Rapprochement
Un martèlement sourd derrière le crâne, une brûlure diffuse sur ses côtes, un poids écrasant dans la poitrine, le poignet droit en miettes, son visage lancinant comme après un match de boxe.
Vivante.
Voilà ce que signifiait la douleur omniprésente dans tout son corps.
Un frisson la parcourut avant qu’elle ne se rappelle.
Elle ouvrit brusquement les yeux et immédiatement, le monde bascula dans une vague de vertige. Le plafond au-dessus d’elle était fissuré, jauni par le temps. L’odeur de poussière et de renfermé flottait dans l’air.
Ses doigts se crispèrent sur un tissu rêche sous elle — un vieux matelas posé à même le sol. Elle n’était pas dehors, mais ce n’était pas la maison des pillards.
Quelqu’un l’avait déplacée.
Un mouvement attira son attention dans un coin de la pièce.
Il était là.
Vesper.
Assis sur une caisse, jambes écartées, bras appuyés sur ses genoux, il l’observait.
Son expression désinvolte avait disparu et sans son sourire, il était méconnaissable… Cette fois, autre chose se cachait dans son regard. Une gravité qu’elle ne lui avait encore pas vue. Il avait l’air fatigué. Pas seulement d’un manque de sommeil, mais d’un poids plus profond, d’un fardeau dont il ne parlait jamais.
Quand il vit qu’elle était réveillée, il haussa un sourcil et se fendit d’un rictus léger.
— T’as une sale gueule, Fox.
Sa voix était sombre, mais il y avait cette familiarité agaçante, cette façon de parler comme si de rien n’était. Comme si elle ne venait pas d’échapper au pire. Comme si lui ne venait pas d’étriper des pillards à mains nues.
— T’inquiète pas, hein. J’ai vérifié, t’as toujours toutes tes dents.
Il tapota sa propre mâchoire en guise de démonstration.
Elle le fixa, son esprit encore engourdi par le sommeil et la confusion. Son cœur battait trop vite. Trop fort.
Il était là. Sous sa forme humaine. Propre, intact, avec cet air détaché qu’elle commençait à bien connaître.
Mais elle se souvenait.
Du monstre.
De ses crocs. Ses griffes. Son expression dans l’obscurité, sauvage, imprégné de sang.
Elle se redressa lentement sur un coude, grimaçant sous la douleur qui lui vrillait les côtes.
— C’est toi qui m’as amenée ici ?
Sa voix était enrouée.
Il hocha la tête, haussant les épaules.
— Ouais. Faudrait que tu fasses gaffe à pas t’évanouir dans des endroits dégueulasses. J’ai pas signé pour jouer les infirmiers.
Il souriait toujours, mais elle savait qu’il l’observait. Qu’il jaugeait sa réaction.
L’espace d’un instant, elle crut voir un éclat d’inquiétude dans ses yeux.
Il attendait qu’elle parle, qu’elle dise quelque chose. Qu’elle pose la question.
Elle se redressa lentement sur ses coudes avant de s’asseoir, grimaçant sous la douleur. Cette fois, elle l’avait échappé belle. Vraiment. Elle croisa le regard de Vesper et s’y perdit, incapable de prononcer le moindre mot. Pourtant, son ton désinvolte l’apaisait, c’était une bouée à laquelle s’accrocher au milieu du chaos de son esprit. Là où les faciès des pillards dansaient encore devant elle, gravés dans son souvenir et la terreur sourde qu'elle avait ressenti, qui avaient laissé des traces dans ses tripes pour des mois certainement. Peut-être des années.
Elle se mordit la lèvre, lutta un instant, puis craqua. Les larmes coulèrent, libérant enfin la tempête qui grondait en elle.
Vesper resta là, silencieux, observant la scène avec une patience contenue, sans esquisser le moindre mouvement. Il avait l’air de comprendre, de reconnaître ce moment sans qu’il n’ait besoin de parler ou de faire un geste réconfortant. Son attitude, aussi implacable et énigmatique qu’il puisse paraître d’habitude, s’adoucit légèrement, mais il ne fit rien pour interrompre la catharsis de Fox.
Les larmes roulaient sur les joues de la jeune femme, inarrêtables, la tension de tout ce qu’elle avait vécu, tout ce qu’elle avait enduré, demandait à s’échapper. Son corps tout entier tremblait de ces sanglots qu’elle n’avait pas laissés sortir depuis trop longtemps. Il n’y avait personne ici pour la juger, juste lui et ce silence qui semblait avaler les sons. Elle se sentit soudainement fragile, vulnérable, comme jamais auparavant.
Après un moment, elle sentit une main se poser doucement sur son épaule, puis une voix basse mais calme :
— T’es encore là. T’as pas succombé à ce monde. C’est déjà bien.
Elle releva la tête, cherchant à lire quelque chose dans les yeux de Vesper. Il avait gardé son air calme et distant, mais cette fois, quelque chose de plus humain se révélait dans son attitude. Ce n'était pas de l'indifférence. Pas cette fois.
Il ne parla pas plus longtemps, ne lui offrit pas de réconfort facile. Il ne cherchait ni à la rassurer avec des mots creux ni à lui donner des leçons. Il se contentait d’être là, silencieux, la laissant reprendre pied. Il l’observait sans détour. Une étincelle dans son regard semblait dire qu’il comprenait exactement ce qu’elle ressentait, qu’il savait qu’il n’existait pas de solution immédiate.
Il s’éloigna d’un pas, lentement, s’étira et d’un ton un peu plus léger, tenta de briser la lourdeur du moment.
— T’es une dure à cuire, Fox. T’as juste oublié un peu comment respirer sous pression. Mais t’inquiète pas. Tu vas t’en sortir. T’as tout mon soutien, même si ça te fout un peu la trouille.
Il s’éloigna d’un pas, la laissant se reprendre. La pièce était emplie de tranquillité, le temps ayant l’air de n’y avoir aucune prise, leur entretien était suspendu dans l’attente du monde.
Il lui adressa un autre coup d’oeil, pénétrant.
— Si tu veux vraiment être capable de faire face à ce qui t’attend… on peut toujours commencer par discuter de ce qui te fait si peur.
La question était là, implicite dans l’air. Peut-être était-il prêt à tout lui expliquer ou peut-être juste à l’écouter. Mais c’était à elle de décider maintenant si elle voulait avancer, comprendre ce qui se cachait derrière cette étrange alliance qui se profilait entre elle et lui.
Elle n’avait pas repoussé sa main quand il l’avait posée sur son épaule. Au contraire, elle regretta qu’il ne lui offre rien de plus. Ce vide en elle, cette détresse assourdissante, aurait pu être comblée par la simple chaleur d’un contact, d’un corps contre le sien. Mais privée de ce réconfort, elle se força à ravaler ses sanglots.
"Tu es une dure à cuire." Peut-être. Mais pour une fois, elle aurait aimé ne pas l’être. Elle aurait voulu s’effondrer, pleurer, qu’on la rassure, qu’on lui mente même, qu’on lui dise que tout allait s’arranger. Elle aurait voulu y croire, juste un instant. Elle aurait fait semblant. Mais puisqu’on ne lui laissait même pas cette illusion, elle se renferma, repoussant ses cheveux en bataille. Pourtant, lorsqu’elle parla, sa question fut bien moins directe qu’elle l’aurait cru :
— Comment on a pu en arriver là ? Comment... tout s'est cassé la figure ? J’arrive même plus à m’en souvenir…
Elle parlait de l’effondrement du monde, bien sûr. Mais Vesper comprit qu’il ne s’agissait pas uniquement de ça. Ce n’était pas seulement la société qui s’était brisée. C’était quelque chose en elle, quelque chose qu’elle tentait désespérément de raccrocher, une mémoire fuyante dans un brouillard trop dense. Vesper resta silencieux un instant après sa question, observant Fox d'un air pensif.
Il soupira doucement, un sourire qui n’atteignait pas tout à fait ses yeux se dessinant sur ses lèvres, ce sourire c’était une manière de se défendre. Puis, il s’assit sur un coin de meuble, croisant les bras, semblant choisir soigneusement ses mots.
— C’est une bonne question, Fox. Mais si t’espères une réponse simple, tu vas attendre longtemps. Tout ça, c’était pas juste un accident. Pas une catastrophe naturelle ni un virus incontrôlable. Non, c’est un enchevêtrement de décisions stupides, d’indifférence, d'avidité. Il y a eu des signes, tu sais, des petites fissures, mais les gens… enfin, tout le monde pensait que ça passerait. C’est toujours comme ça, hein ? Quand tout va bien, t’as toujours l’impression que ça pourrait durer pour toujours. Enfin… qu’est ce que j’en sais, moi, hein ?
Vesper laissa un léger rire amer lui échapper, mais son expression se faisait plus dure.
— Et puis, un jour, j’imagine… ça se fissure un peu plus, ça se craque. Une crise, une guerre… et tout s'effondre. On ne s'y attend pas, ou alors on s'en fout.
Il se leva, se dirigea vers la fenêtre et fixa l'horizon pendant un instant.
— C’est prévisible, pourtant. La société avait un pied dans la tombe, mais personne ne s'en est soucié. Les gens étaient trop occupés à courir après leurs petites vies confortables pour voir la fin venir. Et quand c’est arrivé… bah, la panique a pris le relais et tout s’est écroulé sous leurs pieds. Rapidement, après, tout ça… c'est devenu secondaire. Parce qu'une fois la merde en place, t’as plus le temps de réfléchir, tu fais juste ce que tu peux pour rester en vie.
Il se tourna vers elle, grave, pesant chacune de ses paroles.
— Je pense que tu sais ce que ce monde a perdu, Fox. Cette sécurité qu’on pensait acquise. Mais moi… ce qui m'a détruit, c’est pas l'effondrement. C’est que tout le monde a été aveugle. Et qu’ils ont laissé faire. Même si, finalement, c’est ce bordel qui m’a permis d’exister enfin…
Un air sombre passa fugacement sur son visage, puis il s'assit de nouveau, plus près d'elle cette fois, avec un petit sourire qui semblait plus sincère. Il ne voulait pas trop la brusquer, mais il voulait aussi qu'elle comprenne quelque chose.
— Et toi, qu’est-ce que tu as vraiment perdu ? Parce que ça, c’est une question à laquelle personne ne répond jamais vraiment.
Il se redressa légèrement, attendant sa réponse. C’était sa façon à lui de poser un autre genre de question, un appel indirect à se reconnecter, à comprendre où elle en était dans tout ce chaos.
Elle l’écouta attentivement, ses paroles la ramenant en arrière. Il visait juste, elle avait senti les choses glisser, échapper à tout contrôle. Et comme tant d’autres, elle n’avait rien fait. Rien de significatif, en tout cas, pour empêcher la chute. Aurait-elle seulement pu changer quoi que ce soit ? Elle en doutait. Tout le monde en doutait.
Pourtant, quelque chose la fit tiquer.
— Arrête… les mons…
Elle s’interrompit, gênée.
— Enfin… les créatures. Tous ces humains dont les gènes ont dévié, muté, qui sont devenus… incontrôlables. Il y a forcément une raison à ça.
sa mémoire se perdit un instant. Personne n’avait jamais rien expliqué. Les infos, les radios, tout avait cessé de fonctionner avant que la vérité ne puisse éclater.
— Un laboratoire qui aurait laissé échapper une saloperie ? Des radiations ? Autre chose ? Comment ça a pu arriver ?
Ses yeux tremblèrent légèrement alors qu’elle cherchait une réponse dans ceux, trop clairs, de Vesper. Une explication, du sens, n’importe quoi pour mettre des mots sur l’incompréhensible.
Puis, plus bas, dans un souffle :
— Et toi… qu’est-ce que tu es ?
Enfin, la question avait été posée. Elle ne le lâchait plus du regard.
Vesper laissa un silence s’installer après la question. Il se leva lentement de son siège, il cherchait ses mots, une brume de méfiance et de résignation se glissant dans ses gestes. Il s’attendait à cette question, il savait que c'était inévitable, qu'elle finirait par lui demander.
Il fixa un instant la fenêtre, observant l'horizon comme s'il cherchait à déchiffrer un monde qui n'était plus qu’une ombre lointaine. Puis, il se tourna vers elle, son sourire disparu, remplacé par une sincérité mal à l’aise, mais néanmoins pleine de gravité.
— Tu veux une réponse logique ? Une explication qui fasse sens ? Ou tu préfères que je te dise la vérité ? Parce que… tu sais, parfois, la vérité, elle fait plus mal qu'une simple conspiration ou un accident.
Il haussait les épaules, cette question n’en était même plus une pour lui. Il s’avança doucement vers elle, sans se précipiter, sans rien cacher de sa posture. Il y avait de la douceur en lui, mais aussi une lueur de... fragilité, peut-être. Peut-être que pour la première fois, lui aussi, il était en train de se poser des questions qu'il n’avait pas osé affronter.
— C'est vrai, il y a eu des rumeurs. Des laboratoires. Des choses qui ont échappé à leur contrôle. Des expérimentations, des erreurs… mais Fox, la vraie question, c’est pourquoi ils ont laissé faire. Pourquoi les gens ont préféré tourner la tête. La vérité, c'est que des petites choses se sont mises en place et à un moment, il n’y avait plus de retour en arrière.
Il revint s’asseoir à côté d’elle, plus proche cette fois, sans se soucier de maintenir une distance. Ses yeux se fixaient sur le sol, mais ses mots étaient clairs, porteurs d’une gravité qu’il n’avait pas l’habitude de montrer.
— Je pense que les créatures… ces mutants, ce sont à la fois des victimes collatérales mais je pense aussi que ça a toujours existé… d'une certaine manière. Et avec l’aggravation de tout, les conditions ont accéléré tout ça. Et, pour ce qui est de moi…
Il la contempla enfin dans les yeux, désarmé.
— Je suis un peu de tout ça, Fox. Une expérience. Une saleté de mutant. Peut-être pas tout à fait ce que tu imagines, mais suffisamment… proche. Je ne suis pas vraiment humain. Mais je ne suis pas un monstre non plus.
Il hésita, mais une fois de plus, il se força à être transparent, ne voulant pas cacher plus de choses, bien que cela semblait le tourmenter.
— Mais tu veux savoir quelque chose ? Je suis sûrement plus proche des monstres que des hommes. Et c’est ce qui me fait peur, tu vois… Parce qu’ils sont encore vivants, ceux qui ont commencé à détruire ce monde. Et il y a un bout de moi qui… craint de faire partie de l’origine de tout ça.
Il s’arrêta un instant, portant ces paroles à bout de lèvres tel un fardeau dont il était prêt à se délester. Ses yeux se baissèrent..
— Je suis ce que je suis et je fais ce que je peux. J’ai pas de réponses pour tout, mais... je peux te protéger. C’est tout ce que je sais faire.
Il attendait maintenant sa réaction. Il avait dit ce qu’il fallait, pas ce qu'il voulait. Mais elle, avec tout ce qu’elle avait traversé, devait comprendre. Et elle devait décider, aussi.
Le cœur de Fox avait doublé de volume dans sa poitrine tandis qu'elle l'écoutait. Mais même s'il se révélait et que cela semblait être un exercice difficile pour lui, il tournait autour du pot, il ne lui disait pas tout. Elle le contemplait, parcourant chaque détail de sa peau pâle, ses cils ourlés de bruns qui faisaient ressortir ses yeux trop clairs, ses lèvres fines d'un rose diffus. Elle hésita avant de poser une question de plus :
— Et… ce liquide violet ? À quoi il sert, exactement ?
Vesper ne répondit pas immédiatement. Il sembla réfléchir longuement à la question, son regard se perdant à nouveau dans le vide. Ses doigts se crispèrent légèrement autour de ses genoux, ses yeux fixant l’horizon, peut-être pour y chercher un peu de paix intérieure, mais il n’en trouvait aucune.
Finalement, il se tourna lentement vers elle, sérieux, légèrement mélancolique, donnant l’impression qu’il venait de dévoiler une partie de son âme et que la discussion se dirigeait vers un territoire bien plus dangereux.
— Le liquide violet… Il soupira, une pointe de fatigue dans la voix, et se leva légèrement, cherchant sans le dire à se dégager de cette conversation qui l’acculait. C’est... un stabilisateur, un garde-fou. Il empêche la mutation de prendre trop de place, trop de pouvoir sur moi.
Il se mordilla la lèvre inférieure et poursuivit, s’enfermant dans un ton distant.
— Je... Je suis une aberration, Fox. Un monstre, selon tes propres mots. Je ne dois avoir d’humain que l’apparence, c’est ce que tu voulais entendre ? Et ce liquide, ça m’aide à garder intacte cette apparence. Mais aussi… à garder le contrôle. Sans ça, les gènes mutants prennent le dessus. C’est… c’est difficile à expliquer, mais c’est comme si une autre partie de moi se libérait, dévorant tout sur son passage. Je... J’en ai besoin régulièrement. C’est devenu une nécessité.
Il se tut un instant, les yeux désormais fuyants, les mots lui brûlant la langue. Il déglutit, se ressaisit et fixa Fox avec une sincérité brutale.
— C'est un deal. Le liquide me maintient stable, mais il me garde aussi dans une sorte de... cage. C’est un poison, mais c’est le seul moyen d’éviter de devenir ce que je pourrais être. Ce que... ce que j’étais destiné à devenir, à l’origine.
Il détourna légèrement les yeux, honteux de son propre corps, de ce qu'il était et ce qu'il devrait peut-être toujours être.
— Ça me permet de fonctionner comme un humain. Mais chaque dose est plus forte, plus urgente à mesure que le temps passe. Si je n’en ai pas, je ne suis plus qu'une bête. Et si j'arrête trop longtemps… je peux tout perdre.
Il s'arrêta là, la vérité étant désormais partagée, d’une manière dure, sans retour en arrière. Il n'était plus vraiment un homme, mais quelque chose entre deux mondes, prisonnier d'une transformation qu'il ne pouvait pas totalement contrôler.
Il attendit, sa poitrine se soulevant légèrement au rythme de sa respiration, ses yeux rivés sur elle, attendant qu'elle juge, qu'elle comprenne ou simplement qu’elle lui réponde.
La colère avait quitté Fox, tout autant que la peur. C’était troublant de réaliser à quel point la seule présence de cet homme suffisait à l’apaiser. Sans même y penser, sa main vint se poser sur la sienne.
Elle ne trouva rien de plus à dire qu’un simple :
— Merci.
Ses yeux firent le reste.
Puis, au bout de quelques secondes, elle revint sur la question qu’il lui avait posée plus tôt.
— Qu’est-ce que je crois qu’on a perdu ?
Un vague sourire effleura ses lèvres.
— Moi, ce que j’ai vraiment perdu… c’est ma connexion aux autres. Je n’arrive plus à faire confiance, à croire que je ne vais pas être trahie… pour un morceau de pain ou une place dans un abri. Je n’arrive plus à m’attacher…
Les mots lui coûtaient, son front plissé en témoignait. Pourtant, elle soutint son regard, hésitante.
— Enfin…
Elle inspira profondément avant de lâcher, plus bas :
— Je crois que c’est ça qui me fait peur, en ce moment. Quelque chose que je croyais mort en moi… est en train de renaître. Et ça me terrifie.
Sa voix s’éteignit, ses yeux toujours ancrés dans ceux de Vesper.
Il resta silencieux pendant un long moment, écoutant ses paroles avec une attention sincère. La douceur de sa voix, la vulnérabilité qu'elle laissait percer, éveillait en lui un étrange mélange d'empathie et de protection. Lorsqu'elle posa sa main sur la sienne, il sentit son cœur se serrer. Pas par obligation, pas par pitié, mais par un sentiment étrange de proximité, de connexion. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas ressenti cette... chose. Cette sensation qu'il n'était pas seul, même dans un monde aussi brisé. Ses doigts se refermèrent doucement sur les siens, sans hésitation, sans chercher à se défendre.
Quand elle évoqua sa peur de s'attacher à nouveau, Vesper comprit. Il savait ce que c'était que de se laisser emporter par des émotions, de se laisser aller à la connexion humaine, puis de voir tout s'effondrer. Les trahisons, les abandons, les souvenirs douloureux... ces cicatrices restaient là, invisibles mais imprimées pour toujours. Ils avaient tous perdu quelque chose. Et elle, plus que beaucoup, semblait avoir perdu sa foi en l'autre, en ce lien fragile qu’ils avaient autrefois tous partagé.
Il fixa ses yeux, cherchant quelque chose à lui dire. Il se sentait impuissant, mais il savait que parfois, les mots n’étaient pas nécessaires.
— C’est normal de ne plus savoir à qui faire confiance.
Il soupira profondément, expulsant un poids qui, lui aussi, s'était accumulé au fil des années.
— Je pense qu’on a tous ce genre de peur, surtout dans ce monde. Quand on perd tout, qu’est-ce qu’il reste ? Pour n’avoir aucun regret, il faut ne jamais rien avoir possédé…
Il observa leurs mains, toujours jointes, puis releva le regard, son expression s’adoucissant.
— Je crois que... c'est une part de ce qui a été perdu. La confiance. Mais on peut la retrouver. Pas de tout, peut-être. Mais il y a des gens qui, malgré tout, en valent la peine. Ça, c’est ce qu’on doit retrouver.
Il s'éclaircit la gorge et ajouta, d’un ton plus léger, cherchant à s’échapper de cette tension qui planait dans l’air.
— Je suis loin d’être un expert, mais... tu n’es pas la seule à avoir peur de ça, tu sais. Peut-être même qu'on a tous perdu de cette capacité à s'attacher, à se donner complètement. Mais... ça peut encore changer. C’est ce que je me dis. Tout n’est pas fini.
Vesper resta là, un moment, à la contempler, ses yeux sincères, inquiets, cherchant à capter une lueur d’espoir dans ses yeux. Il attendait sa réaction, sans pression, sans attentes.
L'instant était suspendu, ce lien qui était en train de se créer entre eux, Fox aurait presque pu le toucher tant il était fort en cette seconde. Elle sourit, sincère, traversée par une lointaine sensation de petites bulles dans le fond du ventre quand il lui serra la main.
Un bruit lointain brisa soudain le moment. Un grésillement étouffé, à peine perceptible, mais suffisant pour faire tressaillir Fox et tendre Vesper tel un animal en alerte. Son regard, qui quelques secondes plus tôt était empli de douceur, se durcit immédiatement. Il lâcha sa main et tourna la tête vers la fenêtre, son ouïe bien plus fine que la sienne captant déjà quelque chose.
Fox, elle, ne percevait maintenant plus qu’un vide inquiétant. Pourtant, son instinct lui soufflait que quelque chose n’allait pas. Elle connaissait ce sentiment, ce frisson glacial qui courait le long de sa colonne vertébrale quand un danger approchait.
Vesper ne bougea pas tout de suite, mais il s’était redressé imperceptiblement, son corps tendu, prêt à réagir. Il déclara d’un ton sérieux.
— Reste ici.
Sa voix n'était qu’un murmure, mais il n’y avait rien de tendre cette fois. Juste un ordre, sec, précis.
Il se leva sans un bruit et s’approcha lentement de la porte. Il colla son oreille contre le bois, puis ses yeux clairs cherchèrent la fenêtre de la pièce, jaugeant rapidement la situation.
Et puis, Fox entendit à son tour.
Un bruit de pas. Plusieurs. Des ombres se déplacèrent derrière la vitre, furtives mais organisées. Ce n’étaient pas des errants, ni des monstres. Trop discrets, trop méthodiques. Des humains. Des pillards ? D’autres survivants ?
Le cœur de Fox accéléra, sa main cherchant son Glock par pur réflexe.
Vesper jeta un regard inquiet à Fox, le souvenir de la nuit précédente lui revenant avec violence. Elle n’était pas prête à affronter un nouvel assaut.
— Je vais voir ce que c'est. Si ça tourne mal... Il hésita une seconde avant d’ajouter, Tu cours.
Il se glissa hors de la pièce, silencieux comme un fauve en chasse.
Fox se retrouva seule et le calme qui l’entoura lui parut suffoquant.

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