Chapitre 1

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Julien

Matin du 7 Mars 1898

- VALENTINE EST ARRIVÉE ! hurla Benjamin, les mains autour de la bouche pour donner plus de portée à sa frêle voix. VALENTINE EST ARRIVÉE !

  Julien, qui travaillait dans un coin du salon, n'eut pas à attendre bien longtemps pour voir ses condisciples dévaler les escaliers en trombe et rejoindre hâtivement l'arrière-cour. Ils riaient, se bousculaient en se couvrant précipitamment, avant de disparaître dans le jardinet.

  Intrigué, il reposa son ouvrage sur le guéridon et les suivit à pas de loup dans la cuisine qui donnait directement accès à la cour intérieure. Il était curieux, il devait l'admettre.

  D’ordinaire, et contrairement à ce qu’il avait plus craindre, la vie de l’Étoile Bleue n’était pas faites que fêtes orgiaques et démesurées. La luxure se bornait heureusement à ce qu’il se passait dans les chambres, et pour ainsi dire, Julien n’en avait encore rien vu. En deux semaines, il n’en avait entendu que la rumeur – et cela lui était bien suffisant.

  Au contraire, les journées dans la Maison n’étaient faites que de monotonie et d’attente pour des hommes enfermés qui n’avaient le droit de sortir sous aucun prétexte. C’était presque avec une certaine déception que Julien avait découvert que le quotidien d’une prostituée n’était fait en réalité qu’un abrutissant ennui.

Dès lors, il se demandait qui était cette Valentine, rare femme autorisée à entrer dans leur prison ? Et quel pouvoir avait-elle pour être capable de la Maison sens dessus dessous ?

- C'est une r'vendeuse, répondit Benjamin à sa question muette. 'Y ramasse les vêtements qu'les bourgeois 'veulent plus, et elle les revend dans les quartiers ! T'peux avoir une bonne veste pour cinq francs avec elle !

  Valentine Tellier était une femme chétive, au long cou et aux pommettes hautes, le dos voûté et le sourire humble. Les turpitudes d’une vie trop longue et qui l'avait rendue veuve, semblaient s'être gravées sur son visage sans pour autant l’altérer. Elle arborait l'expression paisible des gens qui avaient bien vécu, et qui n'aspiraient à rien d'autre qu'à la paix. Elle poussa jusqu'à l'entrée une imposante brouette qu'elle avait grand peine à soulever, et dans laquelle étaient entassés plus de vêtements et de tissu qu'il n'en fallait pour une seule personne.

  Presque aussitôt, les pensionnaires de l’Étoile Bleue plongèrent les mains dedans, et inspectaient chaque pièce avec un rire, cherchant très certainement de quoi plaire à leurs hôtes. Julien eut un rire amer : à se trémousser ainsi autour de cette Valentine, ses camarades lui rappelaient les poules que le grand-père nourrissait tous les matins. Elles gloussaient tout autant.

  Il tendit le cou pour voir Azzeddine tirer sur ce qui avait l’air être une veste. Certains vêtements semblaient encore très beaux, et il se demanda pourquoi leur propriétaire avait cru bon de les jeter.

  La bourgeoisie des campagnes et son besoin irrépressible de faire comme à la ville, sans doute. La province n'avait pas tout le luxe de Paris, mais comme eux, ça organisait des dîners mondains dans la vieille ville royale, ça rivalisait de parures, ça palabrait durant des heures à propos de l’affaire Dreyfus… et ça se débarrassait de ces vieux vêtements passés de goût, pour mieux faire comme à Paris. Tant mieux pour eux !

- Combien pour cette veste ? demanda Azzeddine en lui tendant une pièce de velours bleu de Prusse ornées de boutons dorés.

- Dix francs, répondit Valentine avec un sourire.

- Tu te moques ?! s'agaça Marc. Tu m'as vendu la mienne pour cinq !

- Celle-ci est presque neuve, rétorqua calmement la revendeuse. La tienne avait besoin de retouches.

- Neuve ? Regarde ! Il y a des fils qui ressortent, ici !

  Julien, resté dans l'embrasure de la porte, eut un rire amer. Il avait donc sa réponse. Tout ça, n’était que des frivolités sans intérêt. Las, il retourna dans le salon encore désert et reprit son petit office. Julien s'adonnait, justement, à des travaux de coutures sur les vêtements de ses camarades tandis que derrière lui le gramophone crachotait Les Veuves du Luxembourg de Gabriel Montoya. Julien reprenait les ourlets, rajustait les boutons et raccommodait les trous.

Il avait l'habitude de ces petits travaux féminins. Au pays, sa mère l'avait épargné des travaux agricoles pour lui enseigner les rudiments des tâches domestiques – une chose contre laquelle son père s'était fermement opposé, arguant que les hommes n'avaient pas à tenir une aiguille entre les doigts ! Sa mère avait cependant tenu bon, arguant qu'un homme devait savoir tout faire, y compris raccommoder lui-même ses chaussettes.

Aussi, de s'abaisser à un « travail de femme » ne le dérangeait pas. Même, cela lui convenait parfaitement. Il s'y employait avec zèle, songeant que peut-être – et par miracle ! – s'il s'appliquait bien, on l'y emploierait définitivement. Il avait franchi les murs de cette odieuse Maison depuis deux semaines, et jusque lors, le seul rôle qu'on lui avait attribué était celui d'un domestique. Un fol espoir d'être épargné des travaux de corps était né en lui…

  Ces travaux domestiques, il les exécutait seul, à l'écart. Il s'était fort bien accommodé, acceptant sans rechigner de s'occuper des travaux ingrats. Tant qu'on l'oubliait dans un coin, cela lui convenait. Et il était fort aise de laisser ses condisciples se battre pour quelques chemises. Qu'ils les déchirent, même, si l'envie leur en chantait ! Les raccommoder avait quelque chose de rassurant. C'était un métier qu'il connaissait, et il n'en désirait pas d'autre…

- Quand j'aurai l'âge, affirma le petit Benjamin en s'asseyant sur l'accoudoir, j'aurai moi aussi des beaux vêtements comme eux !

Julien sourit tristement.

- T'es vraiment sûr ? T'as pas envie d'vivre libre, et loin d'ici ? T'as vraiment envie d’faire ce qu'ils font ?

  L'enfant haussa les épaules, avant de se laisser glisser sur les genoux de Julien. Celui-ci eut tout juste le temps de jeter ses aiguilles sur le guéridon pour ne pas blesser ses longues jambes laissées nues par une culotte courte trop grande.

- M'en fiche de devoir faire comme les autres, soupira le plus petit. J'veux juste pas r'tourner à l'orphelinat ! Le maître y nous donnait un coup d’règles dans l'dos quand il était pas d'humeur ! 'Pis on crevait d'la faim !

  Surpris par une réponse aussi franche, Julien reposa les aiguilles sur la table, et, soulevant le petit garçon turbulent par les aisselles, il l'installa correctement sur ses genoux. Il observa un instant ses joues rouges, son petit museau qu'il ferait mieux de moucher et ses yeux sombres qui le regardaient avec innocence. Le plus triste, était qu'il semblait sincère !

- Tu sais au moins ce qui s'passe dans les chambres ? insista-t-il.

- J'ai vu parfois, avoua le petit garçon d’un ton badin. J'ai ouvert la porte d'la Chambre Noire quand Paul y était dedans avec un Monsieur ! 'Y s'est fâché fort ! ajouta-t-il dans un éclat de rire. Y m'a mis une gifle pis, il a fermé la porte mais... j'ai tout vu ! conclut-il fièrement.

  Avec un rire, l'enfant cru bon de préciser que Paul était « tout nu », que le « Monsieur » l'était également, et qu'ils faisaient des « jeux d'adultes, » auxquels il n'avait « pas encore le droit de jouer ! » Julien lui sourit tristement. Un enfant de cet âge ne devrait pas en savoir autant sur ce genre de maisons. D’ailleurs, un enfant de cet âge ne devrait même pas vivre dans ce genre de maison !

- Et toi ? demanda le garçon en se laissant glisser sur le grand tapis aux motifs colorés. T'vas mett'e quoi l'jour où tu entreras dans l'service de la Maison ?

Julien rougit, avant de se détourner, gêné par la question.

- Je ne sais pas ! s'agaça-t-il d'une voix dure. Va voir ce que font les autres et laisse-moi travailler !

L'enfant se redressa maladroitement, et, après avoir épousseté son pantalon, s'enfuit en riant, laissant Julien seul, lui et son malaise qui grandissait.

  Il savait bien que le gosse n’avait pas réellement conscience de la portée de ses paroles. Pour Benjamin, tout n’était qu’un jeu ! Après tout, il vivait dans une belle maison, entouré de gens qui l’aimaient et qui le protégeaient, il mangeait à sa fin et dormait dans ce qui lui semblait être un bon lit, parfois boire le vin des grands…

  Julien ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Contrairement à lui, Benjamin n’avait pas conscience de la perversité des clients, ni même de la prison dans laquelle ils étaient enfermés. Il savait ce qui se passait dans les chambres, mais il ne le comprenait pas , encore. Mais un jour…

  Il sursauta. Il avait repris son ourlet et, sans s’en rendre compte, et s’était enfoncé l’aiguille sous l’ongle. Hébété, il contempla la goutte de sang qui glissa lentement le long de son doigt. Il réprima un tremblement.

  La réalité le rattrapait. Si on lui avait demandé de s’occuper du linge et de cirer les chaussures de ses camarades, ce n’était que le tenir occuper. Mais il devait se rendre à l’évidence : Catherine l’avait acheté pour une raison bien précise.

  Dehors, ses camarades gloussaient toujours. Parce qu’il était plus facile de se mettre en colère que d’accepter une réalité insupportable, Julien se dit qu’ils les avaient assez entendus pour la journée ! Après tout, il n’avait pas quitté sa campagne pour se retrouver de nouveau au milieu d’une basse-cours caquetante ! Il fronça du nez, écœuré par leur comportement.

  Voilà qu’ils se pavanaient avec leurs nouvelles chemises, se demandant ce qui pourrait plaire à leurs salauds ! N’avaient-ils donc aucun amour propre ? Fallait-il vraiment qu’il s’abaisse à leur niveau ? Qu’il s’extasie sur des chiffons ? Allait-on vraiment lui demander de mettre du cœur à l’ouvrage en plus d’écarter les cuisses ?

  Julien ne pu en supporter davantage. Il ramassa brusquement ses affaires, et traversa le salon désert pour s’enfermer dans le boudoir en claquant la porte derrière lui. Ici, au moins, il pourrait se lamenter sur son sort dans le calme !

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