creusée dans le sable et la roche. Ils me frappent, comme j’ai frappé les autres filles pour quelques gorgées d’eau, dans la soute, ils sont des animaux, comme j’ai été un animal avant eux, esclave de mon propre instinct, ils me frappent pour oublier. Leur sang bout sous leur peau et il me brûle les joues lorsqu’ils s’approchent près de moi, très près. Trop près. En un instant, les gardiens, les chameaux et le groupe ont disparu. Je suis seule, sans défense. Les marchands rient à gorge déployée, la peur danse avec les ombres de la cité. Les hommes sont toujours là. Ils rient, eux aussi. L’un d’entre eux me prend la main pour me faire valser avec lui. Je lève la tête vers la lune, ronde et brillante, la suppliant de m’aider.
La lune se penche par-dessus l’océan d’étoiles qui nous sépare, et elle m’aperçoit, minuscule, fragile, perdue. Seule.
Elle ferme les yeux pour ne pas voir ce qu’ils me font.
Quand je me réveille, il n’y a plus d’hommes, plus de lune, juste un ciel trop lourd, trop bleu. Aveuglant. Rien à voir avec les marais, toujours brumeux sous un ciel couvert de nuages. Je suis allongée par terre, dans la poussière sèche qui s’infiltre sous mes vêtements et me démange comme un millier d’aiguilles soigneusement aiguisées. Le sang bat contre mes tempes et coule de mon nez.
Deux pieds s’arrêtent pile devant moi, et un vieillard s’accroupit. Barbe blanche, yeux noirs, sari rouge. Il penche la tête sur le côté et lisse sa moustache entre deux doigts.
Il ressemble à un sorcier fou, sorti de son atelier pour chercher des ingrédients. Il a de la poudre à canon dans les cheveux et des schémas géométriques plein la tête, j’en suis sûre rien qu’à voir ses prunelles, derrière lesquels défilent des constellations complexes.
- Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Il me regarde avec indulgence et gentillesse. Il ne ressemble plus à un sorcier fou, mais à un grand-père protecteur et attentionné. À mon sauveur.
Je lui souris entre les larmes qui dévalent mes joues.

Annotations
Versions