Le Pantin
Le soleil baignait la place du village d’une lumière dorée, mais il y avait quelque chose de singulier dans cette matinée de festival. Les tambours résonnaient avec une régularité joyeuse, les enfants couraient entre les stands de sucreries et de jouets, et l’air était saturé des odeurs de maïs grillé, de pain chaud et de fleurs écrasées sous les pas pressés. Les adultes riaient et bavardaient, les mains chargées de paniers et de sachets de friandises, chacun se pressant pour profiter de ce 20 septembre comme les années précédentes.
Pourtant, un souffle étrange flottait dans l’air, presque imperceptible, comme un voile invisible qui pesait sur la foule. Certains villageois le remarquèrent, froncèrent les sourcils et se regardèrent en silence, un frisson discret parcourant leur échine. C’était un pressentiment, un avertissement sourd que quelque chose allait bouleverser l’ordre du festival.
Dans la maison des Corviel, Madame Corviel préparait Sergile. Il ne parlait pas, ne bougeait pas de lui-même. Ses yeux fixes reflétaient une lueur étrange, un mélange de vide et de lucidité mécanique, tandis que son sourire, trop large, trop figé, déformait son visage d’une manière grotesque. Elle ajusta lentement chaque bouton de sa chemise blanche, replia le pantalon noir ancien avec une précision obsessionnelle et plaça sur sa tête un chapeau qui avait appartenu à un mari qu’il n’avait jamais existé. Chaque geste semblait calculé, chaque mouvement de Sergile parfaitement orchestré par la volonté de Madame Corviel.
— « Aujourd’hui… » murmura-t-elle, la voix tremblante, vibrante d’excitation et de fierté, « aujourd’hui, ils verront… Ma parole ne sera plus un mensonge. »
Elle le guida dans les rues étroites du village, et la foule, rassemblée sur la place principale, s’écarta instinctivement. Les murmures s’intensifièrent. Personne ne connaissait cet homme. Personne ne l’avait jamais vu. Mais la rigidité de sa démarche et l’ampleur de son sourire glacé semaient un malaise immédiat. Les enfants, curieux mais effrayés, s’accrochaient aux bras de leurs parents, tandis que certains adultes échangeaient des regards inquiets.
Lorsqu’ils atteignirent le centre de la place, un silence pesant tomba sur la foule. Les tambours cessèrent. Les cris des enfants moururent. Tous les yeux convergeaient vers Madame Corviel et son étrange compagnon. Certains villageois reculèrent instinctivement, tandis que d’autres, incapables de détourner le regard, restèrent figés, fascinés et horrifiés à la fois.
— « Mes amis ! » cria Madame Corviel, sa voix résonnant avec une force démente, « vous avez toujours douté, vous avez dit que je parlais seule… que j’étais folle… et pourtant… le voilà ! Voici mon mari ! Voici Monsieur Corviel ! »
Des murmures parcoururent la foule. Certains se penchèrent pour mieux voir, d’autres reculèrent, frappés par un sentiment de malaise qu’ils ne pouvaient expliquer. Sergile fit un pas en avant. Son sourire figé ne changeait pas. Ses yeux, immobiles, semblaient scruter un point que nul autre ne pouvait percevoir. Puis, d’un geste lent, il leva la main dans un salut grotesque.
Les villageois éclatèrent de rire nerveusement. Certains riaient pour se rassurer, d’autres pour masquer leur peur. Une vieille femme murmura :
— « Ce n’est pas un homme… ça… ça ne peut pas être… »
Un enfant s’approcha et toucha la main de Sergile. Elle était glacée. L’enfant recula en criant, et son cri se transforma en rire nerveux, vite suivi par des exclamations dans la foule. La confusion et l’étrangeté se mêlaient aux rires. L’absurde et le grotesque avaient pris le pas sur la fête traditionnelle.
Madame Corviel fit tourner Sergile sur lui-même, lui fit lever la main et l’inclina avec une théâtralité excessive. Chaque mouvement semblait conçu pour accentuer le contraste entre la normalité du festival et l’horreur comique de la scène. Les tambours reprirent timidement, mais leur rythme était irrégulier, presque funèbre, et il semblait que la musique elle-même hésitait entre célébration et malaise.
Le maire, méfiant, s’avança :
— « Madame Corviel… c’est bien votre mari ? »
— « C’EST LUI ! » hurla-t-elle, levant les bras vers le ciel.
Sergile fit un pas maladroit, trébucha légèrement sur un ruban qui volait dans le vent, et se releva avec un sourire figé. Les habitants éclatèrent de rire et de murmures nerveux. Les enfants imitaient ses gestes, les adultes se forçaient à sourire, mais la tension restait palpable. Chaque mouvement de Sergile, chaque inclinaison exagérée, chaque sourire grotesque était une pièce du théâtre cruel de Madame Corviel.
Une vieille femme tomba, son panier de fruits roulant sur la place. Un groupe d’enfants cria et courut autour de Sergile, certains essayant de toucher sa main glacée, d’autres imitant son sourire terrifiant. La farce était en plein déploiement : ridicule, terrifiante, et d’une maîtrise parfaite.
Madame Corviel rit alors, un rire aigu, métallique, qui traversa la place comme un coup de vent. Elle serra le bras de Sergile, ses yeux brillants d’une satisfaction presque diabolique :
— « Tu vois… ils pensaient que j’étais folle… mais tu es là. Tu es mon mari. Tu es la farce… Et maintenant, ils la voient. »
Le soleil déclinait doucement. Les tambours continuaient à battre un rythme étrange. La foule oscillait entre peur et hilarité, fascinée par l’improbable spectacle. Sergile leva les yeux vers le ciel, puis balaya la foule de son regard fixe. Un rire, faible mais réel, s’échappa de sa gorge. La farce de Madame Corviel avait réussi. Le festival, autrefois joyeux et familier, avait été transformé en théâtre grotesque et macabre.
Au centre de la place, sous le soleil couchant, Sergile restait immobile, sourire figé, et Madame Corviel, rayonnante de fierté et de cruauté, savait que sa farce venait de franchir un seuil irréversible. Chaque rire, chaque cri, chaque geste de la foule était désormais la preuve vivante de sa puissance, et le festival ne serait jamais plus le même.
Les villageois, après un moment de stupeur, commencèrent à murmurer, hésitant entre fascination et peur. Les rires nerveux se mêlaient aux chuchotements :
— « Mais… comment est-ce possible ? »
— « C’est un pantin… ou un fantôme ? »
— « Je… je n’ai jamais vu un homme comme ça… »
Certains enfants, pourtant encore jeunes et curieux, commencèrent à imiter Sergile. Ils levaient leurs mains comme lui, plissaient leurs yeux dans son sourire figé, et glissaient sur les pierres de la place avec maladresse. Leurs rires s’ajoutaient à celui de la foule, créant une atmosphère étrange : joyeuse et terrifiante à la fois.
Madame Corviel observait tout avec satisfaction. Chaque geste, chaque cri, chaque frisson renforçait sa farce. Elle posa une main sur l’épaule de Sergile et murmura, presque avec tendresse, mais d’une voix glaciale :
— « Regarde-les… ils te voient enfin. »
Sergile tourna lentement la tête, son sourire immuable suivant le mouvement, et ses yeux figés balayèrent la foule. Il fit un pas en avant et trébucha presque sur un ruban de fête tombé au sol, mais se rattrapa avec un geste brusque. Les rires éclatèrent à nouveau. La scène était grotesque et parfaitement orchestrée.
Un vieil homme osa s’approcher, à la fois fasciné et méfiant :
— « Mais… il est… froid… » murmura-t-il, la voix tremblante.
— « C’est normal… » répondit Madame Corviel d’un ton aigu.
Puis un incident grotesque survint. Un panier de pommes tomba d’un stand et roula sur le sol. Sergile fit un pas pour l’éviter, mais glissa sur une pomme, fit un tour complet sur lui-même et tomba presque dans les bras de Madame Corviel. La foule éclata de rire, mais certains reculaient, sentant que ce spectacle était plus inquiétant qu’amusant.
Madame Corviel éclata de rire elle aussi, aigu, métallique, mais un éclat cruel brillait dans ses yeux. Elle releva Sergile et murmura :
— « Tu vois… la farce continue. Tout le village pense te voir… mais personne ne comprend… »
Sergile, malgré son apparence figée, fit un léger mouvement de tête, comme pour répondre à sa maîtresse alors que le soleil descendait derrière les collines, l’air se fit plus lourd. Les rires se mêlaient aux murmures, et les ombres s’allongeaient sur les rubans et les stands. Chaque pas de Sergile semblait plus lent, plus calculé, et chaque mouvement de Madame Corviel plus orchestré.
Un vent léger souleva les rubans et fit danser les ombres sur les murs des maisons. Madame Corviel fit un pas en arrière, bras levés, et un sourire de satisfaction cruelle illumina son visage. Sergile resta au centre, immobile, pantin parfait d’une farce qui ne faisait que commencer...

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