1. La bascule 

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Cela fait des semaines que je crains ce moment, envahie par une peur profonde et fataliste. Allongée sur mon lit d'hôpital, j'attends avec appréhension le verdict.

J'entends le tic tac tic tac d'une horloge dans ma tête. J'observe cette chambre, aux murs blancs et au sol d’un gris terne. Tout est triste et d'une sobriété à vous flâner le cafard. La peinture est écaillée, le sol abîmé, un petit rafraîchissement ne serait pas du luxe. La fenêtre en losange est ouverte et laisse passer un peu d'air frais de fin d'hiver dans cette chambre surchauffée. J'étouffe. Je m'approche de la fenêtre pour inhaler l'air frais à pleins poumons. De l'air.

Je ferme les yeux en songeant à ma tendre enfance, douce et heureuse. J'ai une pensée pour mes parents qui m'ont élevée avec amour et tendresse. Je rêve de remonter le temps et ressentir cette insouciance qu'ont les jeunes enfants. Vivre ici et maintenant, une existence faite de joie et d'amour sans contraintes, sans enjeux. Redevenir la petite fille de mes parents, sans savoir que la mort fait partie intégrante de la vie, telle une épée de Damoclès permanente au-dessus de nos têtes.

Les larmes me submergent lorsque je songe à mon fils Tiago. Je suis terrorisée à l'idée de l'imaginer vivre sans moi. Je demeure dans l'incertitude depuis trop longtemps avec cette peur viscérale de lui faire vivre ce que tout enfant redoute le plus, la perte d'un parent.

Je tente de chasser ces idées qui me hantent en plongeant mon regard dans les nuages parsemant le ciel à travers la fenêtre. Fuir.

Je m'appelle Delfine, je suis infirmière, j’ai 30 ans et ma vie est sur le point de basculer.

Séjourner en tant que patiente à l'hôpital est inhabituel et j'ai peur. Je ne m'imaginais pas encore il y a peu, passer autant de temps personnel entre ces murs. Les journées de boulot me suffisaient amplement et me rendaient heureuses. Prendre soin des autres avait toujours fait partie de ma motivation à me lever le matin. Devenir infirmière était un rêve de petite fille. Mais être professionnelle et patiente en même temps me met dans une position délicate. Difficile de faire confiance.

Je perds totalement mes repères, sans pouvoir en effet m'empêcher de scruter, méfiante, les faits et gestes des autres soignants s'occupant de moi. Vérifier chaque détail, chaque soin. Surveillance subtile comme un formateur infirmier observant un étudiant en plein examen pratique. Ne pas se lever pour jeter un œil à mon dossier médical dans le poste de soin. Lutter contre l'envie de vérifier les ordonnances ou lire les transmissions écrites. Résister pour ne pas interroger sans cesse le médecin sur mon état de santé.

Je me contente de patienter, encore et toujours. À croire que l'on se joue de moi.

Je pense à tous les petits patients dont je m'occupe habituellement, qui passent aussi des heures à attendre avec leurs parents dans l'incertitude et la peur. Je compatis tellement.

Je travaille en tant qu'infirmière en pédiatrie, dans ce même hôpital, un étage au-dessus. C'est déroutant et rassurant à la fois de faire appel à des collègues pour moi, avec l'avantage de pouvoir obtenir des rendez-vous en un clin d'œil au secrétariat des consultations, au décours d'un transfert de patient, mais l'inconvénient d'être à découvert et vulnérable.

L'attente est interminable. Je n'ai qu'une envie : fuir loin d'ici. Fuir mon travail, mes collègues et mes responsabilités. Ne pas savoir, ne pas être vue et retrouver mon fils.

Soudainement frappée par une vive douleur à la tête et prise d'un accès de panique, je ressens une émotion beaucoup trop forte. Mon cerveau se serre en étau, je manque de m'évanouir. Je m'allonge pour retrouver mes esprits, silencieuse. Je ne veux pas que mon mari Alexandre, qui se tient près de moi, me voit ainsi. Mon cœur bat violemment et palpite contre mes côtes.

Je menais jusqu'à ces dernières semaines, une existence plutôt banale, heureuse et paisible. Et voilà que cet équilibre est menacé.

Je frissonne. Mes poils se dressent sur ma peau, ma respiration s'accélère, j'ai le sentiment que la mort se rapproche de moi.

Toc toc toc.

Je sursaute. Je me glisse dans mon lit à la hâte, ferme les yeux et prends une profonde inspiration. Le médecin entre dans la chambre 518 du service de médecine générale de l'hôpital Antoine-Béclère, une liasse de documents dans les mains. Visage sombre et regard de compassion. Voilà, c'est mon tour. Cela fait des semaines que je redoute ce moment, imaginant que mon heure est sur le point de sonner. Comme si aucune issue favorable n'était possible.

Le Dr Isabelle Frost s'avance vers nous. Je serre la main d'Alexandre près de moi. Je lui écrase les doigts instinctivement. Mon adorable époux depuis 6 ans, toujours à mes côtés. Je sens ses mains moites entrelacer mes phalanges tremblotantes en signe d'encouragement.

Le médecin prend la parole.

« Madame Martin c'est ce que nous redoutions, il s'agit malheureusement d'une tumeur du sein maligne et métastatique... Les métastases se situent...

- Quoi ? Bredouille Alexandre décontenancé en portant ses mains devant sa bouche.

- Des métastases... ? » chuchoté-je horrifiée.

Voilà. Je sentais depuis quelques semaines que mon corps échappait à mon contrôle. Le médecin parle mais je ne l'entends plus, mon corps s'engourdit, des images défilent dans ma tête derrière les yeux clos. Un corps inerte sans vie. Mes proches autour de moi. Un cimetière abandonné, une tombe fleurie. Des larmes, des cris. Tiago inconsolable. Les images tournent et retournent tout autour de moi à m'en donner le tournis, je perds pieds, je tombe dans un trou noir abyssal, un puits sans fond. Je crie, ma voix résonne contre les parois de pierres froides. Je tente de m'agripper aux bordures, à m'en arracher les ongles, en vain, je tombe, je tombe, je sombre...

« Madame Martin... ? »

J'ouvre les yeux, ma vision se trouble, mon esprit est embué. Le médecin. L'hôpital. Ah oui, le verdict. Je referme les yeux comme pour lui échapper. Échapper aux affres de ce cauchemar, à cette terreur qui écrase mon cœur et mon esprit. Tétanisée. Je ne suis pas prête à abandonner mes rêves, à quitter ma vie, mes proches, mon travail... 30 ans ce n'est pas un âge pour mourir. Il reste tant de choses à accomplir encore, de merveilles à découvrir et de beaux moments à partager.

Tumeur maligne et métastatique. Les cours de l'école d'infirmière me remontent en pleine face. Qui aurait cru que je serais le cas clinique à étudier ? Les mots du médecin résonnent en moi et s'entremêlent aux images de ma mort présumée dans ma tête. Ces croissances cellulaires se propagent librement dans mon sein droit et ne s'en contentent pas. Foutu cancer.

Il a fallu qu'elles s'emparent de mes autres tissus, se répandent dans mes organes comme une traînée de poudre et laissent des traces sur leurs passages en prenant possession de mon corps. Des fourmillements envahissent ma chair comme si je ressentais ces cellules malignes me coloniser et m'asphyxier.

J'entends au loin des bribes des propos du Dr Frost me tirer de mes pensées.

« Cancer de stade IV... Scanner... IRM... chimiothérapie... hormonothérapie... radiothérapie... alopécie... »

Stade IV... Je tremble. J'ai froid. La perspective d'inverser les rôles, de devenir cette patiente fragile et mortelle suscitant de la pitié me donne envie de hurler. J'ai la nausée, mal au plus profond de mon être.

Je montre du doigt « le haricot » sur ma table de chevet. Étrange mot pour décrire cet objet qui n'a rien d'appétissant. Belle métaphore ! Alexandre me tend le récipient, bientôt un incontournable de mon quotidien. Je pleure. Je vomis. Mes tripes se tordent dans mon ventre. Les spasmes envahissent mon abdomen de manière incontrôlée. Je rejette toute la colère et l'effroi face à cette annonce redoutée et cette mort s'approchant si dangereusement de moi, m'éloignant de l'immensité de la vie. Cette vie que j'aime tant. J'ai peur. Pourquoi moi ? Triste sort pour l'infirmière que je suis. Cette blouse blanche n'est donc pas un bouclier protecteur ? J'apprends au contraire à mes dépens qu'elle me permet une clairvoyance terrible.

« Madame Martin, ce que je vous annonce est difficile, j'en suis navrée. J'aurais aimé avoir des nouvelles plus rassurantes... »

Alexandre est abasourdi, désarmé. Des semaines sans dormir, tout comme moi, épuisé et abattu par la sentence. En témoignent son dos courbé et son regard perdu dans le vide. Toutes ces journées à faire des examens, imaginant le pire, envisageant surtout l'espoir. Etre renvoyée de médecin en médecin, de spécialiste en spécialiste. Répéter inlassablement mot pour mot les symptômes, témoin de l'incapacité du corps médical à se coordonner. Ils se renvoient la balle telle une boule perdue dans un flipper. Sauf que la boule c'est moi ! Le système va si mal et les patients trinquent. Me remémorer le parcours du combattant pour arriver jusqu'à cet instant me file une nouvelle fois la nausée.

Alexandre me regarde de ses yeux rouges et larmoyants. Me regarde-t-il déjà avec ses filtres mentaux auxquels il ne peut échapper, prisonnier de ses croyances profondes? Pensant « elle va mourir ».

Je vais mourir.

« Ma chérie... Delfine, ça va ? ».

Je suis en effet comme évanouie. La tête révulsée en arrière. Il doit penser que je fais un malaise.

« Delfine, réponds-moi...

- Mr Martin, Delfine va bien... Enfin... Elle a besoin d'un petit temps je pense. Ce que je vous annonce est difficile à intégrer...

- Va-t-elle s'en sortir docteur ?

- Je vous ai présenté les étapes à venir. Il va falloir être patient et faire le point avec les médecins qui suivront votre femme au fur et à mesure ».

Botter en touche. Une spécialité médicale. Ces paroles ne sont guère rassurantes. Je tente de chasser toutes mes pensées parasites en gardant mes yeux clos. L'idée de me confronter à ces regards modifiés par le spectre de la maladie me glace le sang presque autant que le verdict lui-même. Je ne veux pas de ces yeux de compassion insupportable, ni que quiconque ressente ma souffrance et encore moins être le témoin du changement des comportements à mon égard. J'aimerais simplement disparaitre aux confins d'un monde invisible et immortel.

Alexandre m'appelle à nouveau. Doucement cette fois, me suppliant presque. Mais aucun son ne sort de ma bouche, mes dents s'entrechoquent mécaniquement. Ma gorge serrée en étau et ma bouche sèche m'empêchent de déglutir. Je suis pétrifiée. Je le regarde, muette et mortifiée.

Les minutes défilent. Des minutes durant lesquelles je m'enferme dans un mutisme impénétrable. Les yeux toujours clos, perdue dans mes pensées et mes peurs. Je m'isole pour analyser mes ressentis de l'intérieur et porter mon attention sur mon « moi » profond, pour me canaliser. Les questions se succèdent et m'obsèdent, martelant mon cerveau. Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Comment vais-je supporter l'arsenal de traitements ? En ai-je envie ? Ai-je le choix ? Que dire à Tiago ? Autant de questions sans réponse.

Le médecin quitte la chambre. Nous nous retrouvons seuls, les yeux dans les yeux. Nous fondons instantanément en larmes. Je sors enfin de mon silence.

« C'est horrible... murmuré-je en reniflant, je me l'étais imaginé... je me doutais bien qu'il y avait une chance sur deux que ce soit ça... mais c'est tellement dur... stade IV !! Tu te rends compte ? Mais pourquoi n'ai-je rien senti avant ?! ».

Je pleure à chaudes larmes. Alexandre essaye de se maîtriser.

« Ma chérie, arrêtes... tu n'y es pour rien. Ça va aller, je suis là....».

Alexandre était resté debout tout ce temps, il s'installe sur le fauteuil, abasourdi. Je reste allongée anéantie. Le ciel nous est littéralement tombé sur la tête. Il est lourd et sombre. Il nous enfonce et nous écrase contre le sol sans que nous parvenions à nous échapper. La pression intense me donne l'impression d'être sur le point d'exploser.

La vie est injuste. Nous formons une famille heureuse tous les quatre. En rencontrant Alexandre au lycée, je n'imaginais pas lui offrir ce destin tragique…

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