JE l'AIME
Patty rangeait les rayons comme chaque soir. Les livres étaient sa seule compagnie. Elle vérifiait deux fois, trois fois, comme pour combler une absence. Puis, ce soir-là, elle trouva une enveloppe coincée entre deux volumes de poésie. Son prénom, écrit d’une main nerveuse.
Elle ouvrit.
« Votre silence est une musique. Vos yeux, une nuit profonde où je me perds. »
Son cœur s’emballa. Elle se retourna, comme si quelqu’un allait surgir. Mais personne. Elle rangea la lettre contre elle, les mains moites, l’esprit en désordre.
Les jours suivants, d’autres lettres apparurent. Toujours discrètes, toujours brûlantes. Patty se mit à attendre ces signes comme on attend une caresse.
Et puis, il y avait Marc, le jeune bénévole qui venait chaque semaine classer les ouvrages. Il avait ce sourire hésitant, cette manière de rougir quand elle le regardait. Patty se convainquit que c’était lui. Qui d’autre aurait pu ?
Un soir, alors qu’ils rangeaient ensemble :
— « Vous aimez la poésie, Patty ? » demanda-t-il en sortant un recueil de Rimbaud.
— « Oui… surtout quand c’est sincère. Quand on y met le cœur. » répondit-elle, la voix tremblante.
Il sourit poliment, sans comprendre l’ombre de sa phrase. Mais elle, elle y vit un aveu.
Un autre soir, il lui dit en riant :
— « Vous êtes toujours là, même après la fermeture. Fidèle au poste. »
Elle baissa les yeux. Pour elle, c’était une confession déguisée : il l’observait, il savait.
Elle commença à se préparer avant de venir. Un peu de poudre sur ses joues, une robe moins terne. Et Marc le remarqua, bien sûr.
— « Vous avez l’air en forme aujourd’hui. » dit-il simplement.
Mais pour Patty, c’était un compliment, une déclaration masquée. Elle rentra chez elle le cœur battant, relisant les lettres jusqu’à l’aube.
Chaque mot de Marc s’additionnait aux phrases des enveloppes. Ils formaient pour elle un seul discours, une seule voix : celle d’un homme qui l’aimait mais n’osait pas encore se dévoiler.
Sous son oreiller, la pile de lettres grandissait. Dans son esprit, Marc devenait l’auteur secret, le poète discret qui l’avait choisie. Elle commença même à rêver de l’instant où il avouerait tout.
Patty n’était plus la même. Sa démarche s’était allégée, ses yeux brillaient d’une lueur nouvelle. Elle passait des heures devant son miroir, chose qu’elle n’avait jamais faite auparavant. Elle se parfumait, changeait de coiffure, et chaque soir, elle rentrait plus tard, comme si le monde s’était élargi autour d’elle.
Sa mère, Madame Ketline, l’observait en silence depuis la cuisine. Une femme solide, les cheveux toujours tirés en arrière, qui connaissait sa fille mieux que personne. Elle ne se souvenait pas avoir vu Patty sourire autant depuis des années. Mais ce sourire l’inquiétait, car il n’avait pas l’air de s’adresser à la vraie vie.
Un soir, alors que Patty rangeait ses lettres dans une petite boîte qu’elle croyait bien dissimulée, sa mère entra sans frapper.
— « Qu’est-ce que tu caches encore sous ton oreiller, Patty ? » demanda Ketline, la voix douce mais ferme.
— « Rien, maman. Juste des notes… des pensées. » répondit Patty, nerveuse.
— « Des pensées ? Montre-moi alors. »
Patty hésita, serra la boîte contre elle, puis céda. Elle tendit une des lettres. Ketline la lut en silence. Ses yeux se plissèrent.
— « Qui t’écrit ça ? »
— « Lui. » souffla Patty, comme si c’était évident.
— « Lui ? Quel lui ? »
— « Tu le connais pas. Mais il vient à la bibliothèque. Il est discret. Il m’admire en secret. Je le sais. »
La mère posa la lettre, soupira.
— « Ma fille… tu es sûre que ce n’est pas une illusion ? Tu sais, les mots, ça peut mentir. »
— « Non, maman. Cette fois, c’est vrai. Je le sens dans chaque phrase. Je l’aime. »
Le ton était ferme, presque violent. Ketline la regarda, troublée. Patty, d’habitude si terne, avait dans les yeux une flamme qu’elle n’avait jamais vue. Une flamme qui brûlait trop fort.
Les jours suivants, le changement s’accentua. Patty fredonnait en rangeant les livres. Elle achetait des tissus colorés, des chaussures qu’elle n’aurait jamais osé porter. Sa mère la questionnait chaque soir :
— « Tu l’as vu, aujourd’hui ? »
— « Non… mais il était là, quelque part. Il m’observait, je l’ai senti. »
— « Patty, tu rêves… »
— « Et alors ? Les rêves tiennent plus chaud que tes vérités. » répliquait-elle en claquant la porte de sa chambre.
Ketline, seule dans la cuisine, priait en silence. Elle se souvenait de son mari parti trop tôt, de ses propres illusions brisées. Elle savait la fragilité des femmes quand l’amour s’impose sans prévenir. Mais ce qu’elle voyait en Patty, ce n’était pas de l’amour. C’était une fièvre.
Un soir, elle tenta encore :
— « Patty, si tu l’aimes, pourquoi il ne vient pas ici, pourquoi il ne te parle pas en face ? »
— « Parce qu’il est timide. Mais ça viendra. J’attends. »
Elle dit cela avec un sourire absolu, comme si rien ne pouvait l’ébranler.
Et chaque soir, Patty se couchait sur sa pile de lettres, murmurant :
— « Je l’aime. Je l’aime. Je l’aime. »
Pendant que dans l’ombre, les rires d’un pari stupide circulaient dans un bar, loin de la chambre où une femme construisait son monde d’illusions.

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