Transformation
Depuis ce premier lundi où il avait franchi le seuil de la cave, Sergile ne savait plus vraiment comment les jours s’écoulaient. Chaque descente semblait le tirer, irrésistiblement, comme si les marches elles-mêmes le retenaient et l’engloutissaient dans l’ombre. La pénombre était devenue son compagnon silencieux, et les symboles grotesques sur les murs, ses spectateurs muets, toujours là, toujours immobiles, mais pourtant vivants dans l’esprit de Sergile.
Chaque lundi, Madame Corviel l’attendait avec la même patience infinie, le même sourire étrangement tendre qui lui donnait à la fois envie de fuir et de rester. Le plateau qu’elle lui tendait contenait toujours des plats simples en apparence : un bol fumant, un morceau de pain, quelques légumes. Mais il y avait quelque chose dans l’odeur, un goût métallique, amer, que Sergile ne savait pas nommer. Elle lui disait que c’était pour nourrir “Monsieur Corviel”, et lui, stupéfait, déposait le plateau sur le tabouret vide. Il lui semblait d’abord absurde de parler à ce vide, de sourire à rien, mais peu à peu, il s’y prit, il s’y habitua, il se surprit même à attendre une réponse qui ne venait jamais.
La nourriture, chaque jour, avait un effet qu’il comsmençait à comprendre sans le vouloir. Ses muscles étaient lourds, son esprit plus lent, ses pensées brouillées. Il buvait parfois à même le bol, juste pour goûter ce mélange étrange, et chaque gorgée l’éloignait un peu plus de lui-même. Les nuits suivantes étaient peuplées de rêves bizarres, dans lesquels il se voyait déjà assis sur le tabouret, jouant le rôle du mari invisible, souriant à la pénombre, obéissant à une voix qu’il ne reconnaissait pas comme la sienne.
Madame Corviel l’observait avec une attention presque maternelle. Parfois, elle posait sa main sur sa joue, ses doigts glacés traçant des lignes invisibles sur sa peau, et il frissonnait, incapable de détourner le regard. « Tu comprends maintenant, Sergile… tu es parfait pour lui succéder », disait-elle, et il ne savait plus qui était ce “lui”, mais il sentait son corps répondre avant son esprit.
Au fil des jours, ses gestes devinrent mécaniques. Il parlait moins, et quand il parlait, sa voix semblait appartenir à quelqu’un d’autre. Il restait assis pendant des heures à fixer le coin d’ombre que la chaise vide occupait, et parfois, il se surprenait à sourire, sans raison, à ce vide, un sourire étrange qui ne venait pas de lui. Lorsqu’il se regardait dans le miroir de la cave, il ne se reconnut pas. Ses yeux étaient creux, son visage cireux, son sourire figé dans une expression grotesque. Et Madame Corviel éclatait de rire en le voyant, un rire doux et terrifiant à la fois.
Elle commença alors à lui apprendre les gestes du mari imaginaire. S’asseoir sur le tabouret à l’heure exacte, prendre le bol de la main droite, sourire à la pénombre. Chaque mouvement était répété, chaque geste un rituel qui cimentait sa transformation. Sergile n’était plus Sergile. Il était devenu la marionnette de Madame Corviel, le mari que le village n’avait jamais connu, mais qu’elle voulait voir exister à tout prix.
Et puis vint la veille du 20 septembre. La nuit était noire, l’air lourd, chargé de l’odeur des herbes macérées et de la chaux humide. Madame Corviel le fit asseoir sur le tabouret et lui tendit une coupe fumante. « Bois », dit-elle simplement. Il obéit, sans réfléchir, sans comprendre, ses pensées embrouillées, sa volonté éteinte. Quand il releva la tête, ses yeux étaient vides, ses traits figés, son sourire définitivement installé. « Demain… », murmura Madame Corviel en caressant sa joue, « demain tu seras enfin Monsieur Corviel. » Sergile ne comprit pas complètement ses mots. Il ne savait même pas que ce qu’il allait devenir serait présenté devant tout le village. Tout ce qu’il savait, c’était que sa volonté n’était plus la sienne, que chaque geste, chaque pensée, chaque souffle avait été absorbé par le rôle que Madame Corviel lui imposait. Et ainsi, la transformation était complète.

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