Chapitre 1
Deux jours avaient passé depuis son anniversaire, et les vacances touchaient à leur fin. Le ciel d’un bleu pâle s’étendait au-dessus de la petite ville, où les derniers parfums d’été commençaient déjà à se fondre dans l’odeur des cartables neufs et des cahiers vierges.
Dans sa chambre encore un peu en désordre, Éléa repliait un sweat à capuche bleu nuit avant de le glisser dans son sac. Autour d’elle, une pile de fournitures attendait sagement : des stylos triés par couleur, des carnets à spirales, une trousse neuve. Elle avait préparé ses affaires avec soin, presque avec tendresse. Tout devait être prêt pour demain.
Elle s’arrêta un instant, les mains sur son sac, puis regarda par la fenêtre. Le vent faisait frissonner les feuilles du chêne dans le jardin. Rien n’avait changé. Et pourtant, au fond d’elle, une inquiétude persistait depuis ce rêve. Celui du frère de Léa. Elle secoua la tête. Ce n’était qu’un cauchemar. Juste un rêve étrange, comme elle en avait parfois. Camille lui avait dit de ne pas s’inquiéter, et Camille avait toujours raison.
Le lendemain matin, Éléa descendit à la cuisine, prête à repartir pour une nouvelle année. Sa mère lui servit un chocolat chaud dans son mug préféré, celui avec le renard endormi.
« Bonne rentrée, ma chérie. »
« Merci, maman. » Éléa sourit, mais n’ajouta rien. Une boule d’angoisse restait logée dans son ventre, discrète mais présente.
Elle retrouva Camille et Maëlys devant le collège. Les trois filles se sourirent comme si l’été ne s’était jamais terminé.
« T’as encore grandi, Maëlys ? Sérieux, t’es presque à la hauteur de M. Lefèvre, maintenant ! » lança Camille en riant.
« Et toi, t’as pas changé, toujours en train de parler trop fort, » répondit Maëlys avec un sourire moqueur.
Éléa ria doucement. Ça lui faisait du bien, cette normalité, cette chaleur. Elles marchèrent vers le bâtiment principal, où les élèves s’agglutinaient en grappes nerveuses, cherchant leurs amis, scrutant la liste des classes.
« Vous croyez qu’on sera encore ensemble cette année ? » demanda Éléa.
Camille croisa les bras. « Si on nous sépare, je fais grève. »
Elles découvrirent avec soulagement qu’elles étaient dans la même classe. Dans la cour, avant la sonnerie, Éléa chercha du regard un visage en particulier. Timothé. Il était là, adossé à un mur, en train de discuter avec ses amis. Son sac à moitié ouvert pendait à son épaule.
Elle le regarda un peu trop longtemps.
« Oh-oh… » souffla Camille, moqueuse. « Elle fixe Timothé comme si c’était du gâteau. »
Éléa sursauta. « Quoi ? Pas du tout ! »
Maëlys haussa un sourcil. « Si si. Regarde ses joues… tomate cerise. »
« C’est juste que je me demandais s’il avait toujours la même coupe de cheveux, voilà. » tenta Éléa, rouge pivoine.
Camille éclata de rire. « Bien sûr. Et moi je regarde les garçons pour vérifier la symétrie de leurs oreilles. »
La sonnerie retentit, les interrompant dans leurs taquineries. Elles montèrent en classe, leurs pas résonnant sur les escaliers gris.
La journée commença doucement, les professeurs faisant leur traditionnelle rentrée : règlements, emploi du temps, sourires polis.
Lors du deuxième cours, Éléa remarqua que Léa n’était pas là. La place près de la fenêtre, où elle s’installait toujours, restait vide.
Camille chuchota : « T’as vu ? Léa est pas venue. »
« Elle doit être malade, » murmura Éléa. Une vague de tension glissa dans son dos. Elle se força à respirer. Ce n’est qu’une coïncidence. Rien d’autre.
À midi, les trois filles s’installèrent à leur table habituelle dans le réfectoire. Le brouhaha des élèves résonnait, entre couverts qui s’entrechoquaient et éclats de voix.
« Alors, vous avez vu Margaux ? Elle est revenue avec une frange. Une vraie catastrophe. » dit Maëlys.
Camille hocha la tête avec un air faussement choqué. « On dirait qu’elle a coupé ça avec une cuillère. »
Éléa éclata de rire malgré elle. « Arrêtez, vous êtes horribles. »
« Non mais sérieusement, » reprit Camille en chuchotant. « Elle a dit à tout le monde qu’elle allait changer de style pendant l’été. Si c’était ça, elle aurait dû y renoncer. »
Elles ricanèrent ensemble, savourant ce moment d’insouciance. Puis elles retournèrent en cours.
En classe de français, Mme Durand, leur enseignante préférée, entra avec un sourire.
« Aujourd’hui, je vais interroger quelqu’un pour commencer l’année en beauté… » Elle balaya la classe du regard, puis s’arrêta sur Éléa. « Éléa ? Tu veux bien nous lire un extrait du chapitre que vous deviez préparer ? »
Le cœur battant, Éléa se leva, ouvrit son livre et lut. Sa voix était claire, posée. Elle connaissait bien le texte. À la fin, Mme Durand sourit.
« Parfaitement récité, bravo. Tu mérites ton autocollant. »
Elle lui tendit un petit sticker doré en forme d’étoile. Les élèves autour d’elle murmurèrent, certains levèrent les yeux au ciel, d’autres applaudirent timidement.
Camille lui glissa à voix basse : « Étoile d’or pour notre élue. »
Éléa rougit, mais un petit sourire naquit au coin de ses lèvres.
Après les cours, elle rentra chez elle à pied. Les feuilles mortes crissaient sous ses pas. L’air sentait la terre humide et la rentrée.
Quand elle franchit la porte, elle sentit immédiatement une tension inhabituelle.
Sa mère était assise à la table de la cuisine, les mains croisées devant elle, le regard perdu par la fenêtre.
« Maman ? » Éléa s’approcha. « Ça va ? »
Sophie se tourna lentement vers elle. Elle avait les yeux rougis. « Assieds-toi, ma chérie. »
Le cœur d’Éléa se mit à battre plus vite. Elle tira une chaise et s’assit, silencieuse.
« J’ai appris quelque chose ce matin… Le frère de Léa a eu un grave accident de moto. »
Un frisson glacé remonta le long de la colonne vertébrale d’Éléa.
« Il est… ? » souffla-t-elle.
Sa mère hocha la tête lentement. « Il est dans le coma. Ils ne savent pas encore s’il va se réveiller. »
Le sang quitta le visage d’Éléa. Elle se leva d’un bond, recula d’un pas, comme si une main invisible venait de lui frapper la poitrine.
Non. Ce n’est pas possible. Ce n’était qu’un rêve. Juste un rêve…
Mais tout était là, exactement comme elle l’avait vu.
Éléa resta figée, debout, les yeux écarquillés.
Sa mère la regardait avec inquiétude.
« Tu es toute pâle, Éléa… Ça va ? »
« Je… » Elle inspira un grand coup, comme si l’air lui manquait. « C’est juste que… C’est choquant. »
Elle mentait.
Ce n’était pas seulement choquant. C’était effrayant. Parce que cette scène, elle l’avait déjà vécue. Deux nuits plus tôt. Dans un rêve. Un rêve si précis, si réel… Elle avait vu le garçon, le choc, la moto qui glissait sur le bitume mouillé, la sirène au loin, les cris.
Et maintenant, tout cela se produisait vraiment.
Elle s’assit de nouveau, mais ne toucha pas à son goûter. Le chocolat chaud refroidissait dans la tasse, intact. Elle n’arrivait pas à détacher ses pensées de cette idée : Et si ce n’était pas un rêve ordinaire ?
Sa mère reprit, d’une voix douce :
« Les parents de Léa sont à l’hôpital. Apparemment, c’est arrivé hier soir. Il roulait trop vite… Il aurait perdu le contrôle dans un virage. Les médecins ne donnent pas encore de pronostic. »
Éléa sentait son cœur battre si fort qu’il lui faisait mal.
Ce n’est pas possible. Ce n’est pas réel. Ce n’est qu’une coïncidence…
Et pourtant, une petite voix au fond d’elle murmurait : Tu savais. Tu l’as vu. Tu aurais pu… prévenir ?
Mais qui l’aurait crue ?
Personne.
Pas même elle, s’il s’agissait d’une autre.
Sa mère continua, troublée :
« Tu te souviens de Léa ? C’est la fille que tu vois parfois dans la cour. Elle est dans ta classe, non ? »
Éléa hocha la tête, sans un mot.
« Elle ne viendra sans doute pas en cours cette semaine. Et… je pense que ce sera dur pour elle. »
« Oui… je comprends. » murmura Éléa.
Le reste de la soirée se passa dans un brouillard. Éléa monta dans sa chambre plus tôt que d’habitude, laissant son téléphone silencieux sur le bureau. Camille avait envoyé un message sur leur groupe :
Camille : “Toujours pas de nouvelles de Léa. J’ai entendu dire qu’un truc grave était arrivé. Vous savez quoi ?”
Maëlys avait répondu :
Maëlys : “Rien de précis. Mais y’a une rumeur qui tourne. Son frère aurait eu un accident…”
Éléa n’écrivit rien.
Elle éteignit la lumière et se glissa sous sa couette. Mais au lieu de dormir, elle fixa le plafond dans l’obscurité.
Pourquoi ce rêve ? Pourquoi moi ? Et pourquoi ça se réalise ?
Elle essaya de se convaincre que c’était le fruit du hasard, une coïncidence tragique. Mais ce n’était pas la première fois. Il y avait eu ce cauchemar sur une voisine de l’immeuble, l’an dernier. Le lendemain, on avait appris qu’elle était tombée dans les escaliers.
Mais elle n’avait jamais osé en parler. Qui la croirait ?
Le lendemain matin, elle se réveilla d’un sommeil agité, encore hantée par l’image du garçon allongé, inconscient, entouré de médecins pressés. Elle se changea machinalement, prépara son sac, descendit prendre son petit-déjeuner. Sa mère ne parla pas beaucoup, l’air toujours troublé.
Au collège, le couloir semblait plus silencieux que d’habitude. Les nouvelles s’étaient répandues comme une traînée de poudre.
« T’as entendu ? Le frère de Léa est dans le coma. »
« Apparemment, il faisait de la moto sans casque. »
« Mais Léa, elle est bizarre aussi, non ? Genre, elle a toujours l’air tendue. »
« En tout cas, c’est chaud. »
Camille l’attendait à l’entrée de la salle de classe.
« T’étais pas sur le groupe hier. Ça va ? »
Éléa haussa les épaules. « Un peu fatiguée. »
Maëlys fronça les sourcils. « Tu faisais la tronche hier soir. Tu vas pas me dire que c’est à cause de l’accident ? »
Éléa hésita, puis dit :
« C’est juste que ça m’a touchée. Même si je le connaissais pas trop. C’est... dur. »
« C’est vrai que c’est flippant. En plus, il était super jeune. Dix-sept ans, non ? »
La sonnerie les interrompit. Le cours d’histoire commença, mais Éléa avait du mal à se concentrer. Elle fixait les lignes de son cahier sans les lire, obsédée par une seule question : Était-ce le début ? Est-ce que ça allait recommencer ?
À la pause, alors qu’elle sortait dans la cour, elle croisa du regard une silhouette au loin : Mélissa, une élève connue pour sa méchanceté gratuite et ses remarques cassantes. Elle discutait avec deux autres filles, Amandine et Carla.
Éléa sentit une vague étrange remonter en elle.
Et si… ?
Non. Elle n’avait pas rêvé d’elles. Pas encore. Mais le simple fait d’envisager que d’autres rêves pourraient annoncer d’autres drames la rendait malade.
À midi, le réfectoire était plus calme qu’à l’accoutumée. Beaucoup d’élèves parlaient de l’accident, comme s’il s’agissait d’un fait divers lointain, sans émotion. Éléa restait silencieuse, piochant son repas sans appétit.
Camille et Maëlys tentaient de relancer la conversation sur un sujet plus léger.
« Bon, vous avez vu le nouveau prof d’anglais ? Il est tout jeune. Je pense qu’il vient d’avoir son diplôme. »
Maëlys roula des yeux. « Camille, t’as encore envie de draguer un prof, hein ? »
« Moi ? Jamais ! » répondit Camille avec un sourire en coin.
Mais Éléa n’entendait qu’à moitié. Son esprit était ailleurs.
Le soir, elle rentra chez elle sans un mot. Sa mère l’observa en silence.
« Tu veux en parler ? »
Éléa secoua la tête.
« Non. Je suis juste fatiguée. »
Mais à l’intérieur, tout bouillonnait. Des questions, des peurs, une vérité impossible à formuler.
Et si je pouvais vraiment voir l’avenir ?
Et si les autres le savaient un jour ?
Elle sentit un frisson la parcourir. Non, personne ne devait savoir. Pas même Camille. Pas encore.
Pas tant qu’elle ne serait pas sûre…
Pas tant qu’elle ne comprendrait pas pourquoi elle rêvait de catastrophes.
Pas tant qu’elle ne saurait pas si elle pouvait empêcher ce qui allait arriver.
Mais au fond d’elle, une certitude naissait.
Ce n’était que le début.
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