2017 – 19 ans

6 minutes de lecture

Rien n’a changé. Je me sens toujours aussi étrangère au monde. J’ai toujours ces pensées sombres. Je fais ce qu’on attend de moi : j’étudie les mathématiques, parce que « j’en ai les capacités ». Je déteste ça, mais je valide tout, sans effort.

Cette année, j’ai franchi un cap. J’ai pris rendez-vous chez une psychologue.
Le premier, je l’ai annulé. Y aller, c’était admettre qu’il y avait un problème. Mais l’idée a continué de me hanter. J’ai fini par y aller.
Je voulais une réponse à cette question qui tournait en boucle : Et si j’étais autiste ?

Bien évidemment, cette idée n’a pas germé de nulle part. C’est la suite logique de nombreux éléments. Tout a commencé par des repas en famille durant lesquels des commentaires fusaient innocemment :
« Dis donc, tu n’aurais pas un petit côté autiste par hasard ? », « Pourquoi est-ce que tu remets chaque pion dans sa plaque ? Tu sais que ça se jette ? Tu ne serais pas un peu autiste sur les bords ? », « Ah, tu alignes les petits trains ? C’est typique Asperger, ça. »
Aucune de ces phrases n’a été prononcée avec méchanceté. C’en est même devenu un jeu, à la longue. Cela ne m’a absolument jamais blessée : j’en riais moi-même volontiers. Mais ça me questionnait tout de même. Est-ce que ce n’étaient que des paroles en l’air pour souligner des comportements peu ordinaires ? Ou est-ce que c’était plus profond que ça ?

Après avoir lu et relu de nombreux articles sur le sujet, fait des tests bidon sur internet, j’ai décidé d’y réfléchir méthodiquement, point par point.

Depuis aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu un penchant très poussé pour la symétrie et le rangement. La table doit être dressée d’une certaine façon : en alternant les couleurs des assiettes, en plaçant tous les couverts exactement dans le même sens. Les pions de jeu doivent être correctement alignés au plateau et les uns aux autres, les cahiers rangés du plus grand au plus petit dans le cartable, les livres par ordre alphabétique des auteurs dans la bibliothèque. Les volumes sonores ne peuvent être que sur des chiffres terminant par 0, 2, 5 ou 8. Et j’ai une haine énorme pour les tableaux qui ne sont pas exactement droits ou alignés à ce qui les entoure.
Et pourtant, malgré tout ça, je suis la personne la moins organisée du monde. Ou plutôt, je suis organisée dans le chaos. Je connais l’emplacement de chaque chose, pourvu que ce ne soit pas rangé. Paradoxal, effectivement.

Mon rapport aux autres aussi me questionne.
Je ne déteste pas le contact humain — je ne le comprends pas. Le second degré me perd. Je prends tout au pied de la lettre ou inversement. Je n’arrive pas à avoir d’empathie spontanée pour les personnes qui m’entourent. Lorsqu’on me parle d’une situation difficile que je n’ai pas vécue, je suis incapable d’y trouver une solution ou de comprendre l’émotion qu’elle provoque. Je dois constamment me baser sur mes propres expériences personnelles. Et le pire, c’est lorsque je me retrouve face à une personne qui pleure. Là, je me sens complètement démunie.

Être dans un groupe me fatigue énormément, car je ne peux m’empêcher de vouloir suivre toutes les conversations en même temps.

J’ai des centres d’intérêt que l’on pourrait qualifier de très spécifiques. Dans la vie, j’aime trois choses : la musique, l’équitation et le contact avec les enfants.

La musique, c’est, je pense, ma plus grande passion. Une activité qui se pratique en solitaire et qui ne nécessite aucun échange oral. Bien évidemment, qui dit musique en solitaire dit que vous ne me verrez quasiment jamais jouer devant un public — sauf si je n’ai absolument pas le choix. Au grand étonnement de mon entourage, j’ai pendant longtemps pris des cours de théorie sans jamais prendre de cours de pratique. Je vois la musique comme une langue étrangère : la parler, c’est une chose, mais il faut d’abord la comprendre et savoir l’écrire. Et ce qui est sûr, c’est que pour comprendre la musique, on n’a pas besoin de la pratiquer devant un public. De cette façon, je suis certaine que personne ne pourra me demander de me produire sur scène.

Dans l’équitation, je retrouve encore ce côté solitaire. C’est bien plus simple de se faire comprendre par un cheval que par un être humain, selon moi.

Et enfin, les enfants. Comprendre un adulte, je ne sais pas faire. Il faut décoder ses mots, mais aussi ceux qu’il ne prononce pas. Il faut analyser l’expression du visage, l’intonation de la voix… Tous ces éléments sont à prendre en compte quand on souhaite comprendre un adulte. Un enfant, c’est tellement plus simple. Quand il pense une chose, il la dit. Il n’y a pas de détour. Toutes les émotions se lisent si facilement sur le visage d’un enfant. Et lorsqu’il n’apprécie pas une situation, c’est tout de suite clair et explicite.
Je n’ai pas besoin de me passer et repasser les conversations que j’ai avec un enfant. Si j’ai prononcé des paroles qui n’ont pas plu, je le saurai. Et ainsi, je saurai aussi si ce que j’ai dit a été compris comme je l’ai souhaité.

Dernier point qui m’a permis d’étayer ma réflexion : mon intellect. Dit comme cela, ça paraît très égocentrique, j’en ai conscience. Et pourtant, j’ai toujours su que j’étais intelligente. Cela se voyait à l’école, depuis toujours. J’ai une logique assez développée. Donnez-moi une énigme ou une suite de nombres à compléter, et je saurai probablement la résoudre rapidement, sans trop de difficulté. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui ne souhaitent plus faire ce type de jeu avec moi, comme les escape games par exemple. Je pense aussi pouvoir dire que j’ai une mémoire visuelle très performante. Lors de mes révisions de cours, j’étais capable de donner la réponse à une question mais aussi l’emplacement exact de celle-ci dans le cours.
J’ai regardé la série Dr House durant mon adolescence. Maintenant, il me suffit de revoir l’introduction d’un épisode pour me souvenir exactement du mal dont souffre le patient.

Et malgré cette mémoire, j’ai énormément de mal à regarder de nouveaux films ou à lire de nouveaux livres. Je me complais dans ce que je connais.

Enfin, j’ai beaucoup de mal à fixer mon attention sur une seule chose. Mon cerveau fonctionne tellement — et tellement vite — que je suis obligée de faire plusieurs choses en même temps. Je suis, par exemple, capable de regarder un film tout en lisant un livre. Et le plus étonnant, c’est qu’ainsi, j’arrive mieux à les comprendre tous les deux.

En mettant tout ça à plat, j’ai réalisé que l’hypothèse de l’autisme méritait d’être prise au sérieux.
Autiste Asperger, ou « autiste de haut niveau » — un terme que je déteste. Je ne veux pas être vue comme supérieure à qui que ce soit. Mais c’est comme ça qu’on l’appelle.

La psychologue m’a écoutée. J’ai déroulé ma liste, point par point. J’ai un peu atténué certains détails, par peur d’être jugée.
À la fin, elle a été claire : je devais consulter quelqu’un de spécialisé en autisme. Mon profil était trop complexe pour elle.

Retour à zéro.

Quelques semaines plus tard, nouveau cabinet, nouvelle psy. Mais là encore, ça coince. Je connais les attentes. Je donne les bonnes réponses, celles qu’on veut entendre. J’atténue ce qui me dérange. Je me comporte comme si je passais un test.

Le verdict tombe : « On ne sait pas. »

Trop autiste pour être normale. Trop normale pour être autiste. Ou peut-être ai-je trop bien joué la comédie ?

Des années de doutes, de mal-être, de questions… pour finir dans ce flou.
Au début, je me dis que ce n’est pas si grave. Ce n’est qu’un mot. Je suis moi, c’est ce qui compte, non ? Et pourtant… Ce mot, je l’aurais accueilli comme une clef. Il aurait expliqué tant de choses.

Il m’aurait permis de respirer.

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