l’invité involontaire

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Sergile était un homme aux gestes précis et aux habitudes minutieuses, presque ritualisées. Chaque matin, il se réveillait à l’heure exacte où le soleil commençait à éclairer son petit appartement, situé au troisième étage d’un vieil immeuble aux murs jaunis et aux fenêtres tachées. Il avait cette manie de vérifier chaque recoin de son logement avant de commencer sa journée : le robinet de la cuisine, la poignée de la porte, le cadre accroché de travers sur le mur. Même le moindre objet déplacé le mettait dans un état d’alerte silencieuse.

Ses cheveux étaient toujours coiffés avec soin, légèrement en arrière, et ses yeux, d’un bleu clair perçant, semblaient observer chaque détail, même ceux que personne ne remarquait. Sa façon de marcher était mesurée, presque contemplative, comme s’il évaluait chaque pas avant de le poser. Il portait souvent des chemises simples, boutonnées jusqu’au col, et un pantalon sombre, impeccablement repassé. Il avait ce calme étrange qui pouvait autant rassurer que déranger, une présence silencieuse mais insistante.

La journée de Sergile commençait toujours par une routine méticuleuse. Il préparait son café dans une vieille cafetière, mesurait avec précision la quantité de grains, remuait lentement, et s’asseyait près de la fenêtre pour observer le monde extérieur. Il notait parfois sur un petit carnet des détails apparemment insignifiants : le mouvement d’un nuage, l’ombre d’un arbre sur le trottoir, le bruit des pas dans le couloir de l’immeuble. Ces notes semblaient futiles à quiconque, mais pour Sergile, elles étaient la manière dont il comprenait la vie autour de lui.

Ses voisins le connaissaient pas vraiment. Il saluait poliment, parfois timidement, mais jamais avec chaleur excessive. Il aimait la solitude, la tranquillité, et sa vie se déroulait dans un ordre immuable. Cependant, derrière ce calme apparent, il y avait une curiosité inépuisable et une fascination pour les détails que d’autres ignoraient. Il observait souvent les habitants de l’immeuble, notant silencieusement leurs habitudes, leurs gestes répétitifs, et parfois leurs contradictions comiques.

Chaque lundi, sa routine prenait un tournant particulier. Depuis quelques semaines, des bruits étranges traversaient les murs : des cris étouffés, des coups sourds, des gémissements de douleur et de terreur. Sergile ne savait pas quoi en penser au début. Était-ce une dispute banale ? Un voisin violent ? Ou quelque chose de plus étrange ? Sa curiosité le poussait à observer sans intervenir, à noter chaque son, chaque vibration dans les murs. Ces bruits mystérieux devinrent peu à peu le centre de son attention. Il s’approchait de la fenêtre, le front collé au verre, pour écouter et essayer de comprendre ce qui se passait dans l’appartement voisin de Madame Corviel.

Sergile avait cette manie étrange de se perdre dans ses observations, mélangeant fascination et inquiétude. Il riait parfois nerveusement devant les situations absurdes qu’il imaginait derrière les murs. Un vase qui tombe, un rideau qui bougeait sans raison, des bruits qui semblaient défier toute logique : tout cela nourrissait sa fascination. Il prenait des notes dans son carnet, annotait l’heure exacte, le type de bruit, sa propre réaction, comme un scientifique étrange d’un monde invisible.

Sa solitude, sa minutie et son observation constante faisaient de lui un spectateur du monde, capable de voir l’invisible et de remarquer l’insignifiant. Mais tout cela allait bientôt changer. Ce calme rigide, cette routine sans histoire, seraient bientôt bouleversés par la curiosité morbide et la farce macabre de Madame Corviel. Sergile, jusqu’ici simple observateur, allait devenir partie intégrante d’un théâtre grotesque et terrifiant, sans encore le savoir.

Le soir, il refermait son carnet, rangeait son appartement avec la même précision que le matin, et s’asseyait dans son fauteuil préféré, regardant le couloir désert. Les murs de l’immeuble semblaient vibrer avec les échos des cris qu’il entendait le lundi. Il savait que quelque chose se préparait, mais ignorait encore à quel point sa vie tranquille allait basculer. Et dans ce calme, dans ces gestes répétitifs, Sergile restait l’homme attentif, précis, curieux… l’homme parfait pour devenir le pantin de la farce qui allait suivre.

Un lundi particulièrement froid, Sergile décida qu’il devait intervenir. Il se prépara mentalement, vérifia que ses poches contenaient tout : un couteau de poche pour se défendre, une lampe de poche, et… un petit carnet pour noter l’absurdité de ce qu’il allait voir.

En descendant le couloir, il trébucha sur un tapis roulé qui ne lui avait jamais semblé là auparavant. Il se rattrapa de justesse à une poignée de porte qui se décrocha presque, laissant choir un vieux chapeau pointu sur ses pieds. Il glissa encore sur une flaque d’eau inexplicable. À chaque pas, la cave ou le couloir devenaient un théâtre macabre, où la peur et l’absurde se mêlaient.

Lorsqu’il atteignit la porte de Madame Corviel, il hésita. L’air qui s’échappait par l’entrebâillement était chargé d’odeurs contradictoires : moisi, vieux bois, mais aussi… un parfum sucré de gâteau brûlé. Il frissonna, et un rire nerveux lui échappa.

— « Madame Corviel ? » appela-t-il. « C’est Sergile… ça va ? »

Aucune réponse, seulement un bruit de fracas : un poing invisible frappait le mur. Sergile sursauta, et dans un réflexe ridicule, se cogna la tête contre le chambranle. La douleur le fit grimacer, mais il ne put s’empêcher de sourire devant le ridicule de sa maladresse.

Il entra dans l’appartement. Tout était en désordre : les rideaux flottaient légèrement, comme animés par un souffle que personne ne voyait ; un tapis roulé semblait vouloir l’engloutir ; des livres tombaient de manière théâtrale, et des objets disparates — une théière, une pantoufle, un bocal de cornichons — roulaient au sol, créant un chaos à la fois comique et inquiétant.

Puis il vit Madame Corviel. Recroquevillée dans un coin, ses bras marqués de bleus et de griffures, ses yeux écarquillés. Mais au lieu de crier ou de le supplier, elle lui dit :

— « Tu es enfin là… attention, le sol est traître ! »

Sergile cligna des yeux. Elle parlait calmement, presque poliment, mais derrière ses mots, une tension palpable rendait chaque geste grotesque terrifiant. Il fit un pas en avant, glissa sur une flaque d’eau, renversa un vase, et un rat s’échappa du meuble, le mordillant légèrement la cheville.

— « Mais c’est… une farce ? » cria-t-il, la voix tremblante, moitié terrifiée, moitié exaspérée.

La voisine éclata de rire, un rire aigu, effrayant et ridicule à la fois. « Tu ne comprends pas… » dit-elle. « Les coups, les cris… c’est le jeu. »

À cet instant, le sol sous Sergile céda. Il tomba dans un trou caché, glissant sur des cartons poussiéreux, heurtant des bougies éteintes, un squelette miniature et un vieux chapeau pointu. La chute dura une éternité dans son esprit. Et lorsqu’il toucha le fond, il réalisa que ce n’était plus une simple farce… mais un cauchemar comique, grotesque et horrifiant, où chaque danger semblait à la fois réel et ridicule.

Sergile regarda autour de lui : la lumière filtrait faiblement par une fissure, révélant des murs couverts de symboles grotesques, de visages hurlants et de mains tendues. Les objets semblaient animés d’une vie propre. Les rats couraient partout, certains semblant observer, d’autres servant de témoins ridicules de sa chute.

Madame Corviel apparut en bas, avec un sourire satisfait et dramatique :

— « Bienvenue dans la cave, Sergile… tu vas apprendre à jouer à ma farce. »

Et il comprit alors, avec un mélange d’horreur et de rire nerveux, que la violence, la peur, et le grotesque s’étaient fondus dans une seule chose : une farce horrifique dont il venait de devenir l’invité involontaire.

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