Retour à la case départ
Fox monta les marches quatre à quatre, cherchant à fuir autant l'homme que le poids oppressant de ses propres pensées. Ses pas résonnaient contre les murs froids du couloir alors qu'elle atteignait un étage peu proche. L'abri était vaste et il y avait de nombreux recoins à découvrir. Mais là, elle avait besoin d'air, de solitude.
Elle poussa la première porte entrouverte et s'y engouffra, refermant derrière elle avec précipitation. Son souffle était saccadé et son cœur cognait encore sous l’effet du cortisol.
C'était une pièce vide, ou presque. Un ancien bureau, peut-être. Une simple table, des chaises poussiéreuses et un placard entrouvert révélant quelques dossiers oubliés. Elle s'adossa contre la porte, ferma les yeux et inspira profondément.
Elle pouvait encore entendre la voix de ce type résonner dans son crâne.
"T'as même pas tremblé."
Fox rouvrit les yeux, ses paupières brûlantes d'émotions. Elle serra les poings, s’imposa de chasser ses souvenirs, de faire taire cette maudite question qui tournait en boucle dans sa tête.
Est-ce qu'elle avait aimé ça ?
Un bruit la tira brutalement de ses pensées.
Un craquement d’os ?...
Non.
Un gémissement, quelque part à proximité.
Elle n'était pas seule.
Elle observa autour d’elle, se déconnectant du tumulte de ses pensées et comprit que le bruit ne venait pas de là où elle se trouvait, mais d’une porte entrouverte, conduisant à une autre salle non loin.
Lentement, Fox s’approcha, intriguée. Il lui fallut franchir une série de passerelles en métal, suspendues au-dessus du rez-de-chaussée, pour atteindre une pièce reculée, isolée du reste du bâtiment. Sous ses pieds, l’abri s’étendait, minuscule à une hauteur vertigineuse.
Elle poussa doucement une utre porte.
Elle reconnut immédiatement la silhouette de Vesper, assis dans un fauteuil, tournant le dos à l’entrée. C’était donc là, son antre ?
Un élan la traversa. Après l’altercation avec cet homme du réfectoire, elle avait besoin de se confier, d’entendre une voix qui ne la jugeait pas.
— Vesper ?
Il se tourna brusquement.
Son visage la pétrifia instantanément.
Ses yeux étaient devenus presque translucides, d’une pâleur spectrale. Des stries sombres couraient sous sa peau, tranchant avec son teint habituellement pâle. Ses doigts… ce n’étaient plus des doigts. Ses ongles s’étaient allongés en griffes noires.
Fox eut un mouvement de recul.
Puis ses yeux tombèrent sur son bras. Une énorme seringue était encore plantée dans sa chair, contenant les dernières traces d’un liquide violet qui finissait d’infiltrer ses veines.
Un cri échappa à Fox avant qu’elle ne puisse le retenir.
Vesper eut un mouvement brusque vers elle, son expression figée quelque part entre la colère et la surprise.
Un silence pesant figea les secondes qui suivirent.
Un frisson glacial parcourut l’échine de Fox. Son souffle se bloqua dans sa gorge alors que son corps refusait de bouger.
Ce n’était pas possible.
Ce n’était pas Vesper.
Pas son Vesper.
Et pourtant, c’était bien lui qui la fixait, assis dans ce fauteuil comme s’il venait d’être pris en faute. Son regard, d’ordinaire hypnotique, était spectral, inhumain. Ces stries noires sous sa peau, ces griffes… C’était un cauchemar. Ça ne pouvait être qu’un cauchemar.
La seringue encore fichée dans son bras finit de peindre le tableau d’horreur.
Fox recula d’un pas, son cœur s’accélérant à un rythme effréné.
— Vesper… ? souffla-t-elle d’une voix blanche, à peine plus forte qu’un murmure.
Il cligna des yeux. Un, deux, trois fois. Puis, sauvagement, il arracha la seringue de son bras. Son souffle devint erratique, son torse se souleva de manière désordonnée. Ses doigts griffus se crispèrent sur l’accoudoir du fauteuil, comme s’il luttait contre quelque chose.
Fox fit un autre pas en arrière.
— C’est moi, Fox… Tout va bien, d’accord ?
Elle essayait de garder sa voix calme, posée, mais l’angoisse tordait son estomac.
Vesper tourna la tête vers le plafond brutalement puis revint vers elle avec une lenteur terrifiante. Ses prunelles translucides la traversèrent comme une lame glacée.
Puis il ouvrit la bouche.
Sa voix, rauque, brisée, s’éleva dans l’air oppressant de la pièce.
— Qu’est-ce que… tu fais là ?
Son ton n’avait rien de l’homme qu’elle connaissait. Elle était désincarnée, d’outre-tombe. S’y mêlait une forme de bestialité et de… peur ? Non. Pas peur. Douleur.
Fox sentit sa gorge se serrer.
— C’est plutôt à moi de te poser la question… Qu’est-ce que tu fous, Vesper ? Qu’est-ce que tu viens de t’injecter ?
Il baissa les yeux vers son bras, comme s’il prenait conscience de la seringue qu’il tenait toujours entre ses griffes noires. Ses mains tremblèrent, puis il envoya voler l’objet contre le mur opposé, qui se fracassa dans un tintement sec.
Il se leva de façon soudaine et renversa le bureau sur son passage. Il trébucha en avant, puis se redressa aussitôt, une expression animale déformant ses traits.
Il souffla, et sa voix n’était plus qu’un grondement.
— Il faut… que tu partes.
Encore bouleversée émotionnellement, elle ne parvint pas à dépasser son aversion violente.
C'était un monstre.
Sous l’injonction, elle recula si vite qu'elle vint heurter la cloison derrière elle. Ses mains tâtèrent fébrilement, cherchant la sortie.
"Mais qu'est-ce que c'est que cet endroit ?" hoqueta-t-elle horrifiée.
Elle ne chercha pas à comprendre. Son instinct lui hurlait de fuir, avant qu'il ne se jette sur elle, avant qu'il ne soit trop tard…
… avant qu'elle ne lui fracasse le crâne avec une machette...
Elle trébucha en trouvant la porte ouverte et s'y engouffra. Elle courut sur la passerelle, traversa l'autre pièce et dévala les escaliers. La panique pulsait dans ses veines, brouillant tout raisonnement. Ses pas résonnèrent sur le métal des marches, chaque bruit lui donnant l’impression que Vesper était juste derrière, prêt à la rattraper. Mais elle ne se retourna pas. Pas question de voir ce qu’il était devenu.
Elle déboula dans l’escalier, se retenant au mur pour ne pas tomber, le cœur battant à tout rompre.
Sa chambre apparut devant elle comme un refuge éphémère. Elle y fonça, balança son sac sur son épaule sans même vérifier son contenu. Peu importe. Partir. Maintenant.
Alors qu’elle atteignait le couloir menant aux sorties, une voix familière l’arrêta net.
— Fox ?
Maddox.
Il fronça les sourcils en la voyant dans cet état.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je me casse d’ici !
Il plissa les yeux, cherchant à lire entre les lignes.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Faisant fi de la carrure du colosse, la jeune femme ne ralentit pas et le bouscula pour forcer le passage. Elle approcha sa main du système de déverrouillage de la sortie.
Maddox grogna sous l’impact, surpris par la force et la détermination de Fox. Mais il se reprit vite. Son bras réagit aussitôt, se tendant pour bloquer la route de la jeune femme avant qu’elle n’atteigne le panneau de commande.
— Fox, qu’est-ce que tu fous ?! s’exclama-t-il, sa voix peinant à contenir son incompréhension.
Son regard chercha le sien, y lisant une panique brute, presque animale. Son souffle était court, son expression déformée comme une bête traquée prête à mordre. Il ne l’avait jamais vue dans un tel état.
— Laisse-moi sortir, Maddox, gronda-t-elle entre ses dents, son ton plus proche de la supplique que de la menace.
Il ne bougea pas.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Fox pouvait sentir le poids de son questionnement sur elle, cherchant à dénouer une situation qu’il cernait déjà comme explosive. Mais avait-elle seulement envie de lui expliquer ?
Haletante, hors d'elle, elle restait bloquée sur sa main devant le panneau de déverrouillage. Son cerveau tournait à vide. Les images de Vesper monstrueux, les paroles du type du réfectoire, le craquement du crâne qui se brise sous la machette, le hurlement du gars au supermarché, tout tournait en boucle dans son esprit.
Elle jeta un regard noir à Maddox.
— Laisse... moi... sortir.
Maddox ne bougea pas d’un pouce. Son expression se durcit, mais trahissait une inquiétude sincère.
— Pas comme ça, Fox, souffla-t-il d’une voix plus basse, plus calme.
Il ne tenta pas de l’attraper, ni de la forcer à parler, mais il restait solidement campé devant elle, son bras toujours en travers du chemin.
— Qu’est-ce qui t’a foutu dans cet état ? Tu crois vraiment que je vais juste te laisser filer dehors, toute seule, sans rien dire ?
Sa voix se fit plus grave, plus ferme.
— T’as survécu jusque-là, parce que t’as été maligne. C’est quoi ton putain de plan, là ? Crever dehors juste pour fuir un truc dont tu veux pas me parler ?
Fox serra les poings. L’adrénaline lui criait de pousser plus fort, de courir, de s’échapper. Mais une autre voix, plus sourde, plus lointaine, lui murmurait que Maddox n’était pas son ennemi.
La main de la jeune femme s’éloigna enfin du mécanisme, laissant sans doute croire quelques vagues secondes à Maddox qu’elle avait renoncé, mais son index se brandit en direction des passerelles métalliques au-dessus de leur tête.
— Tu veux vraiment qu’on parle du monstre que vous hébergez dans cet abri ? vociféra t-elle, assez fort pour attirer l’attention de quelques survivants non loin. Vous attendez quoi ? Qu’il vous bouffe ?
Elle émit un rire de mépris en secouant la tête. “C’était évidemment trop beau pour être vrai… c’est chaque fois pareil… y a toujours un truc, un loup, un piège…”
Son regard se reporta sur Maddox :
— Moi je vais pas attendre que tout parte en vrille à l’intérieur. Je sens bien que je ne suis pas la bienvenue de toute manière… (elle lança un coup d’oeil vers les habitants qui commençaient à se regrouper, intrigués par l’esclandre et elle aperçut le type du réfectoire qui se joignait aux badauds, bras croisés, l’air satisfait). Je me suis très bien débrouillée toute seule jusqu’ici et je compte bien reprendre là où je m’étais arrêtée. C’est pas contre toi Maddox, t’es un type bien. Et si tu étais malin, tu ne resterais pas non plus.
Elle eut un dernier mouvement du menton vers les passerelles.
— Maintenant, laisse moi partir.
Il n’y avait plus de colère dans sa voix. Avoir rationalisé et expliquer son choix lui donnait plus d’aplomb. Elle n’en dirait pas plus. Elle espérait que le colosse, celui qui aurait pu devenir un ami, le comprenait.
Maddox resta immobile, cherchant une faille dans son assurance toute neuve. Derrière eux, les murmures s’élevaient parmi les survivants rassemblés. Elle perçut le rire dédaigneux du sale type avec qui elle avait partagé son repas.
Il soupira, croisant les bras, sa mâchoire serrée.
— Un monstre, hein ? Tu veux dire Vesper ?
Le simple fait qu’il prononce son nom donna à Fox un frisson désagréable.
— Je sais pas ce que t’as vu, Fox. Mais lui, il nous a sauvés plus d’une fois.
Il se passa une main sur le visage, le visage las.
— Putain… bien sûr que je vais pas te laisser partir.
Il la pointa du doigt, l’expression dure, mais pas agressive.
— Parce que je sais que t’es pas conne. Et que là, ce que tu fais, c’est une connerie.
Fox pouvait voir l’hésitation en lui, une brèche dans son inflexibilité. Il ne voulait pas la forcer… mais il ne voulait pas non plus la laisser partir.
— Putain, Maddox… m’oblige pas… fit-elle en fronçant les sourcils.
Elle baissa la tête et discrètement, sa main s’enfonça dans son sac à dos.
Elle releva un regard plein de larmes vers le colosse, et le canon du Glock se pointa sur lui.
— J’ai rien contre toi, Maddox, j’te jure… mais… des endroits comme ça, j’en ai vu d’autres, plusieurs fois et je prendrai pas le risque de m’attacher à vous, pour voir tout s’effondrer ensuite. Je suis déjà passée par là. T’as peut être pas vécu ça, t’as eu de la chance, mais moi je ne le revivrai pas. Maintenant… BOUGE !”
Elle avança un peu plus le flingue de la tête de l’homme, sans parvenir à l’atteindre tant il était grand.
A l’entrée de l’abri, les conversations cessèrent brutalement, l’agitation se figea. Tous les yeux se braquèrent sur Fox et Maddox.
Le colosse ne bougea pas. Son attention passa du Glock aux yeux embués de Fox. Son expression changea – ce n’était plus de la fermeté, ni de la colère. Juste une profonde tristesse.
— T’as déjà pointé une arme sur un ami, Fox ?
Sa voix était basse, presque un murmure.
— Parce que moi, j’crois pas que tu sois du genre à le faire.
Il recula d’un pas, non pas par peur, mais pour lui laisser un semblant d’espace.
— Tu crois que partir, c’est la meilleure option. Je le comprends. Mais…
Il désigna l’arme du menton.
— Si tu voulais vraiment partir seule, t’aurais pas besoin de ça.
Un frisson parcourut Fox. Il avait raison. Elle n’avait jamais eu besoin de pointer une arme sur quelqu’un pour obtenir ce qu’elle voulait. Elle s’était toujours débrouillée seule, sans violence inutile. Alors pourquoi maintenant ?
Le regard de Maddox s’assombrit.
— C’est pas l’abri qui te fait peur, Fox.
Il marqua une pause.
— C’est toi-même.
Ses mots résonnèrent comme un coup de poing dans sa poitrine.
Elle flancha un instant, le canon s’abaissa imperceptiblement. Une larme vint mourir sur sa joue alors qu’elle contemplait Maddox. Les battements de son cœur étaient assourdissants. Elle renifla, frotta ses yeux et son nez avec sa manche, avant de décaler son viseur vers le haut.
BAANG.
La détonation surprit tout le monde.
Elle avait tiré en l’air.
— Et pour cause. Tu ferais bien d’avoir peur aussi.
Elle ne précisa pas de quoi, si c’était d’elle… ou du monstre de l’abri, ou encore des connards comme celui avec qui elle avait partagé son repas.
— Je ne le répéterai pas, Maddox. Tu ne peux pas m’obliger à rester. Ouvre cette foutue porte.
Un silence écrasant s’abattit après la détonation. Certains sursautèrent, d’autres reculèrent. Le coup n’avait touché personne, mais il venait de fissurer l’équilibre déjà fragile de la situation.
Maddox resta immobile, fixé sur Fox, sur ce petit bout de femme qui tremblait, qui pleurait, mais qui brandissait encore son arme avec la détermination d’un loup acculé.
Il inspira profondément, ses épaules s’affaissant légèrement.
— Fox…
Il ne chercha pas à l’en dissuader davantage. Il comprit que plus il insistait, plus elle s’éloignait.
Son expression se durcit et il leva lentement ses mains en signe d’apaisement avant de reculer vers le panneau de contrôle. Il s’arrêta juste avant de l’activer.
— Si tu passes cette porte… c’est fini.
Son ton était grave. Il voulait qu’elle comprenne que c’était un point de non-retour.
— Y’aura pas de retour en arrière. Pas de deuxième chance. Si tu sors, c’est pour de bon.
Il appuya sur le mécanisme. Un signal strident résonna et les verrous commencèrent à se désengager avec un bruit sourd.
Les battements du cœur de Fox tambourinaient à ses oreilles tandis qu’un souffle âpre vint lui fouetter le visage, soulevant ses boucles rousses vers l’arrière.

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